Derrière le désastre de Lac-Mégantic: La déréglementation, le profit et l’industrie ferroviaire canadienne
Par Carl Bronski
13 juillet 2013
Le déraillement de train de la semaine dernière à Lac-Mégantic, au Québec, et l’explosion des wagons-citernes remplis de pétrole qui a détruit la majorité du centre-ville et tué plus de 50 personnes ont exposé des pratiques inquiétantes dans le transport de matières dangereuses sur le réseau ferroviaire canadien.
Le développement fulgurant du transport de pétrole brut par train au cours des dernières années, combiné à la dégradation continue de l’infrastructure ferroviaire, à la réduction des effectifs et à la déréglementation de l’industrie a amené plusieurs observateurs à soutenir que la tragédie de Lac-Mégantic pourrait très bien se répéter dans d’autres villes à travers le pays.
La production de pétrole en Amérique du Nord a constamment augmenté au cours de la dernière décennie en raison du développement massif des sables bitumineux du nord de l’Alberta et de l’exploitation croissante des schistes bitumineux des gisements de Bakken au Dakota du Nord, au Montana, au Manitoba et en Saskatchewan.
Aujourd’hui, environ 10 % de tout le pétrole d’Amérique du Nord est transporté par train, par rapport à 2 % seulement il y a cinq ans. La plupart de ce trafic ferroviaire passe par les principaux centres urbains dans des wagons-citernes réputés pour être susceptibles de perforer dans le cas d’un déraillement. Le train de Lac-Mégantic est passé par Toronto la veille de l’explosion au Québec.
Selon l’Association des chemins de fer du Canada, le transport de pétrole par wagons-citernes au Canada est passé de 500 wagons en 2009 à environ 140.000 en 2013, soit une hausse de 28.000 %. Même si les oléoducs Keystone XL allant de l’Ouest canadien à la côte du golfe américaine et Northern Gateway partant de l’Alberta jusqu’à la côte de la Colombie-Britannique sont éventuellement construits, il est projeté que la production de pétrole au Canada et aux États-Unis excède la capacité des oléoducs d’un million de barils par jour d’ici 2025. Si le gouvernement américain n’approuve pas le prolongement du projet d’oléoduc Keystone XL en Alberta, un projet présentement au point mort, il est estimé que le transport de pétrole par chemin de fer au Canada augmentera d’un autre 42 % d’ici 2017.
Les compagnies ferroviaires canadiennes ont augmenté leurs marges de profit grâce à cet essor du transport. Canadian Pacific a élevé son revenu moyen par wagons de 12 % cette année à la suite d’une hausse des contrats de transport de pétrole. Cette année, la Compagnie des chemins de fer canadiens nationaux a gagné 14 % à la Bourse de Toronto. Montreal Maine and Atlantic (MMA), la compagnie ferroviaire impliquée dans l’explosion à Lac-Mégantic, a maintenu ses profits en utilisant le transport de pétrole pour compenser le déclin des contrats dans le transport du bois d’œuvre.
Bien que les déversements d’oléoduc deviennent un phénomène plus fréquent en Amérique du Nord – en raison des installations vieillissantes, de la réduction de la maintenance et des analyses de risque douteuses basées non sur les préoccupations en matière de sécurité environnementale, mais plutôt sur les exigences de profit des actionnaires des industries pétrolières, financières et de la construction – le danger d’un déversement pétrolier provenant d’un wagon-citerne est toujours considéré de trois à six fois plus grand que provenant d’un oléoduc. Les accidents de train sont plus susceptibles de causer des blessures immédiates et la mort. Les accidents d’oléoducs, toutefois, sont souvent plus importants, impliquant des impacts sur la santé et l’environnement plus importants et à plus long terme.
Les partisans du développement rapide des oléoducs Keystone XL et Gateway – un groupe qui comprend le premier ministre canadien Stephen Harper et son gouvernement conservateur, des éléments importants au sein du Congrès américain et de l’administration Obama, les grandes compagnies pétrolières et la majorité de l’élite patronale des deux pays – ont cyniquement profité du désastre de Lac-Mégantic afin de prôner les oléoducs comme une alternative sécuritaire à l’expédition toujours croissante de pétrole brut par train.
En exploitant cruellement cette tragédie, cependant, aucun de ces partisans n’a fait mention du fait que le pétrole contenu dans le train à Lac-Mégantic était du pétrole provenant des schistes bitumineux du Dakota du Nord – du pétrole qui ne sera jamais desservi par un oléoduc en raison de la courte «durée de vie» d’environ douze ans du gisement de Bakken. En fait, avec ou sans le nouvel oléoduc, le transport de pétrole par train va continuer de croître.
En réalité, la croissance des risques associés au transport de pétrole par train ou oléoduc est le produit d’un système économique qui met les profits devant le bien-être de la population.
La sécurité ferroviaire au Canada a été déréglementée sous les gouvernements libéraux et conservateurs successifs depuis les années 1990. Aujourd’hui, les compagnies ferroviaires mènent largement leurs propres inspections d’équipements, de pratiques et d’infrastructures. Cette soi-disant autoréglementation est simplement une carte blanche pour que les compagnies continuent de couper les coins ronds en matière de sécurité pour améliorer leurs résultats financiers. Des pratiques similaires ont été instituées dans les normes de l’industrie agroalimentaire, ce qui a entraîné des épidémies et causé la mort au cours de la dernière décennie.
En dépit de la hausse dramatique du transport de matières dangereuses, le financement destiné à Transport Canada au niveau des inspections a été réduit. Le budget total alloué au département du transport par les conservateurs de Harper a été réduit de 30 % au cours de la dernière année seulement. En 2011, un rapport du vérificateur général concluait que «Transport Canada n’a pas conçu ni implanté les pratiques de gestion nécessaires pour contrôler la conformité réglementaire» du transport des produits dangereux.
Les recommandations du Bureau de la sécurité des transports du Canada aux compagnies ferroviaires au niveau de la mise à jour des technologies de sécurité ne sont pas mises en œuvre. Les avancées technologiques, par exemple, permettent l’installation de dispositifs de commutations automatiques qui permettraient de rediriger d’urgence des trains – comme celui de Lac-Mégantic – vers des embranchements sécuritaires.
Le remplacement des wagons-citernes DOT-111, qui ont tendance à se perforer – le type de véhicule le plus fréquemment utilisé dans l’industrie, et celui utilisé par MMA dans le train à Lac-Mégantic – se fait à pas de tortue. Sous les pressions des compagnies, qui se plaignent des dépenses liées à l’élimination des DOT-111, le gouvernement a stipulé qu’ils n’ont à être remplacés par des wagons-citernes plus sécuritaires, aux murs plus épais, que lorsqu’ils sont mis hors service.
Les pressions de rentabilité forcent les compagnies à mener des opérations «minceur», réduisant les effectifs et augmentant les horaires de travail tout en lésinant sur l’entretien des infrastructures. Le train de Lac-Mégantic, par exemple, était supervisé par un seul conducteur responsable de 72 wagons et de cinq locomotives. Il a arrêté le train pour la nuit sur des rails usés après un quart de travail éreintant de 12 heures et a, en conformité avec les règles, apparemment laissé le train sans surveillance avec un moteur de locomotive partiellement opérationnel afin de maintenir les freins pneumatiques. La perte des freins pneumatiques, possiblement due à un feu qui s’était déclenché dans une locomotive sans surveillance en marche, pourrait expliquer pourquoi le train s’est déplacé et a dévalé la pente vers Lac-Mégantic.
Ed Burkhardt, le président de la MMA, a fait campagne pour des «équipes» d’une seule personne, dans laquelle un conducteur est responsable de conduire le train (soit manuellement ou par télécommande) et de faire le travail au sol. Mercredi, Transport Canada révélait qu’en 2012 il permettait à MMA de devenir la deuxième compagnie seulement à pouvoir effectuer du transport ferroviaire avec des équipes d’un seul homme au Canada. Transport Canada a aussi dit que, bien que cela soit rare, il n’y a pas de réglementation empêchant une compagnie de laisser un train en marche sans surveillance.
Burkhardt a fait fortune en supervisant la privatisation et la rationalisation des opérations ferroviaires en Nouvelle-Zélande, en Grande-Bretagne et Europe.
Au cours de la dernière décennie, plusieurs petits déraillements à basse vitesse sur des voies ferrées de la MMA mal entretenues ont causé des déversements de produits chimiques. Selon un rapport du Wall Street Journal, depuis 2000, les trains de la MMA ont déversé des produits chimiques à sept reprises, incluant un déversement de 13.000 litres de carburant diesel à Frontenac, juste à l’est de Lac-Mégantic, le mois dernier. En tout, le Bureau de la sécurité des transports rapporte 129 accidents, tant majeurs que mineurs, et 77 déraillements de trains de la MMA depuis 2003.
La préoccupation principale des patrons des chemins de fer pour la rentabilité a possiblement été le mieux illustrée par la direction du Canadian Pacific au cours du récent effondrement du Bow River Bridge près de Calgary, en Alberta. Lorsque le pont centenaire mal entretenu s’est effondré dans la rivière suite à une forte crue, des wagons du CP remplis de distillat de pétrole toxique menaçaient de s’écraser au fond du ravin. Le président du CP, Hunter Harrison, avait rejeté l’idée que le pont soit inspecté lorsque la crue commençait à monter. Fermer le pont, a-t-il soutenu, aurait «compromis les affaires».
Au cours des derniers jours, les présentateurs des réseaux télévisés et leurs équipes de tournage sont descendus à Lac-Mégantic pour filmer d’un ton solennel les conséquences de l’événement. Les rapports de la police sont diffusés en entier, les experts ferroviaires et les témoins sont interviewés. On peut voir les parents et les enfants en deuil. Peu d’attention, toutefois, est donnée aux causes systémiques sous-jacentes à la tragédie de Lac-Mégantic et à la liste croissante de désastres de santé publique qui ont secoué le Canada au cours des 15 dernières années – y compris l’empoisonnement en 2000 du réseau d’eau potable de Walkerton, l’épidémie de SRAS en 2003 et l’épidémie de listériose en 2008.
Depuis l’explosion de samedi dernier, le président de MMA Ed Burkhardt a cherché à maintes reprises à rejeter le blâme en parlant d’actes de «sabotage», des erreurs du service d’incendies, et des méfaits du conducteur du train. C’est finalement une citoyenne sous le choc qui a dit ce que personne des réseaux télévisés n’a osé dire. Lorsqu’on lui a demandé d’expliquer la cause de la tragédie, elle s’est tournée vers les caméras et a crié : «L’argent! L’argent! L’argent!»
(Article original paru le 11 juillet 2013)