« La Révolution d’Octobre a été l'événement le plus important du 20ème siècle. »
Interview avec Alexander Rabinowitch
Par Wolfgang Weber
6 juin 2011
Le 6 juin 2011, l’historien américain, Alexander Rabinowitch tiendra une conférence à l’université de Vienne dont le sujet sera son dernier livre, The Bolsheviks in Power: The First Year of Bolshevik Rule in Petrograd (Les bolcheviques au pouvoir : la première année du régime bolchevique à Saint Petersbourg). La conférence est parrainée par l’institut d’Histoire contemporaine de l’université en collaboration avec la faculté d’études historiques et culturelles de l’Université de Vienne (Autriche) et la maison d’édition Mehring Verlag qui publie la version allemande du livre. Voir détails : (details here).
Professeur Rabinowitch
Le professeur Rabinowitch participera à une réunion débat avec le maître de conférences, Dr Finbarr McLoughlin. McLoughlin est un expert en histoire de l’Union soviétique et il a surtout mené et publié des recherches sur la terreur stalinienne dans les années 1930 et sur ses victimes parmi les membres des partis communistes et sociaux-démocrates d’Autriche et d’autres pays européens.
Les bolcheviques au pouvoir est le résultat de plus de trois décennies de recherches intensives, y compris dans les archives soviétiques. Dans une critique antérieure de cette œuvre, le WSWS avait incité à l'étude la plus approfondie et à la discussion sur cet ouvrage tout en signalant certaines divergences avec l’analyse politique des événements décrits. (Voir « Bolsheviks in Power—Professor Alexander Rabinowitch’s important study of the first year of soviet power »)
Alexander Rabinowitch effectue actuellement des recherches dans les archives de Saint Petersbourg. Il travaille actuellement sur son prochain livre traitant de la deuxième année du régime des bolcheviques.
Avant son voyage à Vienne, le World Socialist Web Site a interviewé Rabinowitch sur sa carrière d'historien et sur son travail sur l’histoire de la Révolution russe.
WSWS: D'où vous vient cet intérêt si fort pour l’histoire et la culture russes et tout particulièrement la Révolution d’Octobre ?
C’était un développement tout à fait naturel. Ma mère et mon père sont d’origine russe et j’ai grandi, entouré d’intellectuels russes distingués, dans une communauté d’émigrés russes en Nouvelle-Angleterre [au Nord-Est des Etats-Unis]. Parmi eux se trouvaient le célèbre fondateur des études russes aux Etats-Unis, l’historien de Harvard et ancien révolutionnaire socialiste, Michael Karpovich, et le menchevik en vue et principal archiviste et historien de la social-démocratie russe, Boris Nicolaevskii.
WSWS: Qu’avez-vous, avant tout, cherché à accomplir dans vos recherches et vos écrits ?
Sous l’influence des membres de la communauté d’immigrés dans laquelle j’ai grandi, dont les vies de tous ont été bouleversées par la Révolution d’Octobre ainsi que par la Guerre froide, mon objectif initial était d’acquérir une meilleure compréhension d’un ennemi dangereux. Mais, lors de mes premières recherches, j’ai acquis la certitude que la Révolution d’Octobre, et l’expérience révolutionnaire russe en général, était un processus politique et social d’une importance historique énorme mais encore mal compris et très peu étudié.
Après cela mon but a été et reste à ce jour, de tenter de comprendre et de reconstruire ce processus aussi objectivement que possible et d’une manière qui soit pertinente pour les experts et le grand public simplement intéressés à acquérir des connaissances exactes sur l’un des événements fondamentaux de l’histoire mondiale.
WSWS: Sur quelles sources vous êtes-vous appuyé pour votre travail ?
Je me suis surtout servi des principaux journaux contemporains, de documents et de témoignages publiés, et sur des mémoires inédits accessibles dans d’importants dépôts d’archives occidentaux de matériel slave à la bibliothèque publique de New York (New York Public Library) et surtout aux archives Hoover et à la Bibliothèque de l’université de Stanford. Le début de mes recherches a toutefois coïncidé avec le commencement d’échanges universitaires entre les Etats-Unis et l’Union soviétique.
Durant l’année universitaire 1963-1964, en tant qu’étudiant diplômé à Moscou, mes sources de bases se sont infiniment élargies du fait de l’accès à des documents essentiels et rares publiés et non disponibles à l’Ouest. Malheureusement, à cette époque les archives historiques russes restaient hermétiquement fermées aux universitaires non soviétiques tout comme à la plupart des historiens russes.
WSWS: Après l’effondrement de l’Union soviétique, quel a été l’impact de l’ouverture des archives russes sur votre travail de recherche, vos conditions de travail et vos relations avec les collègues russes ?
L’impact de l’ouverture progressive des archives historiques soviétiques, qui a commencé en 1990, a été énorme. Cela m'a permis tout à coup d’examiner des dossiers du gouvernement, du parti et des agences syndicales, de fond en comble, ainsi que des dossiers personnels et des mémoires inédits. Pour moi, ce fut totalement inattendu, extrêmement passionnant et une enrichissante tournure des événements.
Avant l’implosion du système soviétique, notamment en 1963-1964, avant l’éviction de Khrouchtchev, j’avais pu développer des relations amicales, biens que limitées avec de jeunes historiens soviétiques. Sous Brejnev, ces relations étaient devenues considérablement plus restreintes. Après la parution de mes premières publications, mes écrits ont été immédiatement interdits et j’ai été publiquement attaqué comme étant un « falsificateur bourgeois. »
Sur le plan personnel, cependant, j’ai été en mesure de garder des amitiés personnelles bien que clandestines même avec certains historiens qui m’avaient attaqué ouvertement. Tout cela s’est progressivement amélioré à la fin des années 1980, bien avant l’effondrement de l’Union soviétique. Après quoi, les relations se sont normalisées. Et je suis content de pouvoir dire que ma vie professionnelle et personnelle s’est extrêmement enrichie grâce aux relations collégiales très étroites, chaleureuses et immensément gratifiantes avec des universitaires en Russie.
WSWS: En quoi vos idées sur le Parti bolchevique de 1917 et sur la Révolution d’Octobre, auxquelles vous êtes parvenu du fait de vos recherches d’il y a 30 ou 40 ans, diffèrent- elles de l’interprétation dominante traditionnelle ?
Les historiens soviétiques et la plupart des historiens occidentaux considèrent traditionnellement le Parti bolchevique comme une unité étroitement soudée, un parti essentiellement monolithique et avançant de manière unie derrière un dirigeant infaillible, V.I. Lénine. La principale différence entre eux était que les historiens soviétiques décrivaient la Révolution d’Octobre comme un soulèvement soutenu en général par un mouvement populaire, tandis que les historiens occidentaux avaient tendance à considérer « Octobre » comme rien d’autre qu’un coup d’Etat militaire exempt de tout soutien populaire significatif.
A mon avis, au lendemain de la révolution de février 1917, les bolcheviques se réorganisèrent en un parti de masse disposant d’étroits liens interactifs avec les travailleurs, les soldats et les marins, et dont la direction se divisait tout au long de l’année en ailes modérées, centristes et radicales ou léninistes. Chacune de ces ailes, à mon avis, a contribué de manière significative au triomphe du parti en octobre. De plus, je pense que la Révolution d’Octobre n’a été ni un mouvement populaire ni un coup d’Etat, bien qu’elle comportât des éléments tant de l’un que de l’autre ; ce fut plutôt l'événement culminant d’un processus politique et social extrêmement complexe, dynamique, et ancré dans le développement de la Russie antérieur à la Révolution de Février et exacerbé par la participation à une guerre qui était en train de se perdre.
WSWS: Après avoir puisé dans les archives de Saint Petersbourg et de Moscou pendant près de deux décennies, est-ce que les résultats eurent un impact sur les conceptions que vous aviez développées avant 1990 ? Avez-vous dû revoir votre point de vue ?
Non. A vrai dire, s’il fallait relever quelque chose, mes années de travail à fouiller les archives historiques russes autrefois fermées ont renforcé ma conception première. C’est précisément la raison pour laquelle j’ai choisi d’étudier les éléments qui ont façonné la construction de l’Etat soviétique durant la guerre civile plutôt que d’envisager une édition révisée de mon livre sur la Révolution d’Octobre à Saint Petersbourg, Les bolcheviques arrivent au pouvoir.
WSWS: Comment évaluez-vous la lutte menée par Lénine au sein de son propre parti en avril 1917 pour réorienter le parti vers la tâche de la prise du pouvoir au lieu de simplement soutenir un gouvernement bourgeois sans tsar ? Il avait dû combattre politiquement la majorité de son propre comité central à l’époque. Quelle était l’ampleur des divisions existantes ? Ont-elles duré au-delà d’Octobre 1917, et si oui, comment se sont elles traduites ?
L’effort payant de Lénine d’orienter le parti vers une révolution socialiste précoce en Russie lors de la Septième conférence du parti en avril 1917, fut l’un des moments décisifs de l’histoire de la révolution, bien que cela n’ait pas mis fin au conflit au sein du parti. La division entre les modérés du parti, dirigés par Léo Kamenev qui jugeait qu’une révolution socialiste en Russie était prématurée, et les léninistes qui croyaient que le succès d’une révolution socialiste en Russie fournirait l’étincelle nécessaire à l’éruption de révolutions mondiales décisives, était profonde et a duré comme une force majeure jusqu’à la fin de l917. Après Octobre, elle a été reflétée dans les âpres conflits entre les modérés et les léninistes au sujet de la composition et du statut du nouveau gouvernement début novembre et de la politique relative à l’Assemblée constituante en décembre.
WSWS: Comment décririez-vous les relations existant entre Lénine et Trotsky à partir de mai 1917 ?
Trotsky n’a officiellement rejoint le parti bolchevique que fin juillet au Sixième congrès pan-russe du parti. Des membres du Comité inter-districts de Trotsky, tels Volodarskii et Uritskii avaient rejoint la direction bolchevique bien plus tôt. Néanmoins, les relations entre Lénine et Trotsky furent empreintes d’un respect mutuel tout au long de 1917. Trotsky avait été emprisonné pour avoir pris la défense de Lénine immédiatement après l’échec du soulèvement de juillet 1917, il avait remplacé Lénine durant la période précédant la Révolution d’Octobre et il fut le plus fervent partisan de Lénine durant la lutte avec les modérés dans les jours qui suivirent.
WSWS: Votre travail de recherche et de publication concernant la Révolution russe couvre le renversement du régime tsariste en Février 1917, le gouvernement provisoire qui par la suite a poursuivi la guerre, le soulèvement de Juillet et enfin la Révolution d’Octobre – tout ceci représente déjà un accomplissement qui aurait pu vous amener à cesser votre travail d’historien pour contempler votre vie universitaire avec satisfaction. Au lieu de cela, vous vous êtes lancé dans l’étude des premières années de la construction de l’Etat soviétique. Pourriez-vous expliquer quelle est votre motivation et quels sont vos projets pour y parvenir ?
Je n'aurais, en aucun cas, cessé toute recherche historique sérieuse en 1976, à la parution de l’édition américaine de Les bolcheviques arrivent au pouvoir . Il se trouve que j'aime beaucoup la recherche historique et l’écriture. Toutefois, j’avais sérieusement envisagé de choisir un autre sujet. La raison pour laquelle je ne l’ai pas fait est double. D’abord, j’étais resté fasciné par l’époque révolutionnaire et consterné de voir à quel point elle était mal comprise et mal représentée. Ensuite, et ce qui est encore plus important, mes conclusions quant au caractère du parti bolchevique en 1917 et les raisons de son succès en Octobre soulevaient des questions fondamentales et intrigantes sur les éléments qui avaient modelé le caractère du parti bolchevique et le système soviétique et qui exigeaient des réponses. Bref, je suis devenu un passionné du problème et le suis encore.
WSWS: Vous écrivez pour un vaste lectorat et vous semblez convaincu que, près de 100 ans après cet événement, l'étude et la connaissance approfondies de la Révolution d’Octobre est d'une grande importante, et pas uniquement pour quelques historiens universitaires. Pouvez-vous expliquer pourquoi ?
Et bien, maintenant que j’y pense, il y a une autre raison expliquant pourquoi je suis un passionné de cette époque révolutionnaire : c'est à cause de son immense importance historique. A mon avis, la Révolution d’Octobre 1917 en Russie a très certainement été l’un des événements les plus important du 20ème siècle, sinon le plus important.
La révolution a eu lieu dans ce qui était alors le troisième plus vaste pays du monde, avec une population de plus de 165 millions et couvrant une région trois fois aussi grande que les Etats-Unis et plus grande que la Chine et l’Inde réunies. Elle a porté au pouvoir Lénine et les bolcheviques, en faisant dérailler la possibilité que la Russie ne devienne une démocratie libérale selon le modèle occidental. Il faut garder à l’esprit que la révolution avait commencé comme une expérience de socialisme égalitaire. En 1918, et jusque durant les années 1920, elle a suscité des soulèvements révolutionnaires partout en Europe, et pas seulement en Europe.
Sous Staline, le système politique engendré par « Octobre rouge » fut transformé en une dictature toute puissante, ultra répressive et autoritaire. Et pourtant, en Europe la menace d’une reprise d' « Octobre rouge » est restée. En 1933, ceci avait contribué à l’arrivée au pouvoir de Hitler qui avait promis de détruire l’Union soviétique et le bolchévisme une fois pour toute. Et donc, la voie qui a mené à la Seconde guerre mondiale était tracée. Après la victoire des alliés, le système soviétique de Staline s’est étendu à l’Europe centrale et orientale.
La crainte de la propagation du communisme a contribué à provoquer la Guerre froide entre l’Est et l’Ouest et qui a duré jusqu’à l’implosion du système soviétique en 1991. Assurément, la Révolution d’Octobre a eu un rôle central dans la manière dont s'est développée l’histoire moderne de l’Europe et, bien sûr, l’histoire mondiale. Et cela démontre combien il est important que les gens qui pensent, partout dans le monde, en ait la connaissance – et pas seulement des experts universitaires comme moi.
(Article original paru le 1er juin 2011)