L’Arabie Saoudite annule trois milliards de dollars de subventions à l'aide militaire française au Liban
Par Kumaran Ira
23 février 2016
Vendredi dernier, l’Arabie saoudite a annoncé qu’elle allait supprimer une subvention de trois milliards de dollars destinés à l’achat d’armes françaises par l’armée libanaise et de suspendre un milliard de dollars d’aide aux services de sécurité intérieurs du Liban. Cette décision est une réaction aux inquiétudes saoudiennes croissantes quant aux liens entre le Liban et l’Iran, principal rival régional de l’Arabie Saoudite.
La décision d’abandonner ce financement militaire était une conséquence de « positions libanaises hostiles résultant de la mainmise du Hezbollah sur l’État, » a dit l’Agence de presse saoudienne, SPA. Elle citait une source officielle disant que l’influence accrue du parti Hezbollah, soutenu par l’Iran, dans les affaires libanaises avait miné les liens libano-saoudiens.
Le programme « Donas » d’aide militaire financé par l’Arabie saoudite avait été annoncé en décembre 2013 par le roi Abdullah et devait financer l’achat d’armes et de matériel français par les forces armées libanaises. L’accord entre la France et l’Arabie saoudite fut signé à la fin de 2014.
La subvention saoudienne était trois fois supérieure au budget annuel libanais de la Défense, qui est de 1,2 milliard de dollars. Le programme comprend l’expédition de véhicules, d’hélicoptères, de drones, de canons et d’autres équipements.
Après une première livraison de 48 missiles antichars Milan en avril dernier, le programme a été retardé par les autorités saoudiennes qui ont demandé un réexamen de certains aspects de l’accord, selon une source française. Mais le ministre français de la Défense Jean-Yves Le Drian déclarait plus tard que « l’exécution de Donas [avait] repris normalement à la fin de 2015 » comme en témoignait la signature de contrats avec les entreprises concernées. Cela incluait un accord pour environ 200 véhicules blindés.
Riyad aurait abandonné son aide militaire au Liban en représailles du refus du Liban de soutenir une résolution de l’Arabie saoudite contre l’Iran, après que des foules en colère ont attaqué l’ambassade saoudienne à Téhéran en début d’année, en réponse à l’exécution par l’Arabie Saoudite du religieux Shia Nimr Al-Nimr. Depuis, Riyad et Téhéran ont interrompu leurs relations diplomatiques.
SPA a déclaré que Riyad avait abandonné l’accord en raison de la « non-condamnation des attaques flagrantes contre l’ambassade saoudienne à Téhéran et de son consulat général à Mashhad, contraires au droit international et aux normes diplomatiques. »
« L’Arabie saoudite juge ces positions regrettables et injustifiées », a encore dit SPA. L’agence estime que la décision libanaise est « incompatible avec les relations fraternelles entre les deux pays et ne prend pas en compte leurs intérêts. »
Mais, liés à la colère saoudienne devant l’attitude libanaise face à Téhéran, il y a dans la crise de la guerre syrienne et des zigzags toujours plus erratiques de la politique impérialiste des enjeux beaucoup plus vastes. Initialement, guidée par Washington et les pouvoirs européens, l’Arabie saoudite avait poussé à un renversement du régime syrien de Bachar al-Assad en attisant la guerre civile, en armant et finançant diverses milices islamistes sunnites réactionnaires, dont Al-Qaïda et ses affiliés.
En 2013 et 2014, Riyad voyait l’aide militaire au Liban comme essentielle pour acheter de l’influence au plan régional et contrer la Syrie et l’Iran par une politique agressive. À l’époque, la France prenait une position belliqueuse à l’égard de Téhéran et du gouvernement syrien. L’Iran et le Hezbollah jouaient d’autre part un rôle central aux côtés de la Russie dans la sauvegarde du régime Assad contre les pouvoirs de l’OTAN, fournissant un soutien militaire à Assad contre les islamistes soutenus par les Saoudiens.
Mais les conditions politiques sous-tendant l’accord franco-libano-saoudien ont explosé face à l’escalade rapide de la guerre syrienne et les développements régionaux associés. Parmi ceux-ci, la signature par les États-Unis de l’accord nucléaire avec l’Iran et les rivalités de plus en plus acerbes provoquées en Europe par la remilitarisation de la politique étrangère de l’Allemagne et la montée de l’hégémonie allemande dans l’Union européenne.
Après la signature d’un accord sur le programme nucléaire de Téhéran en juillet dernier, les États-Unis et les pouvoirs européens ont levé les sanctions économiques contre l’Iran et renouvelé les relations diplomatiques et économiques. Paris a vu l’accord nucléaire avec Téhéran comme une occasion de renforcer les intérêts des entreprises françaises et de retrouver son influence dans une économie de 400 milliards de dollars avec les quatrièmes plus grandes réserves de pétrole du monde et un marché de consommateurs de près de 80 millions de personnes. Des entreprises françaises ont signé récemment des contrats représentant des milliards de dollars avec l’Iran lors d’une visite du président Hassan Rouhani à Paris et à Rome.
Par ailleurs, depuis que la Russie est intervenue militairement en Syrie pour soutenir Assad l’an dernier, la politique française et celle de l’Arabie saoudite envers la Russie ont de plus en plus divergé, malgré que la France soit toujours hostile à Assad. Alors que l’Arabie Saoudite a soutenu pendant des décennies des groupes islamistes hostiles à la Russie au Moyen-Orient et en Eurasie, remontant à la guerre soviéto-afghane de 1979-1987, les relations françaises avec la Russie se réchauffent sensiblement.
Quelques jours seulement avant que l'Arabie saoudite annule l’accord, les signes d'un rapprochement franco-russe dirigé contre l'Allemagne étaient devenus visibles. A la conférence de Munich sur la sécurité, le premier ministre français Manuel Valls a publiquement attaqué la politique allemande dans la crise des réfugiés syriens comme inacceptable pour la France et ainsi soutenu le premier ministre russe Dmitri Medvedev qui avait, la veille, qualifié la politique allemande de « stupide ».
Cela a provoqué une vaste réaction dans les milieux de la politique étrangère et dans les médias, y compris chez les éléments pro-américains dans les médias français. Ancien rédacteur en chef du Monde, Natalie Nougayrède a écrit une colonne dans le Guardian déclarant: « Paris ferait bien de rétablir les ponts avec Berlin – et rapidement. [La chancelière allemande Angela] Merkel a gardé le silence sur cet épisode lamentable, mais ne pensez pas que le dommage ne soit pas réel. »
Face à un revirement de la politique de Paris et à l’intensification de sa crise financière et politique intérieure alors que ses revenus s’effondrent en raison de la crise des prix du pétrole, la monarchie saoudienne ne voyait manifestement aucune raison de continuer à financer les relations militaires franco-libanaises. Au moment où il prépare sa propre intervention militaire en Syrie, Riyad craint que l’aide militaire au Liban ne puisse tomber dans les mains du Hezbollah et de l’Iran.
Riad Kahwaji, directeur de l’Institut pour l’analyse militaire du Golfe et du Proche-Orient, un groupe de réflexion basé à Dubaï, déclare à ce sujet: « Cela montre qu’il y a une analyse du royaume estimant que le gouvernement libanais a très peu de contrôle sur les affaires du pays, le Hezbollah et l’Iran ayant un contrôle majoritaire sur les affaires du Liban. »
Sami Nader, directeur de l’Institut du Levant pour les affaires stratégiques, de Beyrouth, a déclaré à Bloomberg « l’Arabie saoudite est incapable de garantir que les armes françaises ne tomberont pas dans les mains du Hezbollah dont les combattants soutiennent le gouvernement du président Bachar al-Assad dans la guerre en Syrie... Du moment que le Hezbollah, leur ennemi acharné, a la haute main sur le système de prise de décision du Liban, les Saoudiens ne savent pas où va l’argent, et qui le contrôlera. »
Au Liban, les milieux politiques sunnites ont exhorté l’Arabie saoudite à reconsidérer sa décision d’arrêter l’aide. Le premier ministre libanais Tammam Salam a dit : « Nous avons été désolés d’apprendre la surprenante décision du royaume saoudien d’arrêter l’aide à l’armée et aux forces de sécurités intérieures » et il a appelé à un « réexamen de la décision. »
(Article paru d’abord en anglais le 22 février 2016)