Le vote pour le « Brexit » accroît les tensions en Europe
Par Peter Schwarz
2 juillet 2016
Le vote de sortie de l’Union européenne au Royaume-Uni la semaine dernière a fortement aggravé les antagonismes nationaux en Europe.
Le retrait de l’UE de sa deuxième plus grande économie augmenterait considérablement le poids économique de l’Allemagne au sein de l’Union. Après une sortie de la Grande-Bretagne, la part de l’Allemagne au produit intérieur brut de l’UE passerait d’un peu plus d’un cinquième à près d’un quart. Une statistique qui ne reflète que partiellement la domination allemande.
L’Allemagne aspire, en particulier depuis la crise financière de 2008, à la suprématie politique et économique en Europe. Tant les diktats d’austérité imposés à la Grèce, au Portugal et à l’Espagne que les plans pour faire de l’UE une puissance politique et militaire mondiale ont été encouragés avec la plus grande énergie à Berlin.
Le document stratégique présenté mercredi au sommet européen par la haute représentante de l’UE Federica Mogherini et qui réclame la transformation de l’UE en puissance militaire a été élaboré en étroite coopération avec le ministère allemand de la Défense. Le livre Macht in der Mitte (Puissance centrale) du politologue berlinois Herfried Münkler, qui plaide pour que l’Allemagne assume le rôle d’« hégémon » et de « maître de discipline » en Europe, a été largement approuvé par les partis et les médias de l’establishment allemand.
La réaction de l’Allemagne au vote pour le Brexit eut lieu dans le contexte de sa course à l’hégémonie en Europe. Avant le vote, il n’y avait guère de soutien de la part des élites allemandes pour une sortie britannique. Elles craignaient qu’une victoire du camp du « Leave » (sortir) ne renforce partout en Europe des forces s’opposant d’un point de vue nationaliste droitier aux aspirations hégémoniques de l’Allemagne. Et elles considéraient la Grande-Bretagne comme un important partenaire économique et un allié fiable dès lors qu’il s’agissait d’imposer une stricte discipline budgétaire et une politique économique néocoloniale à Bruxelles.
Après le référendum toutefois, la position de l’Allemagne a subitement changé. A présent, Berlin fait pression pour une sortie de l’UE le plus rapidement possible, rejette toute concession à l’égard de Londres et se refuse à toute spéculation que le résultat du scrutin puisse être annulé.
Il y a plusieurs raisons à cela. D’une part, la crainte qu’un long processus de négociations sur la sortie et des concessions faites à la Grande-Bretagne ne consolident les forces centrifuges dans l’UE. L’hebdomadaire allemand Der Spiegel par exemple, qui s’était prononcé résolument contre un Brexit, a prévenu que l’exemple britannique pourrait être imité si l’UE se montrait trop indulgente envers Londres.
Mais Berlin considère surtout qu’une sortie britannique est l’occasion d’aller de l’avant avec une politique à laquelle la Grande-Bretagne s’était opposée. C’est le cas notamment du développement d’une politique étrangère et militaire indépendante des Etats-Unis. Le gouvernement britannique avait toujours rejeté les efforts de l’Allemagne pour contrer la politique étrangère américaine – comme lors de la guerre en Irak en 2003 – ou pour créer une armée européenne parallèle à l’OTAN.
Le résultat du référendum sur le Brexit était à peine annoncé que le ministre allemand des Affaires étrangères Frank-Walter Steinmeier invitait à Berlin les représentants des six pays fondateurs de l’UE pour y discuter de la procédure à suivre. La chancelière Angela Merkel rencontra le président François Hollande dans le but de renforcer l’axe franco-allemand. Le président du conseil italien, Matteo Renzi, qui subit en Italie les pressions du Mouvement cinq Etoile et de la Ligue du Nord, fut également invité à la réunion pour empêcher que l’Italie ne parte à la dérive.
Les trois chefs de gouvernement ont adopté une série de mesures pour garder l’UE unie. Le premier point de l’ordre du jour était la « sécurité intérieure et extérieure, » c’est-à-dire l’armement de l’appareil d’Etat face aux troubles intérieurs et de l’armée pour de nouvelles missions de guerre.
Ce qu’ils entendent par là peut être vu dans le document conjoint intitulé, « Une Europe forte dans un monde incertain », dans lequel les ministres des Affaires étrangères de l’Allemagne et de la France, Frank-Walter Steinmeier et Jean-Marc Ayrault, résument leurs conclusions du référendum sur le Brexit.
Ce texte définit l’Union européenne comme une « union de la sécurité » qui aspire à une politique de sécurité et de défense commune, » promet que « L’Allemagne et la France s’emploieront en faveur d’une Europe agissant de manière plus unie et plus confiante au niveau international. » Selon le document, l’UE doit être « progressivement [développée] en acteur indépendant et global. »
Comme régions dans lesquelles l’« Europe » intervient politiquement et militairement, Steinmeier et Ayrault ont nommé entre autres l’Ukraine, le Moyen-Orient et l’Afrique. Des institutions centralisées doivent être créées afin de « planifier et d’appliquer plus efficacement des opérations civiles et militaires. »
La réunion de Berlin a déclenché une panique en Europe de l’Est. A Prague, eut lieu une contre-réunion des Etats de Visegrad (Pologne, République tchèque, Slovaquie et Hongrie). Le ministre polonais des Affaires étrangères a invité les représentants de dix membres de l’UE, dont la Hongrie, la Roumanie, la Bulgarie, l’Autriche, l’Espagne et la Grande-Bretagne à venir à Varsovie.
C’est surtout le gouvernement polonais qui a catégoriquement rejeté le document de Steinmeier et d’Ayrault. Au lieu d’une « Europe plus forte, » il a proposé de réécrire les traités de l’UE afin de restituer le pouvoir aux Etats nationaux. Le gouvernement ultra-nationaliste polonais se sent menacé à la fois par Berlin et par la Russie, et considère l’OTAN dominé par les Etats-Unis comme le garant de l’indépendance polonaise.
Jeudi, le journal Gazeta Polska, proche du gouvernement, publiait en couverture, à côté d’une croix gammée, le titre « Y aura-t-il un quatrième Reich ? ». L’article reprochait à l’Allemagne et à la France d’avoir une orientation pro-russe et déclarait, « Les monstres politiques n’ont pas disparus avec le nazisme et le communisme – la vision totalitaire des super Etats réapparaît sous nos yeux. » Un autre article dans les pages intérieures mettait en garde contre une « Europe dirigée depuis Berlin. »
Le ministre hongrois des Affaires étrangères, Peter Szijjarto, s’en est pris à « la politique d’immigration de Bruxelles » déclarant, « Les Européens veulent décider eux-mêmes de leur vie et de leur avenir, et ne veulent pas accepter que des décisions concernant l’avenir de l’Europe soient prises quelque part à Bruxelles par des bureaucrates, en privé et à huis clos. »
En France aussi, des voix s’élèvent contre la suprématie de l’Allemagne en Europe et ce non seulement au Front national d’extrême-droite, dont la dirigeante Marine Le Pen exige la sortie de la France de l’UE, mais aussi dans les rangs du parti conservateur Les Républicains et ceux de la pseudo-gauche.
Henri Guaino, par exemple, un proche confident de l’ancien président Nicolas Sarkozy, a dit au quotidien Le Figaro, « Si la réponse au Brexit, c’est l’Europe encore plus allemande, nous allons dans le mur. » Sarkozy lui-même et l’ancien premier ministre François Fillon, un éventuel candidat aux prochaines élections présidentielles, préconisent une « Europe des nations » – un affaiblissement de l’UE au profit des Etats nationaux.
L’ancien ministre de l’Economie Arnaud Montebourg qui est considéré comme étant à « gauche » au Parti socialiste et le dirigeant du Parti de Gauche Jean-Luc Mélenchon, adoptent aussi un ton de plus en plus nationaliste et anti-allemand.
Les conséquences européennes du Brexit commencent seulement à apparaître. D’une part, il y a les efforts de l’Allemagne pour unir l’Europe sous son hégémonie, ce qui ira de pair avec de violentes attaques contre la population laborieuse, une répression d’Etat accrue et le militarisme. D’autre part, il existe un nationalisme toxique sous une forme à la fois d’ultra droite et pseudo de gauche, qui divise la classe ouvrière et renforce la xénophobie.
Pour la classe ouvrière européenne, ni l’une ni l’autre forme n’offre une voie vers l’avant. Il apparaît une fois de plus clairement que l’Europe ne peut être unifiée sur une base capitaliste. Seul un mouvement de la classe ouvrière, unifié sur le programme des Etats socialistes unis d’Europe, peut empêcher que le continent ne replonge comme au vingtième siècle dans l’horreur de la guerre mondiale et du fascisme.
(Article original paru le 1er juillet 2016)