L'Orchestre symphonique de Toronto écarte une pianiste critique du régime de Kiev
Par Roger Jordan
11 avril 2015
Sous la pression d'organismes ukrainiens-canadiens de droite, l'Orchestre symphonique de Toronto (OST) a exclu la pianiste originaire d'Ukraine Valentina Lisitsa de deux performances qui étaient au programme cette semaine. L'OST a tenté de remplacer la pianiste, mais a simplement annulé les concerts après un tollé du public.
Une pianiste reconnue internationalement qui a joué avec des orchestres importants en Amérique du Nord et en Europe avec un public dévoué qui la suit en ligne, Lisitsa s'est attiré la colère de la droite pour avoir réfuté son discours mensonger sur le caractère «démocratique» du régime pro-occidental de Kiev.
Dans des messages Twitter qui remontent aux semaines qui ont suivi le coup d'État mené par des forces fascistes et orchestré par les États-Unis et l'Allemagne contre le président élu d'Ukraine, Lisitsa a été très critique du régime à Kiev. Elle le dénonce pour sa corruption endémique, ses liens avec des sympathisants nazis tels que Secteur droit, son comportement envers la minorité russe et pour la guerre brutale qu'il mène contre les forces proséparatistes russes dans l'est de l'Ukraine.
L'annulation des concerts prévus de Lisitsa du Concerto pour piano nº 2 de Rachmaninov est un acte effronté de censure politique.
L'administration de l'OST, l'une des principales institutions culturelles du pays, a d'abord tenté de garder le silence sur les raisons de l'annulation des performances de Lisitsa. L'administration a simplement annoncé que la pianiste n'était plus disponible pour jouer à Toronto et qu'elle avait été remplacée.
C'est seulement après que Lisitsa eut révélé qu'elle avait été barrée du programme de l'OST et que l'administration l'incitait à ne pas révéler pourquoi, que le président de l'OST Jeff Melanson a admis que l'annulation était due à la pression venant de nationalistes ukrainiens.
Melanson a justifié la décision en faisant référence à «des accusations» provenant de «médias ukrainiens» selon lesquels Lisitsa aurait «dit des choses très offensantes». Dans une tentative d'intimider la musicienne, l'OST lui a fait parvenir une lettre d'un avocat notoire du plus important cabinet d'avocats du pays, Borden Ladner Gervais, qui disait que l'entrée au Canada pourrait lui être refusée sur la base de l'article 319 du Code criminel canadien, qui interdit de «fomenter volontairement la haine».
Les mesures entreprises par l'OST menacent la liberté artistique et la liberté d'expression et ont des conséquences inquiétantes pour tous les musiciens et artistes. Comme l’a dit Cara Zwibel de l'Association canadienne des libertés civiles à CBC, «Je pense qu'il y a un problème avec un signal que cela envoie aux artistes qu'ils puissent avoir de la difficulté à trouver du travail s'ils expriment des opinions qui sont impopulaires ou controversées.»
L'exclusion de Lisitsa de l'OST représente une lâche capitulation devant des forces politiques réactionnaires qui bénéficient d'un appui important de la part du gouvernement conservateur de Stephen Harper.
Les protestations contre la venue de Lisitsa provenaient du Congrès ukrainien canadien (UCC), une organisation de droite qui prétend représenter l'importante diaspora ukrainienne au Canada. Fortement influencé par le nationalisme ukrainien, l’UCC est profondément anticommuniste et anti-russe. Certains groupes qui y sont affiliés ont été fondés par des vétérans de l'Organisation de nationalistes ukrainiens (OUN) qui a collaboré avec les nazis lors de la Seconde Guerre mondiale, y compris dans l'extermination de masse de juifs, et beaucoup continuent à vénérer le dirigeant de l'OUN, Stepan Bandera.
Lisitsa est devenue la cible de la droite ukrainienne depuis un certain temps parce qu'elle rejette la propagande véhiculée par l'occident qui prétend que la crise en Ukraine a été causée par une agression russe. À plusieurs reprises, ses concerts ont suscité des manifestations organisées par des groupes de nationalistes ukrainiens. En septembre dernier, le site web Euromaidan Press a publié un appel au boycottage des concerts de Lisitsa à Pittsburgh.
La décision de l'OST ne fera qu'encourager ces éléments de droite à poursuivre leur campagne d'intimidation contre Lisitsa ailleurs et contre d'autres artistes qui adoptent une position critique face au régime pro-occidental de Kiev.
Afin d'isoler Lisitsa, ses opposants nationalistes ukrainiens l'ont traité de laquais du président Vladimir Poutine. Ce n'est qu'une insulte. Ce qui les heurte réellement est sa remise en question de leur discours mensonger.
Comme Lisitsa a expliqué dans un message Facebook annonçant la décision de l'OST de l’exclure, elle était pleine d'espoir que ce qu'elle nomme la «révolution de Maïdan» allait mettre fin à la domination de l'Ukraine par une oligarchie corrompue, mais cet espoir a été rapidement déçu.
«J'étais si fière de mon peuple!» écrit Lisitsa. «Mais la classe dirigeante ne lâche pas facilement prise. Elle a réussi à habilement canaliser la colère, pour la diriger contre d'autres ennemis, souvent imaginaires – et pire: tourner les gens contre eux-mêmes. Années après année, nous avons les mêmes riches qui restent au pouvoir, la misère et la pauvreté de toute part, des dizaines de milliers de morts, plus d'un million de réfugiés.»
Dans sa déclaration, Lisitsa explique qu'elle sentait qu'elle ne pourrait pas rester silencieuse tant que «le pays de ma naissance, de mon enfance, de mon premier amour... glisse de plus en plus rapidement dans l'abîme. Des enfants meurent sous les bombes, de vieilles dames meurent de faim, des gens sont brûlés vifs.»
Elle a dit qu'elle tentait d'exposer les abus qui ont lieu en Ukraine, en particulier contre la minorité russophone. «Je me suis servie de Twitter pour faire connaître l'autre côté de la médaille, celui que vous ne voyez jamais dans les grands médias.
« Pour vous donner juste un exemple: l'un de mes succès a été de confronter le magazine de mode français Elle, qui a publié un article glorifiant des femmes de l'armée ukrainienne. Après quelques recherches, j'ai montré au magazine à travers mes messages Twitter que la femme qu'ils avaient choisie pour la page de couverture était en fait une personne horrible, fière néonazie, raciste, antisémite, qui se vantait de tuer des civiles pour le plaisir! Le magazine a publié des excuses.»
La capacité de l’UCC et de ses partisans de cibler si agressivement ceux qui sont hostiles à ses positions de droite découle de la collaboration étroite dont ils bénéficient avec le gouvernement canadien et plus généralement de l'appui unanime de la classe dirigeante et de l'élite politique pour le projet des États-Unis et de l'OTAN qui consiste à transformer l'Ukraine en satellite de l'occident.
Le Canada est l'un des alliés les plus virulents du régime de Kiev depuis le coup d'État de février 2014 et participe à la mobilisation des forces de l'OTAN sur les frontières de la Russie.
Le gouvernement Harper fournit de l'aide militaire à l'armée ukrainienne. Mais il facilite également l'approvisionnement d'armement, incluant des armes à feu et des drones, pour l'armée ukrainienne et les milices ultranationalistes et fascistes qui s'y alignent, à travers l’UCC et son organisation Army SOS. Deux députés conservateurs ont pris part à la récente collecte de fonds d’Army SOS à Toronto qui a fait la collecte de plus de 50.000$ à dépenser pour des armes et de l'équipement militaire. (Lire: Le Canada aide le régime de Kiev à s’armer pour combattre la guerre civile en Ukraine)
Lors de rassemblements de l’UCC à Toronto le 22 février, le ministre de l'Immigration conservateur Chris Alexander a fait un discours inflammatoire dans lequel il donnait tout l'appui du gouvernement pour une trajectoire agressive envers la Russie. Il a parlé du conflit en Russie en disant qu'il s'agissait de «la question la plus importante à laquelle fait face le monde aujourd'hui», et a soutenu que «toutes les options» sont «sur la table» pour vaincre Poutine – un euphémisme signifiant la guerre totale avec la Russie – et a dit qu'il n'y avait «pas de scénario» de paix et de sécurité pour ce monde sans la défaite de la Russie en Ukraine.
Tels sont les sentiments encouragés par le gouvernement Harper parmi ses alliés de l'extrême droite dans l’UCC et c'est dans ce contexte que la persécution de Lisitsa doit être comprise. Quiconque remet en cause le discours officiel concernant la crise ukrainienne est traité de partisan de Poutine et de l'agression russe.
Le fait que l'OST se plie à cette campagne est un développement inquiétant. Dans des conditions où les droits démocratiques sont constamment sous attaque, l'OST a clairement signalé qu'il était prêt à sacrifier les droits de liberté d'expression et de liberté artistique pour accommoder les caprices de la classe dirigeante canadienne et ses alliés d'extrême droite.
La justification que l'OST a donnée pour sa décision pourrait difficilement être plus hypocrite. La déclaration de l'OST prétend que, «en tant qu'institution culturelle parmi les plus importantes au Canada, notre priorité doit être d'offrir une tribune aux grandes œuvres musicales et non pas à des opinions que certains jugent profondément offensantes».
L'OST n'a pas seulement offert une tribune à des groupes qui défendent la politique réactionnaire du régime de Kiev, incluant la persécution de la minorité russe d'Ukraine. Sa capitulation face aux demandes de censure de l’UCC vient consolider les forces qui font pression pour que les États-Unis et ses alliés interviennent militairement en Ukraine contre la Russie, ce qui risque de déclencher un conflit majeur entre les grandes puissances.
(Article paru d’abord en anglais le 9 avril 2015)