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Valley of the Shadow : une pièce de théâtre sur l'art, la société et la révolution

Une pièce écrite et mise en scène par Jack Shepherd, jouée par le Players Collective (Collectif d'acteurs) du All Saints Centre de Lewes, en Angleterre

Par Vicky Short et Antoine Lerougetel
8 août 2012

Le Players Collective de Lewes est composé d'acteurs amateurs et professionnels et représente un milieu artistique d'une importance majeure pour l'oeuvre créatrice de Jack Shepherd. Il est bien connu comme acteur pour la télévision, dramaturge et metteur en scène. (voir l'interview qui suit.)

Valley of the Shadow (La Vallée de l'ombre) se déroule durant la Première Guerre mondiale dans la salle communale d'un village du Yorkshire. Le premier acte, juste avant le début de la guerre, se concentre sur un groupe d'artistes qui discutent des différents courants artistiques. Derrière eux, sur la scène, Patricia (Julia Assling) fille du propriétaire et aspirant à devenir mécène, donne des ordres à un jeune ouvrier agricole, Tom (James Firth-Haydon) et à la jeune et jolie servante Amy (Sascha Harman), qui sont en train de préparer la salle communale pour une soirée de danses du folklore.

Valley of the Shadow [Photo © Alan Chapman]

Assling prête à Patricia ce trait de caractère strident, frisant l'hystérie et propre à ceux qui, dénués de sens pratique, ne sont capables que de donner avec impatience des ordres ineptes qui envoient Amy courir à droite et à gauche pour les exécuter. La gestuelle de Tom, calmement en train d'organiser l'installation électrique pour la soirée, suggère sa supériorité intrinsèque par rapport à son « supérieur social. »

Les artistes et intellectuels sur le devant de la scène discutent de l'art moderne sans prêter la moindre attention aux préparatifs urgents mais sont tout à fait sensibles aux charme d'Amy. Henry (Lewis Reid), frère de Patricia glorifie le futurisme, le culte de la vitesse et de la technologie et est partisan d'une guerre qui va « purger » la société, idée tout à fait conforme à celle des futuristes italiens qui rejoignirent le fascisme.

Dans le groupe, l'un d'entre eux Max, compositeur, recherche et collecte la musique du folklore rural afin de l'incorporer dans ses compositions classiques. Finalement il gagne le coeur d'Amy du fait de son admiration pour la culture populaire et finit par l'emmener avec lui, loin de l'atmosphère étroite et oppressante du village.

Shepherd oppose la culture populaire et la « modernité ». Benjamin, un vieux et astucieux travailleur a été sorti de l'hospice des pauvres (workhouse) par la classe supérieure et amené ici pour jouer du violon pendant la danse. A l'hospice, il doit cacher son instrument de musique. « Ils n'aiment pas beaucoup qu'on ait des choses à soi, » explique-t-il. Il accompagne Tom qui chante une chanson folklorique.

Lorsque le public revient dans la salle après l'entr'acte l'atmosphère a complètement changé. Nous sommes en 1917, au plus fort de la guerre. L'atmosphère donne une idée de la brutalité de cette guerre. La salle communale est à présent utilisée comme centre d'activités de loisir pour les soldats blessés. Henry est cloué sur un fauteuil roulant, atteint de psychose traumatique et Tom est couvert de bandages et en proie à une souffrance considérable. On voit Patricia qui cette fois n'a pas peur de se salir les mains, s'affairer à nettoyer et à répondre aux besoins des blessés.

La pièce se termine sur les paroles de Tom, blessé, qui dit que les riches ont tiré leur épingle du jeu dans cette guerre et que les gens comme lui n'existent pas pour l'élite, qu'ils sont transparents à leurs yeux. Il accuse les intellectuels des classes supérieures de voler l'art et la musique populaires des gens ordinaires et de les leur rendre inaccessibles.

Valley of the Shadow [Photo © Alan Chapman]

Les thèmes de l'injustice sociale sont traités dans la pièce et la mise en scène de Shepherd. Les relations entre les classes supérieures, les travailleurs, les serviteurs et l'intelligentsia émergent des activités simultanées mais distinctes de ces couches sociales sur la scène nue. Il s'agit là d'un authentique exploit.

Néanmoins dans l'ensemble, le tableau ici dépeint frappe par son côté beaucoup trop modéré. La destruction humaine de la guerre suscite le dégoût mais la pièce souffre sérieusement du fait que Shepherd évite les questions importantes et complexes, dont celles de l'état de la société britannique et européenne, qui projetèrent les masses de l'humanité dans le massacre pour défendre les intérêts des bourgeoisies européennes. Shepherd évite aussi l'événement phare de l'époque moderne, provoqué en partie par la guerre impérialiste, à savoir la première révolution ouvrière de Russie ou du moins son impact, même dans un village isolé. Ce sont des omissions importantes et difficiles à justifier. Et elles ont des conséquences sérieuses pour ce qui est de l'impact de la pièce sur le public.

L'intérêt de Shepherd pour l'histoire, les mouvements sociaux et politiques est louable et pique la curiosité. Un sentiment d'urgence et de tension anime la mise en scène de ses pièces de théâtre, même si, de notre point de vue, c'est moins le cas avec Valley of the Shadow. Des discussions ardentes se tiennent sur la révolution, l'art et la société entre révolutionnaires et artistes et sur les dilemmes souvent insolubles qui les torturent. La force du théâtre de Shepherd réside dans sa capacité à mettre en scène ces débats de manière convaincante et artistique, de montrer comment ils sont la chair et le sang de ces personnages. On perçoit dans toutes ses pièces une tension sexuelle qui électrise de nombreuses scènes. Shepherd est à la fois plein d'esprit, ironique, finement provocateur et en même temps capable d'exprimer une grande tendresse humaine et de l'empathie.

Dans sa pièce In Lambeth (1989), par exemple, une discussion se tient entre le poète et peintre William Blake et Thomas Paine, penseur politique qui prit part aux révolutions américaine et française. Blake adopte le rôle visionnaire de l'artiste dans le combat pour la justice sociale mais est incapable d'accepter la violence révolutionnaire nécessaire pour surmonter la violence des oppresseurs.

Through a Cloud (2004) (A travers un nuage) voit le poète aveugle John Milton, idéologue de la Révolution anglaise (1640-1660) fustiger un Oliver Cromwell malade et vieillissant, le dirigeant politique et militaire de la révolution, pour son pragmatisme, ses compromis sur les aspirations égalitaires de la révolution et sa prise de pouvoirs dictatoriaux afin de vaincre les dissidents. Un sculpteur sur bois lésé et exaspéré hante et poursuit Cromwell pour la dévastation imposée à l'art religieux et populaire par sa Nouvelle armée modèle.

La nouvelle pièce de Shepherd, Against the Tide (A contre-courant de la marée), qui n'a pas encore été publiée, développe ces thèmes. Elle parle de la vie et de l'époque de William Morris (1834-1896) et c'est peut-être la pièce la plus proche et la plus directement pertinente par rapport à notre époque. Poète, artiste-artisan et fondateur du Mouvement socialiste anglais, Morris débat avec le poète Algernon Swinburne de l'utilité sociale de l'art, en quoi Morris croyait profondément, tout comme Shepherd lui-même.

Vers la fin de la pièce, Morris adopte le mythe millénaire anarchiste selon lequel un grand mouvement populaire spontané (le grand soir) mettra fin au capitalisme. Il argumente contre le dirigeant des travailleurs marxistes Henry Hyndman qui défend la nécessité d'un parti discipliné de type bolchevique. Ce sont des questions d'une importance cruciale aujourd'hui.

Hyndman décrit ainsi la situation contemporaine, « D'abord une crise économique et ensuite une crise politique... qui se propage dans toute l'Europe! Ce qui, faut-il te le rappeler, ne peut que provoquer des licenciements de travailleurs... des grèves... des lock-out... des émeutes … suivis de représailles violentes... la certitude inébranlable d'une insurrection armée. C'est absolument inévitable, mon vieux. »

A la remarque de Morris « Tu ne peux pas, par la force, pousser les gens à penser la même chose », Hyndman riposte avec colère, « Il faut de l'engagement, de la structure, de l'organisation et avant tout de l'ordre dans les rangs, de telle façon que quand un ordre est donné il y ait toutes les chances qu'il soit exécuté. Le rêve anarchiste est un beau rêve, je te l'accorde, mais la réalité est...sordide... laide... chaotique et, par dessus tout, dangereuse. »

Morris, incapable de réfuter Hyndman, est pris d'une crise de catatonie. La paralysie politique de Morris, si puissamment évoquée par Shepherd, a de profondes résonances aujourd'hui.

Shepherd reconnaît partager la perplexité de Morris. Il est clair qu'un des thèmes majeurs de ses pièces politiques est la peur que les masses en révolte ne soient inévitablement privées de leurs droits par des dirigeants révolutionnaires qui imposent leur propre vision et ignorent les souhaits et les besoins du peuple.

Cette conclusion, essentiellement libérale et moralisatrice, est un réel handicap. De notre point de vue, elle se fonde sur une interprétation erronée des difficultés du vingtième siècle, dont le destin de la Révolution russe et de l'expérience directe du dramaturge lui-même qui a adhéré ou a été proche du Socialist Labour League (SLL) et du Workers Revolutionary Party (WRP) dans les années 1960 et 1970.

L'approche à l'art moderne exprimée dans Valley of the Shadow pose aussi problème. Shepherd omet le fait que les Futuristes russes, subissant certaines des mêmes influences que leurs homologues italiens, s'étaient ralliés en nombres considérables à la Révolution russe. Ils reconnaissaient que la propriété sociale de la technologie moderne dans une société socialiste améliorerait les conditions matérielles et culturelles de la masse de l'humanité. La Révolution russe a donné une immense impulsion à l'art avant d'être écrasée par la bureaucratie nationaliste, conservatrice et brutale conduite par Joseph Staline. L'expérience cubiste de Pablo Picasso, Georges Braque et Juan Gris, déjà bien avancée avant la guerre et influente parmi l'avant-garde artistique russe, n'avait pas grand'chose à voir avec les sentiments morbides exprimés par le groupe d'artistes de Valley of the Shadow.

L'art cubiste a crée, dans la peinture et la sculpture, le moyen d'exprimer le mouvement, de pénétrer la surface de la réalité. Il attire le regard du spectateur vers les multiples facettes de l'objet et suggère différents niveaux de son existence et une complexité dynamique. Le cubisme a contribué à fournir les ressources permettant aux premiers artistes soviétiques d'exprimer leur optimisme révolutionnaire.

Il est évident que Shepherd s'oppose à l'oppression, à la violence et à la cruauté sociale. On ne met pas en doute la persistance et la sincérité de ses convictions. Mais le fait que ses protagonistes (et probablement lui-même) voient le socialisme comme un rêve utopique dont les praticiens produisent probablement davantage de dégâts que de bien, crée des difficultés intellectuelles et artistiques considérables. En fin de compte, les pièces de théâtre de Shepherd posent des problèmes qu'elles ne sont pas en mesure de résoudre, ou peut-être serait-il plus juste de dire puisque nous n'exigeons pas de réponses toutes faites de la part des artistes, que ses pièces posent des questions qu'elles ne sont pas en mesure d'explorer plus exhaustivement.

Nous espérons que dans ses pièces à venir, Jack Shepherd continuera à approfondir la discussion et à susciter la réflexion sur ces questions cruciales dans ce théâtre vivant et socialement évocateur qu'il a développé.

(Article original paru le 11 juillet 2012)