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Un entretien avec Jack Shepherd, acteur et dramaturge britannique

Par Vicky Short et Antoine Lerougetel
8 août 2012

L'acteur et dramaturge primé Jack Shepherd est né dans le Yorkshire en octobre 1940. Acteur, écrivain, producteur et metteur en scène, il joue aussi du saxophone et du piano jazz.

Shepherd est surtout connu en Grande-Bretagne pour ses rôles dans les téléfilms Bill Brand (1976) de Trevor Griffiths où il interprète un député travailliste radical et dans Wycliffe (de 1993 à 1998) où il incarne un inspecteur de police gallois, Charles Wycliffe.

Jack Shepherd

Jack Shepherd faisait partie d'un groupe d'artistes et d'intellectuels britanniques qui dans les années 1960 et 1970 avaient été radicalisés par les événements du monde et la lutte des classes en Grande-Bretagne. Certains de ces artistes talentueux étaient attirés vers la perspective et le programme du Socialist Labour League, le mouvement trotskyste de l'époque et prédécesseur du Workers Revolutionary Party (WRP). Mais avec le recul de la vague radicale des années 1970, la crise au sein du WRP en 1985-86 et plus tard l'effondrement de l'Union soviétique, la plupart de ces artistes avaient tiré des conclusions pessimistes et conclu à l'impossibilité du socialisme.

Il faut accorder cela à Jack Shepherd qu'il continue à traiter de ces questions. On trouve dans bon nombre de ses pièces des débats sur la question de savoir si la révolution sociale est nécessaire ou possible. Mais comme l'indiquent l'entretien ci-dessous et la critique de sa dernière pièce Valley of the Shadow, ces événements et ces difficultés pèsent encore beaucoup sur lui.

* * *

WSWS: Qu'est-ce qui vous a fait passer du métier d'acteur à celui de metteur en scène?

Jack Shepherd: Je suis devenu accro au processus créatif quand je faisais des études d'art, entre l'âge de 18 à 22 ans. Déjà à cette époque j'écrivais des esquisses de pièces de théâtre et toutes sortes de choses.

Le moment où la peinture expressionniste abstraite cédait la place au pop art fut un moment crucial. Fondamentalement ni l'un ni l'autre ne me convenait. Il est clair que l'explosion du pop art d'Andy Warhol au début des années 1960 ne me convenait pas.

En 1965, Je suis entré à la Royal Court Theatre (à Londres.) Il y avait de grands auteurs à ce moment-là qui écrivaient pour le théâtre, Edward Bond, David Storey, Christopher Hampton et des gens comme ça. C'était des auteurs incroyables et j'ai énormément appris sur l'écriture, sur le jeu d'acteur et sur le fait de relier ce que je faisais, au monde dans lequel je vivais. C'est ce qui a toujours été mon objectif depuis cette époque.

En 1973, j'ai reçu par la poste un script de la BBC, c'était une pièce de Trevor Griffiths et qui est finalement devenu All Good Men (Toutes les honnêtes gens.) J'ai joué dans les pièces de Trevor Griffiths de 1973 à 1977-78. Je le représentais en quelque sorte dans ses pièces. Quand dans Occupations, j'ai joué le rôle de Gramsci, c'est l'époque où on était le plus proche l'un de l'autre.

Ensuite il y a eu une pièce sur l'acteur qui est pris pour Danton [Who Shall Be Happy? - Qui sera heureux?] une pièce d'un désespoir absolu. C'est une bonne pièce. C'est sur la Révolution française, mais c'est une pièce vraiment sombre.

Trevor est le seul écrivain que j'ai rencontré dont la politique et la raison d'écrire sont identiques. L'idée que l'on puisse avoir la dialectique au coeur d'une pièce de théâtre, c'est quelque chose que j'ai appris de lui. En travaillant sur ses pièces, je me suis rendu compte qu'on ne peut pas amener le public vers ses propres conclusions. Il faut laisser la pièce ouverte. Si le public est conduit à réfléchir et à parvenir à ses propres conclusions, on a fait quelque chose de très fort. Si on les prend par la main et qu'on les emmène, comme Brecht a essayé de le faire, ça peut devenir de la propagande.

WSWS: Quels changements avez-vous observés au théâtre et à la télévision depuis les années 1970, pour le meilleur ou pour le pire?

JS: Le pire, et de loin, c'est la destruction des téléfilms. Ces téléfilms donnaient aux auteurs l'occasion de faire passer leur point de vue sur le monde. Aujourd'hui les pièces les plus intéressantes sont celles qu'on trouve dans le circuit off, mais on ne les paie pas vraiment pour ça.

Pour mon premier job à la Royal Court, j'étais une doublure dans Saved ( Sauvé) de Edward Bond. C'était comme se prendre des coups de poing dans le nez. J'avais le goût du sang dans la bouche. Sa pièce Early Morning (Le matin de bonne heure) est aussi un texte terrifiant. Elle martèle encore et encore sa haine de la société contemporaine.

WSWS: Vous avez écrit des pièces sur Oliver Cromwell, John Milton, Tom Paine, William Blake, William Morris. Qu'est ce qui vous attire chez ces personnages? Quels thèmes est-ce que vous mettez en avant à travers eux?

JS: La dialectique que je voulais mettre au coeur de In Lambeth n'était pas particulièrement marxiste. C'était l'enthousiasme passionné du changement révolutionnaire et de l'autre côté l'anarchisme. Blake c'est en quelque sorte un anarchiste, il craint que le changement révolutionnaire n'améliore pas les choses. Ce qui est aussi mon problème.

In Lambeth se passe avant l'avènement de la révolution. Elle gronde en France. Mais c'est une pièce optimiste. Mais son pendant, se passe à la fin d'une révolution qui a raté, la révolution cromwellienne, fondée sur l'idée du poème de Milton, Paradise Lost (Paradis perdu.)Il y a quatre ou cinq ans, j'ai écrit Holding Fire (Retenir le feu) sur l'échec des Chartistes. La pièce a été jouée au Globe. [Théâtre londonien.]

WSWS: Parlez-nous de votre dernière pièce Valley of the Shadow.

JS: Cela se passe dans le village où mes parents ont grandi dans le Yorkshire. Pour ma génération en Angleterre, qui grandissait dans les années 1940 et 1950, la Première Guerre mondiale était encore ressentie par les gens comme un traumatisme. Dans la famille de ma grand-mère, presque tous les hommes avaient été tués.

Le monde qui est venu après, c'était un monde moderne, avec l'art moderne et le monde qui le précédait c'était le monde victorien, edwardien pour ainsi dire. Je savais que les compositeurs de l'époque parcouraient le pays à la recherche de chansons du folklorique. Ils les volaient à leurs propres fins. Donc la dialectique de la pièce porte sur les classes sociales et sur la question de savoir qui possède la culture, qui est la culture, cette Angleterre à qui appartient-elle?

WSWS: Pourquoi ne faites-vous pas référence à la Révolution russe qui a eu lieu en 1917, autrement dit durant la dernière partie de votre pièce,?

JS: Ce que je voulais exprimer dans cette pièce c'est qu'il s'agit d'un milieu conservateur, une classe ouvrière respectueuse du roi et de la patrie. C'est d'ailleurs toujours le cas. Je sais que des mineurs et des dockers ont refusé de charger les bateaux destinés à attaquer le gouvernement ouvrier de Russie, mais ça s'est passé dans les grandes villes. Quand mon père a dû quitter le village pour aller travailler à Leeds, il s'est politisé. Il ne lui était pas possible de dire à sa famille qu'il avait adhéré à un syndicat. C'est pour cela que je n'en parle pas dans la pièce.

WSWS: Dans Against The Tide (A contre-courant de la marée), William Morris dit au poète Algernon Swinburne que « l'art doit être utile. » Partagez-vous cette idée?

JS: Oui, Morris dirait, c'est la vie que vous vivez, c'est la création de la beauté, et c'est le processus de la vie participant de l'objet que vous avez crée: l'intégration totale de l'esprit et du matérialisme. Morris est totalement original et complètement inadapté par rapport à notre société.

WSWS: Henry Hyndman, le révolutionnaire, fait remarquer à Morris les crises économiques et sociales en Grande-Bretagne et en Europe. Il dit, « On peut enfin discerner … les conditions objectives pour le changement révolutionnaire. » Il insiste sur la nécessité d'un parti révolutionnaire discipliné.

JS: Morris avait flirté avec l'anarchisme puis avait complètement laissé tomber la politique. Ici, encore il s'oppose à la révolution. Hyndman réplique qu'à moins d'avoir une révolution, il ne se passera jamais rien. C'est une contradiction terrible.

Morris craignait la révolution mais malgré son hostilité envers Hyndman, il est en proie à des doutes terribles. Il ne parvient pas à trouver d'arguments contre la nécessité d'un parti révolutionnaire de type bolchevique. Je m'identifie complètement à son dilemme.

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