63e Festival International du Film de Berlin – 7e partie
"Le style weimarien”: Une interview avec Rainer Rother, directeur de la rétrospective du Festival du Film de Berlin 2013
Par Stefan Steinberg et Berndt Reinhardt
10 juin 2013
Voici le septième article d’une série concernant le récent Festival du Film de Berlin, la Berlinale, qui a eu lieu du 7 au 17 février 2013. La première partie (part 1, en anglais ) a été mise en ligne le 21 février, la deuxième (part 2) le 27 février, la troisième (part 3) le 1er mars, la quatrième (part 4) le 4 mars, la cinquième (part 5)le 6 mars et la sixième (part 6) le 10 mars.
La section rétrospective de cette édition de la Berlinale, sous le titre « The Weimar Touch » (le style weimarien), a été dédiée à l’influence internationale du cinéma de la république de Weimar, de 1919 à 1939 (nommée d’après la ville allemande qui accueillit l’assemblée constitutionnelle suivant la 1re guerre mondiale). La période de Weimar, qui débuta à la suite de la victorieuse révolution russe d’octobre 1917 et se termina avec la prise de pouvoir par les fascistes hitlériens en janvier 1933, était marquée par de grands bouleversements sociaux et politiques.
Des milliers de cinéastes allemands étaient forcés de prendre le chemin de l’exile pendant la période de Weimar ou suivant l’avènement de Hitler. Certains d’entre eux émigrèrent vers d’autres pays européens, alors que la plupart se retrouvaient aux Etats-Unis. De nombreux artistes, juifs en particulier, furent assassinés plus tard dans les camps de concentration nazis.
Pendant le Festival du Film de Berlin, les reporters du WSWS Stefan Steinberg et Berndt Reinhardt ont parlé avec Rainer Rother, chef de la Deutsche Kinemathek (cinémathèque allemande) et directeur de la rétrospective de cette année.
WSWS : Quel était le concept de base de la rétrospective de cette année ?
Rainer Rother : Nous voulions faire une rétrospective pour célébrer notre 50e anniversaire et aussi notre collaboration avec le Museum of Modern Art (MOMA) de New York. L’idée était de donner une vue d’ensemble du cinéma de Weimar en nous concentrant sur son influence internationale.
Nous sommes vite tombés d’accord sur 1933 comme année-charnière – c.-à-d. l’année de la prise de pouvoir par les Nazis, qui marquait le début de l’exile de nombreux artistes de pointe qui faisaient partie d’une culture cinématographique très riche. Le cinéma international a bénéficié de l’exil forcé de ces artistes, et le cinéma allemand a souffert beaucoup de leur départ.
WSWS : Quelle était à votre avis la contribution apportée par les artistes allemands en exil au cinéma international ?
RR : Elle peut être localisée dans deux genres en particulier. Tout d’abord, le domaine du film opérette qui était très populaire sur le plan international aux débuts du film parlant. Il s’agit d’un genre musical très léger qui pouvait en même temps servir de véhicule pour aborder des thèmes sociaux d’actualité.
Le studio allemand Ufa a produit un certain nombre de tels films, y compris Les trois amis de la station service (Wilhelm Thiele, 1930), qui met en scène la crise économique, et Un rêve blond (Paul Martin, 1932), dont Billy Wilder fut coscénariste et qui aborde les dures conditions de travail.
L’autre genre est bien sûr le thriller. Si vous regardez des thrillers weimariens tels M le maudit (1931) ou Le testament du docteur Mabuse (1933) par Fritz Lang, vous constaterez qu’ils présentent un narratif assez sombre, le premier au sujet d’un abuseur d’enfants, l’autre au sujet d’une organisation criminelle importante. Ce type de film s’avérait plutôt populaire à l’étranger. Le caractère sombre des thèmes a trouvait une certaine résonance.
Lang continua de faire des films semblables au cours de ses premières années aux Etats-Unis, de même que Robert Siodmak en France. On peut dire que le film noir américain doit beaucoup aux influences non seulement allemande, mais européenne dans son ensemble. Les films reflétaient une certaine ambivalence, un certain caractère sombre qui plongeait ses racines dans la culture et les expériences sociales européennes. Ils touchaient une corde sensible auprès du public américain dans une période de scepticisme généralisé face à l’avenir.
WSWS : Klaus et Erika Mann écrivent au sujet de Lang qu’il commençait à vraiment s’intéresser aux problèmes humains et sociaux suite à sa fuite de l’Allemagne nazie aux Etats-Unis. Si vous regardez ses film hollywoodiens des années 1930 et 1940, vous constatez une emphase marquée sur les thèmes tels que la justice sociale, le sort des travailleurs ordinaires, combinée à une forme de représentation naturaliste.
RR : Oui, je me rallie complètement à cette vision. Je dirais cependant qu'on pouvait déjà voir le début de ce tournant dans M, le premier film dans lequel Lang s’intéresse vraiment à l’ambivalence de ces personnages. Pour moi, M est un film que je placerai dans un voisinage proche avec Furie (1936, avec Spencer Tracy et Sylvia Sidney, au sujet d’un quasi-lynchage).
WSWS : Une grande partie des émigrés étaient d’une orientation de gauche ou avaient au moins une attitude critique à l’égard de l’ordre social prévalant. Comment ce fait se reflétait-il dans l’influence qu’ils ont exercée sur le film international ?
RR : Plus de 2000 cinéastes furent poussés à l’exil vers la fin de la république de Weimar. La plupart de ceux qui perdaient leur emploi étaient des Juifs. Ils n’avaient pas le choix. Quiconque était Juif n’avait aucune chance de trouver un emploi sous (le ministre de propagande nazie Joseph) Goebbels. Ils ne pouvaient travailler que s’ils trouvaient un poste dans un autre pays.
Un certain nombre d’artistes d’orientation de gauche quittèrent l’Allemagne pour des raisons politiques – par exemple Bertolt Brecht et Lang. Dans notre rétrospective, nous avons essayé d’indiquer la diversité de leur œuvre et choisi 31 films au total sur la base d’une large gamme de critères.
WSWS : La première réaction de beaucoup d’amateurs vis-à-vis du cinéma weimarien est de souligner le rôle de l’expressionisme. Mais il y avait aussi des composants psychologiques et sociaux qui y jouaient un rôle important. Les exilés allemands arrivèrent en Amérique lorsque la Grande Dépression battait son plein, suivie du New Deal de Roosevelt. Ils avaient déjà fait des expériences douloureuses avec l’Allemagne nazie. Dans quelle mesure ces thèmes ont-ils pris racine en Amérique ?
RR : Le cinéma weimarien se caractérisait par une grande diversité. A côté de l’expressionnisme, il y avait aussi ce qu’on appelle les « films de rue », qui avaient leurs origines dans des productions de théâtre intimes et d’une certaine complexité psychologique, le cinéma de genre tel que les thrillers et la science-fiction, de même que des productions monumentales telles Metropolis par Lang (1927). De plus, à partir de la deuxième moitié des années 1920, on note une tendance marquée à réaliser des films sociocritiques.
De nombreux artistes allemands s’arrêtèrent dans un premier temps dans d’autres pays européens. Souvent, ils rencontraient des problèmes à trouver du travail et continuèrent leur chemin, beaucoup d’entre eux atterrissant en Amérique. A Hollywood, ils rencontrèrent de nouveaux problèmes. Ils travaillaient dans une autre langue et culture. Ils n’avaient pas la vie facile. En matière de films sociocritiques, il y avait déjà des cinéastes américains indigènes qui abordaient de tels sujets. Les exilés furent contraints de trouver une niche dans laquelle exercer leur travail – même s’ils avaient connu du succès en Allemagne.
WSWS : Le réalisateur allemand à succès F. W. Murnau a eu des problèmes à réussir la transition, mais Lang fut capable de s’adapter.
RR : Un autre exemple : le cinéaste français Jean Renoir avait de grandes difficultés à s’adapter au type très différent d’industrie cinématographique existant aux Etats-Unis dans les années 1940. Lang était en mesure de créer des films de genre américains pendant son exil, même des Westerns (The Return of Frank James, 1940, Western Union, 1941, Rancho Notorious, 1952), mais il est resté européen dans son cœur.
Cela apparaît clairement dans des films tels The Woman in the Window [1944] et Scarlet Street [1945], qui rappellent en quelque sorte The Blue Angel de Josef von Sternberg (1930, avec Marlene Dietrich). Lang était né à Vienne et avait grandi aux studios Ufa.
WSWS : Le départ des exilés fut une grande perte pour le cinéma allemand. Quelle en étaient les conséquences pour le cinéma allemand sous le fascisme et après la guerre ?
RR : Les studios Ufa firent leur propre analyse très sobre de l’état du cinéma allemand après 1933. Le chef de production conclut qu’après les purges des studios par Goebbels, il ne restait que dix réalisateurs capables de produire des films supérieurs à la moyenne. On entreprit une recherche de nouvelles têtes, mais ce fut particulièrement difficile en ce qui concerne les réalisateurs. L’année 1933 fut clairement un tournant pour le film allemand.
Les Juifs n’avaient pas de place en Allemagne ; il n’y avait pas de place pour des contenus politiques et sociocritiques dans le cinéma allemand. Les projets de films étaient strictement contrôlés par les censeurs de l’Etat. La période weimarienne était dénoncée dans le film de propagande nazie Le jeune Hitlérien Quex (Hitlerjunge Quex, 1933, montré aux Etats-Unis sous le titre Our Flag Leads Us Forward), mais il existait aussi une tentative de maintenir une sorte de continuité en réalisant, de façon très superficielle, certains types des films weimariens.
En ce qui concerne la période de l’après-guerre, la rupture de continuité dans le film allemand constituait une perte énorme. La sorte d’ironie et d’humour qui caractérisaient les films populaires abordant des thèmes sociaux manquait dans le cinéma allemand de l’après-guerre. Je pense à L’Opéra de quat’ sous (G.W. Pabst, 1931) ou Les trois amis de la station service.
La tradition weimarienne de la revue et du théâtre musical populaire est complètement absente du film allemand dans les années 1950, 1960 et 1970. Elle apparaît de l’autre côté de l’Atlantique, le plus éminemment dans Certains l’aiment chaud (Some like it hot, 1959), par Billy Wilder.
WSWS : On dit souvent que Weimar représente le point culminant du cinéma allemand. Partagez-vous cet avis ?
RR : Weimar est certainement l’un des temps forts de l’histoire cinématographique allemande, en raison de la diversité et de l’expérimentation si caractéristiques pour le travail des artistes weimariens. C’était une période où la collaboration des architectes, cameramen et techniciens de lumière avec les auteurs et les réalisateurs ouvrait de nouveaux horizons qui ont continué à enrichir le reste du monde cinématographique.
De pair avec le cinéma révolutionnaire russe, le cinéma weimarien, avec son intégration raffinée de thèmes psychologiques et sociaux, était un modèle pour le cinéma international. En ce sens, il était plus innovateur que n’importe quelle autre période dans l’histoire du cinéma allemand. Le « Nouveau cinéma allemand » des années 1960 et 1970 faisait partie d’un développement européen qui a également trouvé son expression dans la Nouvelle Vague française et le film polonais innovateur. L’interaction entre ces tendances variées était beaucoup plus prononcée.
En même temps, le renouveau du film classique weimarien fut un élément important dans le renouveau du film allemand dans les années 1960 et 1970. Il y avait un slogan « le cinéma de grand-père est mort », se référant au cinéma commercial insipide des années 1950.
Afin de trouver un nouveau langage cinématographique, de nouveaux jeunes réalisateurs se sont penché sur Weimar, bien qu’il soit notoire que Volker Schlöndorff a du aller travailler à Paris avec Louis Malle pour découvrir les grands cinéastes weimariens. D’autres, à l’instar de Wim Wenders et Rainer Werner Fassbinder, on trouvé leur chemin en passant par des films américains réalisés par des exilés européens. Le feuilleton télévisé du jeune Fassbinder, Huit heures ne font pas un jour (Acht Stunden sind kein Tag 1972), doit beaucoup au cinéma sociocritique de la république de Weimar. Il y avait cette conscience que quelque chose manquait, et beaucoup de ce que les cinéastes identifiaient comme absent, ils l’ont trouvé dans le cinéma weimarien.
WSWS : Qu’est-ce qui était à la base de cette grande variété, ce mélange grisant de talents et d'artistes différents, cette fertilité ? A notre avis, il est largement imputable à l’instabilité économique et politique du capitalisme pendant cette période, sous des conditions où la révolution russe ouvrait des perspectives pour une nouvelle et meilleure forme de société.
RR : Peut-être qu’on pourrait le formuler ainsi : il y avait une certaine démoralisation sociale après l’effondrement de l’empire allemand suivant la première guerre mondiale. Les fondements de la société antérieure avaient implosé – le résultat en était un effondrement moral et économique. Ceci fit émerger une culture qui soulevait toute sorte de questions au sujet de l’avenir et se reflétait dans le cinéma weimarien, dans son attitude exploratrice et inquisitrice envers des thèmes qui touchaient des millions de vies.
Les films allemands de Murnau en sont un exemple magnifique, mais le Metropolis de Lang pose également toutes sortes de questions et sape des certitudes acceptées concernant le futur. C’était une culture qui demandait continuellement : sommes-nous sur la bonne voie ? Une tendance renforcée par la crise économique. En ce sens, la société et la culture allemandes étaient moins stables que celles de la France et de la Grande Bretagne, et plus similaires à la situation en Union soviétique au sens d’une quête de quelque-chose de nouveau permettant de trouver une nouvelle base de développement.
Pour la génération actuelle, Weimar est très loin, 80 ans en arrière, mais je souhaite qu’une attention plus grande soit portée au cinéma weimarien, et j’espère que notre rétrospective contribuera à en renforcer la connaissance.
(Article original paru le 13 mars 2013)