L'égalité, les droits de l'Homme et la naissance du socialisme
Par David North
31 mai 2012
Conférence prononcée par David North, secrétaire national du Parti de l'égalité socialiste (US), le 24 octobre 1996 à l'Université du Michigan
Nous arrivons maintenant à la fin d'une campagne présidentielle qui, même selon les normes politiques contemporaines des États-Unis, est exceptionnelle pour ce qui est de sa banqueroute intellectuelle et morale.
La campagne présidentielle semble en effet être devenue un rituel revenant tous les quatre ans, un événement faisant suite automatiquement, sans raison particulière, aux jeux olympiques d'été. Hormis les candidats élus, les principaux bénéficiaires du processus électoral sont les maisons de sondage, les agences de publicité, les conglomérats des réseaux qui les diffusent et, bien entendu, les entreprises ayant dépensé des centaines de millions de dollars pour financer les candidats des partis démocrate et républicain. Ainsi, le processus électoral n'offre aucun forum permettant la discussion et l'examen de questions politiques et sociales sérieuses.
Dépourvues de tout contenu démocratique, les élections revêtent un caractère rituel. Dans un pays de près de 300 millions d'habitants, les alternatives politiques ne sont définies que par deux partis entre lesquels n'existe aucune différence politique digne de ce nom. Pour justifier l'exclusion des deux débats télévisés de Ross Perot, sans parler des autres partis comme le Parti de l'égalité socialiste, la commission officielle a déclaré qu'elle ne présentait que les candidats viables, c'est-à-dire ceux qui ont une chance plausible de remporter l'élection.
Or, aucun effort n'a été fait pour justifier cette décision sur la base de principes démocratiques. La démocratie américaine est en effet tellement pourrie que les débats des candidats sont organisés comme s'il s'agissait de rencontres sportives. En fait, les règles de qualifications pour les épreuves sportives sont encore plus objectives que celles des débats électoraux.
La décision de déterminer l'éligibilité au débat sur la base des possibilités de victoire des candidats, transforme en farce les prétentions démocratiques du processus électoral. D'abord, les chances des différents candidats sont déterminées avant même qu'ils aient l'occasion de présenter leurs idées à l'électorat. Ou pour le présenter autrement, le fait de leur accorder cette possibilité dépend du fait qu'ils puissent être réputés gagnants potentiels. Nul besoin de faire preuve de beaucoup de perspicacité politique pour constater que cela n'a rien à voir avec la vraie démocratie.
Néanmoins, le but des élections n'est pas que de gagner. L'une de leurs fonctions les plus importantes est justement de permettre la tenue d'un forum soi-disant public pour discuter d'enjeux importants. Ainsi, lorsque le candidat présidentiel du Parti de l'égalité socialiste, Jerry White, souleva ce point lors d'un débat diffusé à PBS sur le traitement accordé aux candidats des tiers partis, le représentant du journal Detroit News, fut abasourdi. Cette idée ne lui était jamais venue auparavant.
Le principe directeur du processus électoral américain est l'exclusion, et non l'inclusion. La question à poser est: pourquoi est-ce ainsi ? Car il n'est pas seulement question d'exclure certains individus, mais bien de limiter au maximum le nombre d'idées pouvant être communiquées au public. La couverture médiatique des élections est ainsi restreinte à deux partis, et se résume en un débat officiel confiné dans deux prises de positions hautement contrôlées par un modérateur unique.
L'absurdité de cette situation apparaît presque immédiatement si l'on prend le temps d'y réfléchir. Mais pour saisir la cause de cette situation absurde, le processus électoral doit être examiné à la lumière même de la composition et des contradictions sociales de la société américaine. Le rythme effréné et l'importance de la polarisation économique constituent les caractéristiques les plus importantes de la vie sociale actuelle aux États-Unis. Le niveau de stratification sociale est aujourd'hui plus prononcé qu'il ne l'a jamais été depuis les 50 dernières années. Ainsi, au cours des 25 dernières années surtout, une redistribution sans précédent des richesses est survenue, où les avoirs de la classe ouvrière sont allés grossir les comptes de banque de ceux qui contrôlaient déjà d'énormes sommes de capitaux.
D'innombrables études documentent et quantifient le processus social actuel. Par exemple, les 2 % des Américains les plus fortunés contrôlent plus de richesses que les 40 % les plus pauvres. En outre, les 10 % les plus fortunés contrôlent plus de richesses que les 90 % qui restent. Or, lors des deux débats officiels, pas une seule question n'a soulevé, même de façon biaisée, le problème de cette polarisation sociale et économique. Pas la moindre référence n'a été faite dans le moindre débat quant aux conditions sociales illustrant le sens brutal exprimé par ces inégalités sociales croissantes.
Les nouveaux idéologues de l'inégalité
L'absence de discussion au sein des deux partis politiques à propos de l'inégalité sociale aux États-Unis n'est pas le fruit du hasard. Bien que la question de l'inégalité soit largement ignorée par les candidats bourgeois, elle constitue toutefois le sujet de nombreuses discussions au sein d'autres cercles. Ainsi, l'une des tendances «intellectuelles», si l'on peut les appeler ainsi, les plus significatives des dernières années est de tenter de développer une justification stricte de l'inégalité.
Dans cette lignée, l'ouvrage The Bell Curve de Richard Herrnstein et de Charles Murray est devenu célèbre à cause de son racisme débridé. Faisons fi de leurs démentis boiteux: ces auteurs ont écrit un texte raciste. Leurs arguments racistes ont évidemment été présentés pour soutenir une défense on ne peut plus réactionnaire de l'inégalité sociale. Ainsi, l'essentiel de leur thèse est que l'inégalité sociale est l'expression et le produit naturels de capacités mentales déterminées de façon génétique. Selon eux, les riches seraient dotés de gènes supérieurs. La fréquentation de gens aisés et les mariages des riches entre eux préserveraient un bassin génétique garantissant la richesse et le succès pour leurs enfants. L'ouvrage se termine par une féroce diatribe contre l'idéal de l'égalité sociale et par une dénonciation générale des valeurs démocratiques de base. Les auteurs plaident pour le retour aux anciennes valeurs où il n'y a pas de place pour des concepts tels que l'égalité des hommes. Ils prennent pour modèles les civilisations anciennes où «la société était dirigée par une minorité vertueuse, empreinte de sagesse», et dans laquelle «les choses de tous les jours de la communauté échouaient à la multitude sans valeur, les travaux serviles étant laissés aux esclaves».
Mais ce n'est pas tout: «l'idéal égalitaire défendu par la théorie politique contemporaine, déclarent Herrnstein et Murray, sous-estime l'importance des différences qui divisent les êtres humains. Elle ne peut saisir les variations humaines. Elle surestime la capacité qu'auraient les interventions politiques pour façonner le caractère et les capacités des hommes».
Un autre ouvrage, Slouching Towards Gomorrah de Robert Bork, «mérite» également notre attention, notamment parce qu'il démontre jusqu'à quel point la défense de l'inégalité sociale nécessite un rejet explicite des fondations démocratiques des États-Unis. Bork a siégé à la Cour d'appel des États-Unis; il a été choisi par Reagan en 1987 pour siéger à la Cour Suprême et il ne lui a manqué que deux voix pour être confirmé dans ses fonctions. La partie la plus importante de son livre est le chapitre 4 dont j'aimerais citer les deux premiers paragraphes:
«Malgré sa vague rhétorique, ou plutôt à cause de cette dernière, la Déclaration d'indépendance a profondément influencé les Américains à l'époque, ce qui est encore vrai aujourd'hui. Ainsi, la proposition selon laquelle tous les hommes sont créés égaux traduisait ce que les colons croyaient déjà, et comme Gordon Wood l'a signalé, l'égalité devint 'la force singulière la plus puissante et la plus radicale de toute l'histoire américaine'. C'est vrai, et bien que dire cela relève presque de l'hérésie, c'est également bien malheureux.
«Bien entendu, l'attrait de l'égalité, avec tout ce qu'il revêt de profond, d'émotif et de religieux, n'est pas un phénomène particulier aux Américains. Cet idéal a en effet imprégné tout l'Occident. Mais en plus d'être regrettable, l'appel à l'égalité, hors du contexte des droits politiques et légaux, est également incompréhensible. Aucune de ces idées n'est neuve en effet. En fait, elles sont mêmes stéréotypées. Auteur après auteur, il a été démontré combien pernicieux sont les effets de notre passion pour l'égalité, de même que le manque de fondements intellectuels pour cette passion. Or, s'il y a quelque chose de nouveau dans notre livre, c'est bien la démonstration des conséquences désastreuses qu'eut cette passion dans tout un ensemble de champs sociaux et culturels contemporains».
Après avoir décrié l'influence maléfique qu'aurait eu la Déclaration d'Indépendance et affirmé, tel un juge livrant un mandat d'arrêt, que la demande pour l'égalité sociale est dénuée de toute substance intellectuelle, Bork nous fait une démonstration stupéfiante de sa virtuosité mentale en proclamant qu'il n'y a aucune raison pour dénoncer les grandes richesses, de telles condamnations ne reposant que sur l'«envie», puisque «il est impossible de voir objectivement que leur existence puisse nuire de quelque manière que ce soit aux plus démunis». Il poursuit en écrivant: «il n'est pas plus clair pourquoi le luxe serait moralement répugnant. S'il est contraire aux idéaux démocratiques ayant façonné notre culture politique, cela signifie simplement que certains de ces 'idéaux' ne sont que le produit de l'envie... Or, c'est l'envie qui a façonné, et qui façonne toujours notre culture politique. C'est sans doute ce qui explique que le fait que les États-Unis soient le pays industriel où l'on retrouve les inégalités sociales les plus criantes fasse la première page du New York Times. L'hypothèse non fondée selon laquelle une telle nouvelle mérite de figurer en première page indique que le fait d'avoir plus d'inégalités sociales que les autres sociétés serait en quelque sorte immoral, sinon même honteux.
«L'affirmation selon laquelle le fonctionnement de la démocratie est compromis lorsqu'il y a une trop grande disparité dans la richesse des citoyens n'est pas plus fondée. Il y a de nombreuses façons d'exercer le pouvoir politique, et la richesse n'est certes pas la plus importante». Commenter ces lignes serait en diminuer l'effet comique.
Il y a des parallèles frappants entre The Bell Curve et Slouching Towards Gomorrah. Alors que le premier prétend être un ouvrage de science objectif et le second une analyse politique et culturelle sérieuse, les deux ouvrages tentent en fait de justifier la croissance des inégalités. En acceptant l'inégalité comme principe social, ils appellent ouvertement au rejet de toute la tradition intellectuelle qui remonte au Siècle des Lumières, tradition ayant fourni au cours des deux derniers siècles les fondements théoriques et scientifiques pour la lutte historique de l'humanité opprimée pour son émancipation et l'égalité sociale universelle.
Bork présente les choses encore plus carrément: il utilise le terme «libéralisme» comme une injure, et sous-entend que toute forme de politique sociale imposant, même la plus petite restriction quant à l'exercice des droits de propriété, l'extraction des profits et l'accumulation de richesses personnelles, est l'expression d'une dangereuse tendance égalitaire «s'étant développée en Occident depuis deux siècles et demi, sinon plus».
Pour Bork, l'égalitarisme a hanté les États-Unis depuis que la déclaration de Jefferson a été adoptée comme principe de fondation du nouvel État. Pour lui, «ses phrases retentissantes ne servent à rien, et sont même pernicieuses si elles sont prises comme guides pour l'action gouvernementale ou individuelle, comme c'est souvent le cas. Ce sont des mots qui poussent vers des extrêmes de liberté et la poursuite du bonheur qui engendre des permissions à titre personnel et le désordre social». Bref, pour Bork, le problème avec Jefferson, c'est qu'il était «un homme de l'époque du Siècle des Lumières, tout comme sa déclaration d'Indépendance d'ailleurs».
Les origines des Lumières
Il n'y a rien de particulièrement bien nouveau dans les accusations de Bork contre le Siècle des Lumières. Il ne fait en effet que rabâcher les accusations, déjà proférées par d'innombrables réactionnaires avant lui au cours des derniers 200 ans, à l'endroit des penseurs progressistes et révolutionnaires du XVIIIe siècle. Mais sa diatribe, même si elle n'est que le reflet idéologique de l'opinion sociale généralement partagée par la classe dominante actuelle, nous donne l'occasion de jeter un regard sur l'histoire, et ce faisant, de comprendre mieux non seulement le passé, mais également le présent.
Les Lumières font référence aux décennies du XVIIIe siècle comprises en gros entre 1710 et 1780. Les périodes historiques ne se laissent évidemment pas toujours classées aussi facilement. Les Lumières sont en effet l'expression d'un profond élargissement des horizons intellectuels de l'humanité. Elles sont l'extension et le résultat des avances extraordinaires survenues dans le domaine des sciences au cours des deux siècles précédents. Ces progrès scientifiques ont profondément modifié la conception que l'homme se faisait de l'univers et de la place qu'y occupait sa planète, de même que du rôle qu'il avait à y jouer.
Jusqu'au début du XVIIe siècle, même les érudits acceptaient généralement l'idée que les réponses ultimes à tous les mystères de l'univers et aux problèmes de l'existence se trouvaient dans l'Ancien testament. Mais cette autorité non défiée allait s'éroder lentement, notamment grâce à l'ouvrage De Revolutionibus de Copernic, publié l'année même de sa mort en 1543. Ce dernier y assenait le coup de grâce au système géocentrique de Ptolémée et fournissait le point de départ essentiel aux conquêtes futures de Tycho Brahe (1546-1601), Johannes Kepler (1571-1630) et évidemment Galileo Galilei (1564-1642). Intellectuellement, sinon même socialement, la libération de l'homme du carcan des superstitions médiévales et des structures politiques reposant sur ces dernières était alors bien engagée.
Les découvertes astronomiques ont profondément changé l'environnement intellectuel. Mais avant tout, elles ont investi d'une nouvelle puissance la pensée et tout ce qu'elle pouvait accomplir une fois dénuée de toutes les contraintes artificielles des dogmes incontestés et invérifiables.
La religion commença enfin à être confrontée au discrédit qu'elle mérite, et le déclin graduel de son autorité engendra un nouvel optimisme. Depuis des siècles, la Bible enseignait que toute la misère humaine n'était que le produit inéluctable de la déchéance de l'homme. Mais le scepticisme tonifiant encouragé par la science à l'égard de la validité absolue de la Genèse amena les penseurs à s'interroger à savoir s'il était possible pour l'homme de changer les conditions de son existence et ainsi améliorer son sort.
Le prestige de la pensée atteignit de nouvelles cimes grâce aux découvertes extraordinaires de Sir Isaac Newton (1642-1727) qui, sans même chercher à miner l'autorité de Dieu, démontra clairement que le tout-puissant ne pouvait avoir accompli son oeuvre sans l'aide de mathématiques complexes. Le phénomène de la nature n'était ainsi plus impénétrable puisqu'il fonctionnait selon des lois accessibles à l'homme. Depuis lors, la clé pour la compréhension de l'univers ne se trouvait plus dans la Genèse, mais bien dans l'ouvrage Philosophiae Naturalis Principia Mathematica de Newton. L'impact de son travail sur la vie intellectuelle fut confirmé par l'épigramme satirique d'Alexander Pope: «La Nature et ses lois étaient dans l'obscurité, Dieu dit: 'Que Newton soit!' Et la lumière fut».
Les accomplissements de la pensée engendrèrent nécessairement un accroissement de l'intérêt pour la nature du processus cognitif. Ainsi, dans Essai sur l'entendement humain, Locke (1632-1704) répudie le concept des idées innées et établit la source objective de la pensée au niveau des sensations dérivées du monde extérieur, jouant ainsi un rôle en philosophie presque aussi révolutionnaire que celui de Newton en physique avec son Principia.
Or, s'il n'y a pas d'idées «innées», il ne peut donc avoir de mal «inné». La pensée de l'homme et, conséquemment, son caractère moral ne sont alors, en dernière analyse, qu'un reflet de l'environnement matériel qui l'influence. Une idée profondément subversive réside dans cette conception de la connaissance humaine: la nature de l'homme peut être changée et améliorée si l'on change et on améliore l'environnement dans lequel il vit. Mais comment et quand cette amélioration se réaliserait-elle ? À cette interrogation, la réponse était: par la force invincible de la Raison humaine qui, en accord avec la nouvelle méthodologie scientifique, cherche à comprendre le monde par l'analyse assidue de la réalité. La foi colossale dans le pouvoir de la Raison pour découvrir la vérité était le principe intellectuel unificateur du Siècle des Lumières. Comme l'explique Ernst Cassirer, brillant biographe allemand de Kant :
«Tout le XVIIIe siècle a compris la Raison en ce sens ; non pas comme un simple recueil d'énoncés sur la connaissance, les principes ou les vérités, mais comme une sorte d'énergie ou de force ne pouvant être comprise que dans son action même et ses effets. Ainsi, ce qu'est la Raison et ce qu'elle peut faire, ne peut être connu par ses résultats, mais uniquement par sa fonction. Et sa fonction la plus importante est comprise dans son pouvoir de liaison et de dissolution. Elle dissout tout ce qui est purement factuel, toutes les données simples de l'expérience et tout ce que l'on croit sur la base de la révélation, la tradition et l'autorité. La Raison n'est pas satisfaite tant que tout n'a pas été analysé jusque dans les composantes les plus simples et jusqu'aux derniers éléments de croyance et d'opinion».
Comme souligne Kant (1724-1804) dans Sapere Aude, la «devise» du Siècle des Lumières, était «Ose savoir!». Fasciné par la puissance de la pensée, les grandes figures du Siècle des Lumières pensaient généralement que la Raison pouvait résoudre les problèmes ayant troublé l'humanité depuis des siècles, et également améliorer la condition humaine. Selon les penseurs du Siècle des Lumières, la Raison devait, parmi ses grandes tâches, garantir les droits inaliénables de l'homme qui avaient déjà été identifiés par Locke comme étant le droit à la vie, à la liberté et à la propriété.
Il n'est pas difficile de trouver de nombreux éléments d'apparente naïveté dans les pouvoirs miraculeux que les grands penseurs du Siècle des Lumières attribuaient à la Raison. D'ailleurs, parmi les rangs du professorat moderne, il ne manque pas de cyniques qui, pénétrés de leur grande intelligence si ce n'est de leur ancienneté, trouvent tout-à-fait approprié de ridiculiser l'optimisme du Siècle des Lumières. Car après tout, les gains lucratifs ne vont-ils pas à ceux qui justifient et défendent l'ordre existant ?
Par le sens général de leur pensée et leur honnêteté sans compromis, les plus grands penseurs du Siècle des Lumières ont été des révolutionnaires. Par leur critique virulente du monde dans lequel ils vivaient, ils tentaient de révéler les moyens par lesquels les droits inaliénables de l'homme pouvaient être garantis et le niveau moral de la société élevé. L'idée de la vertu et de la justice est présente tout au long de cette période, notamment dans les écrits de Montesquieu (1689-1755). Ainsi, dans un conte fantastique, ce dernier relate le destin d'un peuple imaginaire qu'il nomme les troglodytes. Ennemis de la justice, leur vie est dirigée par la devise: «je vivrai heureux». L'égoïsme individualiste sans borne qui prévaut dans leur société a comme résultat de causer leur chute catastrophique.
Examinons maintenant, au moins brièvement, la nature de la société à l'époque des Lumières. L'Angleterre qui, par sa révolution cromwellienne, avait détruit l'absolutisme royal au milieu du XVIIe siècle, avait déjà dépassé la Hollande dans son développement capitaliste. Mais en France, au centre même des Lumières, le développement économique stagnait sous le poids de la structure féodale archaïque basée sur la dynastie des Capet et sanctifiée par l'Église catholique. Cette structure était formée d'un réseau complexe et ancien de relations sociales de privilèges et de dépendances, de seigneurs et de vassaux, basé sur le droit de naissance et la lignée sanguine.
L'inégalité était la prémisse sociale naturelle et incontestable de tout le système féodal. La place de chaque homme et de chaque femme sur terre, des monarques exaltés aux serfs les plus opprimés, devait être acceptée comme l'expression de la volonté divine. Mais des changements profonds dans les fondements économiques de la société minaient les vieilles structures politiques. Ainsi, vers le XVIIIe siècle, la croissance importante des entreprises capitalistes en France se refléta dans la prise de conscience politique de la bourgeoisie. Dans ce contexte historique, la critique de la société française à l'époque du Siècle des Lumières exprimait le mécontentement grandissant de la bourgeoisie montante face à la suprématie politique de la noblesse non productive et parasitaire.
Il serait néanmoins simpliste et superficiel de ne voir dans les oeuvres du Siècle des Lumières que l'expression étroite des intérêts de classe de la bourgeoisie dans sa lutte contre l'ordre féodal décadent. Les penseurs progressistes qui préparèrent les révolutions bourgeoises du XVIIIe siècle parlaient et écrivaient au nom de toute l'humanité souffrante, évoquant les thèmes universels de la solidarité et de l'émancipation de l'humanité qui allaient bien au-delà des buts limités et prosaïques de la classe capitaliste.
La critique de la propriété
L'universalisme trouva une expression formidable dans les écrits de Rousseau (1714-1778). Contrairement aux autres grands personnages du Siècle des Lumières, Rousseau n'endossa pas la glorification de la Raison. Il remettait amèrement en question la valeur de la science et de l'art, argumentant même qu'ils étaient les instruments de la corruption, de l'avilissement et de l'oppression de l'homme.
Il n'est pas nécessaire d'accepter cet aspect de la pensée de Rousseau pour reconnaître tout le génie de sa pensée. Selon lui, telle qu'elle s'est développée et qu'elle existe, la société est profondément inhumaine et contraire aux instincts naturels de l'homme. Elle est la source même de sa misère et de ses souffrances. Les implications profondément révolutionnaires de cette perspicacité trouvent leur expression frappante dans son brillant Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes publié en 1755, et dans lequel il démontre que la propriété n'est pas un attribut naturel de l'existence humaine. À l'état naturel, l'homme ne possède rien. C'est la civilisation qui, une fois en place, détruit l'humanité de l'homme et en fait un esclave.
Rousseau écrit: «Le premier qui ayant enclos un terrain s'avisa de dire: Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d'horreurs n'eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables: 'Gardez-vous d'écouter cet imposteur; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n'est à personne!'»
Puisqu'il y a déjà eu une époque sans propriété, il y a déjà eu absence d'inégalité. Comme la propriété du sein de laquelle elle se développe, l'inégalité est le produit de la civilisation. Les pauvres sont oppressés par le pouvoir de la propriété. Ceux qui possèdent sont moralement et intellectuellement défigurés par la lutte pour l'obtenir, la conserver et l'accroître.
L'apparition de la propriété et la destruction de l'égalité mènent inexorablement «au désordre le plus effroyable». Ayant acquis la richesse, les riches «ne songèrent qu'à subjuguer et asservir leurs voisins: semblables à ces loups affamés qui, ayant une fois goûté de la chair humaine, rebutent toute autre nourriture, et ne veulent plus que dévorer des hommes».
Dans l'Économie politique qu'il écrivit plus tard, Rousseau brosse un portrait de l'inégalité sociale qui interpelle aussi fortement un auditoire de l'aube du XXIe siècle que ses lecteurs du milieu du XVIIIe siècle.
«Tous les avantages de la société ne sont-ils pas pour les puissants et les riches?», demande-t-il. «Tous les emplois lucratifs ne sont-ils pas remplis par eux seuls? toutes les grâces, toutes les exemptions ne leur sont-elles pas réservées? et l'autorité publique n'est-elle pas en leur faveur? Qu'un homme de considération vole ses créanciers ou fasse d'autres friponneries, n'est-il pas toujours sûr de l'impunité? Les coups de bâton qu'il distribue, les violences qu'il commet, les meurtres mêmes et les assassinats dont il se rend coupable, ne sont-ce pas des affaires qu'on assoupit, et dont au bout de six mois il n'est plus question? Que ce même homme soit volé, toute la police est aussitôt en mouvement, et malheur aux innocents qu'il soupçonne....
«Que le tableau du pauvre est différent! plus l'humanité lui doit, plus la société lui refuse: toutes les portes lui sont fermées, même quand il a le droit de les faire ouvrir; et si quelquefois il obtient justice, c'est avec plus de peine qu'un autre n'obtiendrait grâce....
«Une autre attention non moins importante à faire, c'est que les pertes des pauvres sont beaucoup moins réparables que celles du riche, et que la difficulté d'acquérir croît toujours en raison du besoin. On ne fait rien avec rien; cela est vrai dans les affaires comme en physique: l'argent est la semence de l'argent, et la première pistole est quelquefois plus difficile à gagner que le second million. Il y a plus encore: c'est que tout ce que le pauvre paye, est à jamais perdu pour lui, et reste ou revient dans les mains du riche....»
La Révolution américaine
L'influence du Siècle des Lumières ne s'est pas fait ressentir qu'en Europe, mais également dans les colonies nord-américaines. Cette génération qui allait mener la révolution était en effet imprégnée des écrits de Montesquieu, Diderot (1713-1784), Beccaria et, plus particulièrement dans le cas de Thomas Jefferson (1743-1826), de Jean-Jacques Rousseau.
D'interminables débats ont eu lieu quant aux influences idéologiques qui ont forgé les positions philosophiques et politiques du mouvement révolutionnaire pour l'indépendance des États-Unis. Généralement, ceux qui tentent de diminuer le caractère radical du mouvement d'indépendance mettent principalement l'accent sur l'influence anglaise, interprétant la Déclaration d'indépendance comme une simple reformulation de la théorie de Locke sur les droits naturels.
Il ne fait aucun doute que les écrits de Locke ont exercé une immense influence sur la génération de 1776. Mais près d'un siècle s'était déjà écoulé depuis que Locke avait rédigé son Second Traité sur le gouvernement civil. Et dans la mesure où les concepts produits par l'esprit humain ne sont pas statiques mais changent sous l'influence de la réalité objective, qu'ils reflètent et cherchent à reproduire sous une forme abstraite, la formulation de la théorie des droits naturels contenue dans la Déclaration d'indépendance diffère fondamentalement, dans l'un de ses aspects les plus importants, du Second traité de Locke. Les trois droits naturels reconnus par Locke étaient en effet le droit à la vie, à la liberté et à la propriété.
Or, dans la déclaration d'Indépendance, les droits «inhérents et inaliénables» identifiés par Jefferson sont «la vie, la liberté et la poursuite du bonheur». Pourquoi Jefferson s'est-il éloigné de la formulation Lockienne en substituant la «poursuite du bonheur» à la propriété ? On ne peut se contenter d'affirmer que cette différence est sans importance. Jefferson et ses associés étaient trop au courant de la pensée politique de leur époque pour choisir ces mots à la légère, surtout pour une question aussi cruciale. Je n'irai pas cependant jusqu'à qualifier Jefferson de présocialiste opposé à l'institution de la propriété privée. Mais pour apprécier sa grandeur, nul besoin de faire de lui ce qu'il n'a pas été. Évaluer les dirigeants de cette époque par leur niveau d'adhésion à une idéologie socialiste inexistante alors, et pour laquelle il n'y avait d'ailleurs aucun fondement matériel alors, serait leur imposer des normes ahistoriques.
Néanmoins, sans chercher à interpréter la déclaration d'Indépendance comme le présage de la révolution socialiste à venir, on peut affirmer que le développement du marché mondial à l'époque de Jefferson, de même que l'expansion rapide des formes de production et de commerce capitalistes, produisaient déjà des tensions sociales d'un nouveau type qui n'échappaient pas à l'attention des hommes politiques les plus conscients d'alors. Sous une forme hautement artistique, les écrits de Rousseau exprimaient très probablement une conscience, disons intuitive, de ces tensions. Bref, se demander si la vie, la liberté et la propriété pouvaient constituer une triade étroitement liée relevait déjà du débat politique légitime dès la fin du XVIIIe siècle.
Il est indéniable que Jefferson était douloureusement conscient de l'existence de certaines conditions où le droit à la propriété entrait en contradiction directe avec le droit à la vie et à la liberté. Après tout, il était Virginien et propriétaire d'esclaves. Néanmoins, le fait que dans un brouillon préliminaire de la déclaration d'Indépendance, Jefferson ait dénoncé George III pour avoir maintenu l'esclavage, revêt une importance historique et politique :
«Il a mené une guerre cruelle allant à l'encontre même de la nature humaine, violant les droits les plus sacrés à la vie et à la liberté, chez les membres d'un peuple lointain ne l'ayant jamais offensé, les capturant et les réduisant à l'esclavage dans l'autre hémisphère, leur infligeant une mort misérable en les y transportant. Ce piratage, cet opprobre des puissances infidèles, c'est la guerre du Roi chrétien de Grande-Bretagne, déterminé à maintenir ouvert un marché où des êtres humains peuvent être achetés et vendus, allant à l'encontre de ses valeurs en supprimant toutes tentatives législatives d'interdire ou de restreindre cet exécrable commerce». Pour des raisons faciles à imaginer, ce passage fut jugé inacceptable par de nombreux collègues de Jefferson au Congrès continental et ne fut pas inclus dans la version finale. Ce fut l'un des nombreux compromis relatif à la question cruciale de l'esclavage américain. Jusqu'à quel point il faille tenir compte de l'acceptation de ces compromis par Jefferson dans notre évaluation de son rôle historique constitue un sujet légitime de débat. Mais je ne serai pas de ceux qui seraient tentés de le décrire comme un simple hypocrite, passant ainsi sous silence l'importance historique mondiale de la déclaration dont il est l'auteur. Dans le cadre de cette discussion, la redéfinition du concept des droits naturels de Jefferson, substituant les mots «poursuite du bonheur» à la propriété assure à ce document une signification historique mondiale persistante. En utilisant cette formulation pour justifier la rébellion des colons américains contre la mère patrie, Jefferson fournit l'inspiration d'un concept plus révolutionnaire, universel et humaniste de ce qui constitue véritablement les «Droits de l'homme».
La Révolution française
La victoire des colons américains sur la Grande-Bretagne sonna le tocsin d'une nouvelle ère de luttes révolutionnaires qui allait balayer l'Europe. Ainsi, en 1789, l'éruption de la Révolution française marque le début d'une nouvelle époque de l'histoire mondiale. Avant cette date, rien dans l'histoire ne fut empreint d'autant d'importance, de grandeur, de pathétique et de tragédie que les événements qui suivirent la convocation des États généraux de mai 1789 et la prise de la Bastille deux mois plus tard. Au cours des cinq années qui suivirent, la révolution transforma non seulement la France, mais établit également les fondements politiques, sociaux et idéologiques de ce qui allait devenir le monde moderne qui, malgré les déclarations stupides des post-modernistes, persiste toujours.
La Révolution française n'a pas été «causée» par les Lumières, comme l'ont si souvent affirmé certains réactionnaires et adeptes de la théorie de la conspiration. Les racines de la révolution s'enfoncent profondément dans le développement social et économique des sociétés française et européenne. Mais les Lumières ont très certainement préparé l'homme à accepter la nécessité de la révolution et à articuler sa vision.
Les Lumières ont encouragé l'homme à s'efforcer de changer pour le mieux les conditions de la vie humaine; à concevoir la société non pas comme étant l'oeuvre de Dieu, mais le produit de l'homme; à concevoir l'injustice et l'inégalité non pas, dans le premier cas, comme la conséquence nécessaire de la chute de l'homme ou, dans le second, la manifestation terrestre d'un ordre divin. L'injustice et l'inégalité étaient plutôt vues comme la preuve que les institutions existantes étaient déficientes, ayant été conçues sans l'apport de la Raison. La révolution servit de moyen par lequel les affaires de l'homme allaient être remaniées selon les diktats de la Raison.
Mais par une ironie sans pareil de l'histoire, la révolution qui avait été saluée à ses débuts, comme le triomphe de la Raison, évolua dans un sens que même ses acteurs les plus conscients n'avaient pas prévu. Poussée à son paroxysme, la révolution semblait empreinte d'une force bien à elle, précipitant à sa tête des dirigeants pour un temps et les détruisant par après. Les dirigeants et les factions s'essoufflaient en effet pour tenter de rattraper le cours des événements qui évoluaient à une vitesse sans précédent dans l'histoire.
La révolution incarne bien l'intervention violente, élémentaire et incontrôlable des masses populaires dans la vie politique. Ainsi, le cours des événements a constamment été modifié de façon soudaine par le mouvement insurrectionnel des Sans-culottes parisiens, poussant la révolution vers un cours toujours plus radical. La Révolution française fut incomparablement plus radicale que la Révolution américaine. Mais cela ne s'explique nullement par le tempérament plus prudent et constitutionnel des colons américains puritains puisque, un siècle auparavant et en d'autres circonstances, les Anglais puritains, sous la direction de Cromwell, avaient bien manié la hache pour décapiter leur Roi. Les différences entre les révolutions du Nouveau Monde et celle de France découlent plutôt de conditions objectives.
D'abord, il n'y avait pas d'héritage féodal en Amérique du Nord. Tout aussi puissant que semblait être le gouvernement britannique aux yeux des colons américains, sa résistance à l'égard de la rébellion était loin d'être comparable à celle menée par l'Ancien Régime et ses alliés européens. Ainsi, pour la Grande-Bretagne, la revendication des Américains pour leur indépendance ne constituait qu'une question politique. En revanche, pour l'Ancien Régime, les revendications et les objectifs de la Révolution française constituaient une question de vie ou de mort, d'où l'implacabilité de sa résistance. Et en retour, cette dernière a entraîné l'adoption de mesures toujours plus radicales par les forces révolutionnaires. Ainsi, en 1793, la Révolution française confrontait non seulement la résistance de l'aristocratie et de ses alliés en France, dont le soulèvement en Vendée constituait l'expression la plus extrême, mais elle était également en guerre contre la Grande-Bretagne et presque toute l'Europe aristocratique. Une telle situation ne pouvait guère susciter la modération.
Luttant pour sa survie, la bourgeoisie ne pouvait espérer l'emporter sur les forces de l'Ancien Régime sans lancer un appel retentissant à tous les oppressés de la France, de l'Europe, et même du monde entier. La Déclaration des droits de l'homme, proclamée dans la première période de la révolution, garantissait l'inviolabilité de la propriété. Mais l'exercice sans restriction de ce droit entrait en conflit avec les intérêts sociaux les plus élémentaires des vastes sections des masses urbaines, sans lesquelles la bourgeoisie française n'aurait pu défaire l'Ancien Régime. Or, reconnaître en des termes purement théoriques et juridiques «l'égalité des droits» n'était pas suffisant. Pour les grandes masses, le mot «égalité» signifiait beaucoup plus que la reconnaissance abstraite que tous les hommes sont, dans un certain sens technique, égaux devant la loi. Pour eux, ce terme signifiait que tous avaient le droit de vivre une belle vie grâce au partage équitable des richesses produites par l'ensemble de la société. Le confort et la sécurité, qui n'étaient accessibles qu'à une infime partie privilégiée de la population jouissant d'immenses richesses personnelles, devaient devenir accessibles à tous en tant que droit.
En Amérique du Nord, la bourgeoisie coloniale avait organisé et mené la lutte contre la Grande-Bretagne sans véritablement rencontrer de grande opposition interne dans les rangs du mouvement révolutionnaire. En France par contre, les objectifs bourgeois de base, accomplis dès les premières étapes de la révolution, étaient de plus en plus contestés par des demandes d'un caractère beaucoup plus vaste et radical. Ainsi, avant même que les fondations du féodalisme fussent ébranlées, l'omnipotence des droits de propriété bourgeois était déjà remise en question par les revendications sociales des masses urbaines. Le 25 juin 1793, Jacques Roux, un jacobin radical, déclara à la Convention: «L'égalité n'est qu'un vain fantôme, quand le riche, par le monopole, exerce le droit de vie et de mort sur son semblable».
Bien que partisan de la défense de la propriété bourgeoise, le gouvernement de Robespierre fut obligé de faire des concessions importantes aux masses populaires. Ainsi, le contrôle des prix fut institué en septembre 1793. Par la suite, la loi sur l'élargissement de l'éducation publique fut promulguée en décembre de la même année. Et en mai 1794, le gouvernement révolutionnaire introduisit sa loi sur la bienfaisance nationale contenant les éléments initiaux d'un système populaire de sécurité sociale. Ces mesures d'égalitarisme populaire choquèrent de plus en plus de sections de la bourgeoisie française qui voyaient les aspirations des masses avec encore plus de crainte que la menace contre-révolutionnaire posée par les restes agonisants de la vieille aristocratie féodale.
Au cours de la Révolution française, les concepts des droits de l'homme et de l'égalité s'empreignirent d'une signification beaucoup plus importante et radicale qu'ils n'avaient avant 1789. Dorénavant, les droits de l'homme et à la propriété ne pouvaient plus être confondus. La division qui apparaissait maintenant entre ces deux termes n'était pas le fruit de spéculations théoriques, mais bien de la lutte historique de forces sociales dont l'expression concrète allait survenir lors d'un événement qui allait être à la fois la finale tragique de la Révolution Française bourgeoise du XVIIIe siècle et l'anticipation héroïque des luttes socialistes révolutionnaires de la classe ouvrière du siècle suivant, soit la «Conspiration des Égaux» de 1795 dirigée par Gracchus Babeuf (1760-1797).
Le programme de Babeuf était une anticipation brillante mais prématurée des luttes socialistes essentielles de la classe ouvrière à venir. Avant d'être exécuté en 1797, Babeuf demanda à ses amis de conserver ses notes et documents relatifs à la conspiration. «Lorsque le temps sera venu où les gens se mettent de nouveau à penser aux moyens d'assurer à l'humanité le bonheur que nous proposions, vous pourrez chercher dans ces notes et présenter à tous les disciples de l'Égalité ce que les hommes corrompus d'aujourd'hui appellent mes rêves.»
J'ai parlé de l'action de Babeuf comme étant une «anticipation prématurée» du mouvement socialiste qui allait suivre. Il était avant son temps dans la mesure où les forces sociales sur lesquelles dépendait la réalisation d'un programme communiste n'existaient alors que sous une forme embryonnaire. Car ce n'est qu'au cours des premières décennies du XIXe siècle, avec le développement rapide de l'industrie, que furent créées les conditions pour l'émergence d'un prolétariat de masse en Europe occidentale.
Lorsque Buonarroti publiera en 1828 un compte rendu historique de la Conspiration des Égaux de Babeuf, les représentants progressistes d'une classe ouvrière déjà plus substantielle, adoptèrent son livre comme l'un des premiers grands ouvrages du mouvement socialiste naissant. Une vingtaine d'années allaient s'écouler encore avant la publication de l'oeuvre qui allait jeter les fondations politiques du socialisme moderne, soit le Manifeste du parti communiste de Marx et Engels.
L'importance de cet héritage
En revoyant ces extraordinaires chapitres dans l'histoire de l'activité et de la pensée humaines, on se sent à la fois inspiré et honteux. Inspiré par la grandeur, l'universalité et l'immortalité des idées et des sentiments qui ont animé les grandes luttes émancipatrices du XVIIIe siècle et les idéaux qui ont contribué à la fondation de ce pays. Et honteux face à la pauvreté intellectuelle et l'insignifiance égoïste de ce qui passe pour la vie politique actuelle.
Nous avons à notre disposition des ressources matérielles que nos ancêtres révolutionnaires pouvaient difficilement imaginer. Sans les obstacles sociaux et politiques qui entravent sa réalisation, l'élimination de la pauvreté aux États-Unis comme dans le monde entier, ne serait qu'un simple problème technique auquel on pourrait facilement venir à bout grâce au niveau actuel du développement scientifique et industriel. Et qu'avons nous aujourd'hui? Des tentatives de justifier l'existence de la pauvreté, et même la misère, à l'aide d'arguments qui auraient embarrassé et offensé les penseurs d'il y a 200 ans. Dans notre société actuelle, les gens sont conditionnés à ignorer les scènes omniprésentes de détresse humaine et de misère sociale. Il y a 200 ans, Tom Paine écrivait: «L'état actuel de la civilisation est aussi odieux qu'injuste. C'est tout l'opposé de ce qu'il devrait être, et il faut une révolution. L'opposition entre l'abondance et la pénurie qui frappe continuellement la vue est comme le spectacle de corps vivants et morts qui seraient attachés ensemble.»
On ne peut imaginer un seul candidat provenant des «grands» partis prononcer de telles paroles. Ces derniers n'ont que des platitudes hypocrites à dire, dévoilant ainsi au grand jour l'écart qui existe entre les intérêts sociaux défendus par ces instruments du pouvoir capitaliste et ceux des grandes masses du peuple. La société capitaliste est l'Ancien Régime de la fin du XXe siècle, comme la société féodale était l'Ancien Régime de la fin du XVIIIe siècle.
Il y a 220 ans, Jefferson déclarait que l'égalité des hommes était une vérité évidente, c'est-à-dire ne pouvant être débattue. Mais aujourd'hui, les défenseurs de notre Ancien Régime, déclarent que l'égalité des hommes est non seulement susceptible d'être débattue, mais qu'elle constituerait même une erreur et que nous devrions embrasser comme principe essentiel de la vie sociale, l'inégalité des hommes. Un ordre social nécessitant les services de tels défenseurs ne mérite que de disparaître.
Quelle est l'importance du Siècle des Lumières et des révolutions qui l'ont suivi pour notre génération ? En tant que marxistes formés selon la conception matérialiste de l'histoire, nous comprenons très bien les limites, les ambiguïtés et les contradictions des penseurs et des révolutionnaires du XVIIIe siècle. Un pédant pourrait bien s'amuser à collectionner des citations où ces limites seraient faciles à pointer; mais il faut reconnaître et honorer le côté permanent de leurs idées et de leurs actions.
L'esprit révolutionnaire du Siècle des Lumières anime les principes et les luttes du Parti de l'égalité socialiste. Seul notre parti lutte pour assurer à la classe ouvrière ses droits inaliénables de la seule façon que ces droits puissent être garantis, c'est-à-dire par la lutte révolutionnaire pour mettre fin au capitalisme et établir une société socialiste internationale.
Sources de l'auteur:
Pour préparer cette conférence, j'ai consulté plusieurs ouvrages pénétrants écrits par des spécialistes dans le domaine de la philosophie et de l'histoire des idées. J'aimerais mentionner en particulier The Philosophy of Enlightenment d'Ernst Cassirer, (Princeton: Princeton University Press, 1968), The Enlightenment de Norman Hampton (London, Penguin 1968), The Western Intellectual Tradition de J. Bronowsky et Bruce Mazlish (New York: Barnes & Noble, 1993), A History of Philosophy: From the French Enlightenment to Kant de Frederick Coppleton (New York: Image, 1994) et Understanding the French Revolution d'Albert Soboul (New York: International Publishers, 1988).