L’évaluation de la «marée rose» par la pseudo-gauche: une recette pour d’autres trahisons
Par Eric London
19 mai 2017
La période de domination des gouvernements nationalistes-populistes d’Amérique latine connue sous le nom de «marée rose» a pris fin.
La montée des partis traditionnels de droite lors des élections argentines de 2015 et la mise en accusation de l’ex-présidente du Brésil Dilma Rousseff en 2016 marquent un tournant historique ayant de profondes implications géopolitiques. Près de 20 ans après l’élection de Hugo Chavez qui a inauguré le tournant supposé vers la gauche en Amérique latine en 1998, la région reste toujours aux prises avec les pires inégalités de la planète. Le destin politique de la marée rose est symbolisé avec la situation qui prévaut au Venezuela, où Nicolas Maduro, quasi retranché, tente de prolonger la domination chavista par une répression dirigée à la fois contre une révolte de la droite et les émeutes de la faim des travailleurs et des jeunes mal nourris et appauvris.
Pour toute une gamme de publications et de groupes politiques du monde entier qui se proclament socialistes – et dont beaucoup étaient au départ de fervents partisans des gouvernements de la marée rose – la fin de cette période est l’occasion d’une réflexion.
Un livre en particulier a récemment suscité de nombreux éloges de cette couche : The Last Day of Oppression and the First Day of the Same: The Politics and Economics of the New Latin American Left de Jeffrey R. Webber (un titre qu’on pourrait traduire par «Le dernier jour de l’oppression et le premier jour du pareil au même: politique et économie de la nouvelle gauche latino-américaine» – NDT).
Ce livre est un ramassis des pires tendances du radicalisme petit-bourgeois latino-américain. L’auteur propose la construction de mouvements politiques populaires au-dessus des classes, basés sur un utopisme romantique régionaliste et le rejet du matérialisme philosophique et du rôle révolutionnaire de la classe ouvrière.
Webber est un universitaire canadien qui enseigne à l’Université Queen Mary de Londres. Il contribue régulièrement à l’International Socialist Review de l’International Socialist Organization (ISO) et a reçu son éducation politique en tant que membre du New Socialist Group canadien.
Son nouveau livre est publié par Haymarket Press, maison d’édition de l’ISO, et a été présenté comme sujet d’une table ronde lors d’une conférence sur le matérialisme historique à New York le 22 avril. Un article écrit par Webber présentant le livre avant sa publication et intitulé «Assessing the Pink Tide» (Évaluation de la vague rose) a été publié dans Jacobin le 11 avril, puis republié par la revue International Viewpoint pabliste. Récemment, Webber a donné des conférences aux universités de Berkeley, Johns Hopkins et Harvard, et son livre a reçu les éloges de nombreux universitaires.
Le livre doit être examiné en tant que manuel de tout ce que le socialisme n’est pas.
Populisme contre socialisme
Le livre de Webber a reçu un accueil chaleureux du milieu universitaire et de la «gauche» de la classe moyenne supérieure parce qu’il adopte sa perspective antisocialiste, en avançant une méthode d’analyse qui rejette la division de la société en classes telles que définies scientifiquement par leur relation avec les moyens de production.
Bien que Webber se définisse comme un marxiste, il adopte des catégories d’analyse sociale qui n’ont rien à voir avec le marxisme. Il y a «au moins trois forces sociales», dit-il. Celles-ci comprennent «les classes populaires rurales et urbaines et autres groupes opprimés», qui sont progressistes, les «classes dirigeantes nationales» et enfin «l’impérialisme».
Les «classes populaires» ne sont pas déterminées par le fait que leurs membres sont forcés de vendre leur force de travail pour survivre, mais par leur genre, leur race et leur sexualité, que Webber appelle des «types d’oppressions sociales». Bien que la classe sociale soit un facteur dans la détermination du degré d’oppression, des membres des classes moyennes et supérieures peuvent rejoindre les rangs de la force sociale «populaire» progressiste selon la couleur de leur peau, leur préférence sexuelle ou leur genre.
Webber rejette le rôle prédominant de la classe économique dans la détermination de l’appartenance aux «classes populaires». Il écrit que les diverses formes d’identité personnelle «ne sont pas de simples épiphénomènes [c’est-à-dire des sous-produits] de la structure de classe, pas plus qu’elles ne peuvent être réduites à l’exploitation de classe».
Il attaque explicitement ceux qui prétendent que la classe sociale est la principale ligne de démarcation de la société, citant David McNally, professeur de l’Université York et contributeur au Jacobin :
«Trop souvent, les critiques marxistes du particularisme au cœur des politiques identitaires ont modelé leurs notions d’unité de la classe ouvrière sur la forme d’unification qui caractérise le capital. En conséquence, ils offrent un concept de classe abstrait indifférent aux diverses formes d’expérience dans la société capitaliste – et dont l'acquisition expérientielle est minimale.»
Webber affirme que de prétendre qu’une classe sociale particulière ait un contenu progressiste (par exemple la classe ouvrière) est aussi erroné que de prétendre que des dirigeants individuels comme Hugo Chavez ou Evo Morales peuvent apporter des changements révolutionnaires.
Citant le professeur George Ciccariello-Maher de l’université Drexel, Webber demande: «Et qu’est-ce qui vient remplacer le grand homme en tant que sujet de l’histoire? Est-ce la classe ouvrière...? Pour Ciccariello-Maher, une telle alternative analytique de classe semblerait constituer le même type de réductionnisme que l’individualisme méthodologique, bien que dans un registre différent : "Ou est-ce que le concept même du sujet historique – un seul porteur de l’histoire future, qu’il s’agisse d’un individu ou d’une classe – est beaucoup trop unitaire et homogénéisé pour expliquer avec précision la dynamique vénézuélienne contemporaine?"»
Aucune quantité de langage académique ne peut couvrir le caractère insensé de cet argument, qui tire les conclusions les plus réactionnaires de la période de la marée rose et du chavismo. Webber et Ciccariello-Maher mettent sur un pied d’égalité l'assertion que des individus comme Chavez et Morales puissent modifier les relations sociales avec la conception marxiste de la classe ouvrière en tant que force sociale révolutionnaire. À l’opposé, les marxistes comprennent que la classe ouvrière est une force sociale révolutionnaire en raison de la position qu’elle occupe sous le capitalisme en tant que classe exploitée qui vend sa force de travail et produit des bénéfices pour une petite classe de capitalistes dans un système complexe et interconnecté de production socialisée.
Rejetant la classe ouvrière en tant que force sociale progressiste, Webber propose la mise en place d’un vaste mouvement populiste anti-classe qui serait dirigé par des sections de la classe moyenne supérieure latino-américaine.
Le but d’un tel parti serait de subordonner les intérêts des grandes masses de travailleurs et de paysans aux exigences de cette couche plus privilégiée pour une répartition plus égale des ressources parmi les dix pour cent au sommet de la pyramide sociale. Syriza et Podemos sont leur modèle. Ce sont ces partis bourgeois, basés sur la défense des intérêts matériels de la classe moyenne supérieure, qui mettent en place les mesures d’austérité au nom des banques européennes en Grèce et en Espagne.
Pour fournir une couverture idéologique à sa proposition pour la création de partis populaires, antisocialistes et anti-ouvriers, Webber recycle une série de tropes idéologiques utilisés par les renégats du marxisme latino-américains au XXe siècle.
Idéalisme romantique et matérialisme
Jeffrey Webber n’est pas le premier universitaire associé au radicalisme petit-bourgeois latino-américain à faire valoir que le socialisme scientifique est trop «déterministe» parce que ce dernier comprend que la conscience sociale est un produit de l’être social, enracinée dans les relations objectives des classes sous le mode de production capitaliste.
Webber exhorte la gauche à éviter de «revenir à un réductionnisme ou un déterminisme économique brut» et écrit que «les contradictions de l’accumulation capitaliste» ne devraient pas être «comprises ici comme des lois économiques fonctionnant séparément» de la politique.
«Ce qu’il faut», dit-il en citant l’universitaire John Holloway proche des zapatistes, «c’est une conceptualisation adéquate “des rapports entre l’économique et le politique comme des formes discrètes d’expressions des rapports sociaux sous le capitalisme”, avec “la spécificité du politique et le développement de formes politiques solidement [fondées] dans l’analyse de la production capitaliste”». Il ajoute que «les actions de l’État ne sont pas l’expression mécaniste d’une loi économique du capital.»
Webber utilise un argument réfuté il y a 126 ans par le marxiste russe Gueorgui Plekhanov dans «La conception matérialiste de l’histoire». En présentant la société comme le produit d’une série de «facteurs» abstraits liés entre eux («le politique», «l’État» et «l’économique»), Webber «démembre l’activité de l’homme social et convertit ses divers aspects et manifestations en forces distinctes».
Plekhanov s’est opposé aux prédécesseurs de Webber du XIXe siècle qui ont créé un sophisme et qualifié les marxistes de «déterministes économiques». Il a expliqué que les «facteurs» sont moins détachés des relations sociales et de l’économie mondiale qu’ils ne le semblent:
«Les méthodes par lesquelles l’homme social satisfait ses besoins et, dans une large mesure, ces besoins mêmes, sont déterminés par la nature des instruments avec lesquels il subjugue la nature d’une façon ou d’une autre; autrement dit, ils sont déterminés par l’état de ses forces productives. Tout changement considérable dans l’état de ces forces se reflète dans les relations sociales de l’homme et, par conséquent, dans ses relations économiques dans le cadre de ces relations sociales.»
Webber rejette le socialisme scientifique pour «un romantisme révolutionnaire» basé sur la «dialectique utopique révolutionnaire entre le passé précapitaliste et le futur socialiste». Cette théorie anarchiste et antimarxiste est associée aux travaux de l’ex-communiste péruvien Jose Carlos Mariátegui.
Citant «The Romantic and the Marxist Critique of Modern Civilization» (La critique romantique et marxiste de la civilisation moderne) du philosophe franco-brésilien Michael Löwy, Webber exprime le caractère antiscientifique et irrationnel de l’utopisme romantique latino-américain : «La trajectoire du marxisme après la mort de Marx a été dominée par un déterminisme productiviste, économiste et évolutionniste, un marxisme “moderniste” qui n’a “repris qu’un seul côté du legs marxien et développé un culte non critique du progrès technique, de l’industrialisme, du machinisme, du fordisme et du taylorisme”. Le stalinisme, avec son productivisme aliéné et son obsession de l’industrie lourde, est la triste caricature de ce genre de “froideur” du marxisme (pour paraphraser Ernst Bloch).»
Ces arguments ne sont pas nouveaux. L’un des principaux obstacles au développement d’un mouvement socialiste révolutionnaire en Amérique latine aujourd’hui est le dommage à la conscience sociale accompli par plusieurs décennies de domination de l’utopisme «romantique» petit-bourgeois incarné dans la référence de Webber à Löwy.
La période de l’après-guerre qui a suivi la Deuxième Guerre mondiale a produit de nombreux mouvements «révolutionnaires» qui ont été amenés de par leur nationalisme sous-jacent et leur caractère anti-classe ouvrière à adopter diverses variations de l’idéalisme radical. Les différentes tendances du foquisme (politique de la guérilla), de l’anarchisme, du syndicalisme et du frontisme populaire défendent toutes leur rejet du rôle révolutionnaire de la classe ouvrière en affirmant que le marxisme orthodoxe est, pour reprendre les propos de Löwy, un «culte non critique du progrès technique» qui est trop «dur» pour la nature «romantique» de la population latino-américaine.
L’argument idéaliste, fondé sur la notion pseudo-scientifique que la population latino-américaine aurait une «nature humaine» différente du reste du monde, est inextricablement lié aux politiques du nationalisme. L’idéalisme utopique cherche à développer un mythe national comme couverture idéologique pour subordonner les intérêts de la classe ouvrière à ceux de la bourgeoisie nationale, souvent sous la forme de l’idéalisation d’un héros national du passé, comme Jose Marti pour Castro, Simon Bolivar pour Chavez, Emiliano Zapata pour les zapatistes, Tupac Amaru au Pérou, Farabundo Marti pour le FMLN, Sandino pour le FSLN, etc.
Le développement d’une véritable direction révolutionnaire marxiste au sein de la classe ouvrière latino-américaine exige une lutte implacable contre le genre de cadre nationaliste et idéaliste avancé par Jeffrey Webber et ses prédécesseurs. La reconstruction d’un mouvement révolutionnaire en Amérique latine doit prendre comme point de départ la lutte pour unir la classe ouvrière d’Amérique du Nord, du Sud et centrale, déjà unie par le processus de production transnational, dans une lutte commune pour mettre fin au capitalisme.
(Article paru en anglais le 9 mai 2017)