Importante contribution à la compréhension de la révolution permanente
Witnesses to Permanent Revolution : The Documentary Record ensemble d’articles commentés et traduits par Richard B. Day et Daniel Gaido
Par David North
13 septembre 2010
La publication de Witnesses to Permanent Revolution : The Documentary Record représente un événement important dans l’histoire des fondements théoriques de la révolution d’Octobre 1917. Les documents présentés dans ce volume substantiel (677 pages) — compilés, traduits et commentés par les historiens Richard B. Day et Daniel Gaido — constituent une étude exhaustive des controverses et polémiques desquelles a émergé la théorie de la révolution permanente. Day et Gaido ont produit un ouvrage indispensable pour ceux qui souhaitent comprendre le développement de la théorie marxiste et de la stratégie révolutionnaire au XXe siècle.
Richard Day, qui a enseigné pendant de nombreuses années à l’Université de Toronto à Mississauga, est une autorité respectée dans le domaine de l’histoire, de l’économie et de la politique soviétiques. Son ouvrage le plus connu, Leon Trotsky and the Politics of Economic Isolation (1973), reste un exposé important des questions théoriques essentielles sous-jacentes aux luttes politiques économiques en Union soviétique dans les années 1920. Le travail de Day sur la vie et les idées de E. A. Preobrazhensky, comprenant une traduction de son ouvrage Decline of Capitalism (1985), a sorti des oubliettes historiques cette figure importante de l’opposition de gauche trotskyste qui fut assassiné par Staline en 1937. Le professeur Day a écrit des essais sur une vaste gamme de sujets, dont la philosophie marxiste. Il prépare actuellement la publication d’un nouveau volume d’écrits jusqu’à présent inconnus de Preobrazhensky.
Daniel Gaido est né en Argentine et a vécu et étudié en Israël pendant plus d’une décennie. Il a participé activement à la lutte pour la défense des droits démocratiques des Palestiniens. Gaido est récemment retourné en Argentine. Il compte un livre parmi ses publications : The Formative Period of American Capitalism : A Materialist Explanation (2006). L’histoire des États-Unis n’est pas son seul domaine de recherche, comme en fait foi l’ouvrage présenté ici. Gaido qui a beaucoup écrit sur l’histoire du mouvement socialiste allemand, prépare actuellement une histoire du Parti social-démocrate allemand de la période de la IIe internationale.
L’objectif central de Witnesses to Permanent Revolution est la reconstruction de l’impressionnante portée intellectuelle de la discussion au cours de laquelle la théorie de la révolution permanente est apparue. Sans contester le rôle décisif joué par Trotsky dans l’élaboration de la théorie de la révolution permanente et, de façon plus importante encore, dans sa mise en oeuvre stratégique et pratique dans les luttes de la classe ouvrière russe, Day et Gaido cherchent à faire connaître au lecteur les contributions d’autres importants penseurs socialistes tels que Franz Mehring, Rosa Luxemburg, Alexander Helphand (Parvus), Karl Kautsky et David Ryazanov, ce dernier étant moins connu. Trotsky ne se serait jamais objecté à l’élaboration d’un compte rendu détaillé des origines de la théorie avec laquelle il est si intensément et personnellement identifié.
En 1923, les attaques fractionnelles contre Léon Trotsky, lancées par la troïka du Politburo formée par Zinoviev, Kamenev et Staline, se sont rapidement transformées en une campagne contre la théorie de la révolution permanente. Tous les supposés échecs personnels et erreurs politiques de Trotsky, tels que sa soi-disant « sous-estimation de la paysannerie » et son « anti-bolchevisme » invétéré provenaient de cette pernicieuse doctrine. Ce discours était répété encore et encore. Entre avril et octobre 1917, la théorie de la révolution permanente avait fourni les fondements stratégiques de la lutte du Parti bolchevique contre le gouvernement provisoire bourgeois et ses alliés mencheviks. Mais six ans plus tard, cette même théorie était dénoncée comme une déviation hérétique des principes marxistes. Devant la distorsion de ses propres idées, mais également la falsification de l’histoire de la théorie socialiste, Trotsky a écrit, en proie à une évidente exaspération :
L’expression « révolution permanente » est une expression de Marx qui l’appliquait à la révolution de 1848. Dans la littérature marxiste révolutionnaire, ce terme a toujours eu droit de cité. Franz Mehring l’employait pour la Révolution de 1905-1907. La révolution permanente, c’est la révolution continue, sans arrêt. [1]
Day et Gaido corroborent l’insistance de Trotsky quant à la provenance marxiste de la théorie de la révolution permanente. Comme ils le soulignent, Marx avait écrit dès 1843 dans son essai sur La question juive que l’État ne pourrait arriver à l’abolition de la religion « qu’en se mettant en contradiction violente avec ses propres conditions d’existence, en déclarant la révolution à l’état permanent ». [2] De façon plus significative, en mars 1850, dans leur Adresse du Comité Central à la Ligue des communistes, Marx et Engels écrivent, en opposition à la petite bourgeoisie démocrate, que la tâche des travailleurs est de
rendre la révolution permanente, jusqu’à ce que toutes les classes plus ou moins possédantes aient été écartées du pouvoir, que le prolétariat ait conquis le pouvoir et que non seulement dans un pays, mais dans tous les pays régnants du monde l’association des prolétaires ait fait assez de progrès pour faire cesser dans ces pays la concurrence des prolétaires et concentrer dans leurs mains au moins les forces productives décisives. Il ne peut s’agir pour nous de transformer la propriété privée, mais seulement de 1’anéantir; ni de masquer les antagonismes de classes, mais d’abolir les classes ; ni d’améliorer la société existante, mais d’en fonder une nouvelle. [3]
Le concept de la permanence de la révolution a été développé à la lumière de l’expérience des luttes de classes qui ont balayé l’Europe en 1848. À peine un peu plus d’un demi-siècle s’était écoulé depuis que les Jacobins, représentant l’aile la plus radicale de la petite bourgeoisie démocrate, avaient écrasé, à l’aide de la terreur révolutionnaire, l’ancien régime féodal et jeter les fondements de l’établissement d’un État bourgeois en France. Dans la période intermédiaire, la structure sociale de l’Europe était devenue plus complexe. La nature et les implications politiques des conflits politiques qui persistaient entre les élites bourgeoises et aristocrates étaient modifiées par l’émergence d’une nouvelle force sociale, le prolétariat — une classe sans propriété. La bourgeoisie avait maintenant peur qu’un soulèvement populaire contre la vieille aristocratie, qui mobiliserait les nouvelles masses prolétariennes, pouvait assumer des dimensions qui menaceraient non seulement ce qui restait des privilèges féodaux, mais également la propriété capitaliste.
Ainsi, lors des luttes de 1848 et immédiatement après, la bourgeoisie a cherché à contenir la lutte révolutionnaire — aux dépens de la classe ouvrière. En France, le vieux centre de la révolution et l’État européen le plus avancé politiquement, les nouveaux rapports de classe trouvèrent une expression brutale dans le massacre du prolétariat parisien en juin 1848 par des forces militaires sous le commandement du général Cavaignac. À l’extérieur des frontières de la France, la bourgeoisie était prête à négocier des compromis avec la vieille aristocratie, allant même jusqu’à abandonner la demande pour l’établissement d’une république démocratique et accepter la continuation de la domination aristocratique sur l’État. Tel fut le destin de la révolution allemande, au cours de laquelle la bourgeoisie — terrifiée par les insurrections populaires et le « spectre du communisme » – capitula politiquement devant l’aristocratie prussienne.
La trahison par la bourgeoisie de « sa » révolution bourgeoise a été facilitée par les représentants de la petite bourgeoisie de « gauche » — qui, à chaque moment critique, s’est montré comme un allié des plus traîtres à la classe ouvrière. Comme Marx et Engels ont expliqué dans l’Adresse du Comité Central à la Ligue des communistes :
Les petits bourgeois démocratiques, bien loin de vouloir bouleverser toute la société au profit des prolétaires révolutionnaires, tendent à modifier l’ordre social de façon à leur rendre la société existante aussi supportable et aussi commode que possible. [4]
La classe ouvrière, concluent Marx et Engels, ne doit pas laisser ses luttes et ses intérêts limités et trahis. Les travailleurs doivent plutôt contribuer
eux-mêmes à leur victoire définitive bien plus par le fait qu’ils prendront conscience de leurs intérêts de classe, se poseront dès que possible en parti indépendant et ne se laisseront pas un instant détourner – par les phrases hypocrites des petits bourgeois démocratiques – de l’organisation autonome du parti du prolétariat. Leur cri de guerre doit être : La révolution en permanence! [5]
Cinquante ans plus tard, au tournant du XXe siècle, la signification politique et les implications de ce cri de bataille allaient devenir le sujet de débats intenses au sein du mouvement socialiste russe en rapide croissance. Il était indéniable que le pays évoluait inexorablement vers une révolution démocratique qui allait balayer 300 ans de régime autocrate. Mais au-delà de cette prémisse commune, des vues foncièrement divergentes se développaient en ce qui a trait à la dynamique des classes, les objectifs politiques, et enfin, les conséquences socio-économiques du mouvement révolutionnaire. La Révolution russe allait-elle suivre le modèle « classique » de la Révolution française de 1789-1794, dans laquelle le renversement de l’autocratie féodale mena éventuellement à la domination politique bourgeoise, basée sur des rapports économiques capitalistes ? Ou la révolution démocratique en Russie, se développant plus d’un siècle plus tard dans des conditions socioéconomiques nettement différentes, allait prendre nécessairement une forme profondément différente ? Y avait-il dans la Russie de 1900, comme dans la France de 1790, une bourgeoisie révolutionnaire ? La bourgeoisie russe était-elle réellement prête à mener, ou même à soutenir une lutte révolutionnaire contre l’autocratie ?
Et par-dessus tout, comment le développement de la révolution démocratique serait-il influencé par le fait que la force sociale la plus active et la plus dynamique en Russie à l’aube du XXe siècle était la classe ouvrière industrielle ? Les grèves des années 1890 avaient déjà révélé l’immense puissance de la classe ouvrière qui croissait rapidement en nombre tandis que le flux de capitaux étrangers pénétrant en Russie finançait une industrialisation à grande échelle. Quel rôle ce prolétariat industriel allait-il jouer dans la révolution démocratique ? Il ne faisait aucun doute que sa force serait décisive dans le renversement de l’autocratie. Mais est-ce que la classe ouvrière accepterait le simple transfert du pouvoir politique à son ennemi de classe, la bourgeoisie ? Ou est-ce que les travailleurs iraient au-delà des limites de la révolution démocratique « classique », en cherchant à s’emparer du pouvoir pour entreprendre une restructuration économique radicale de la société qui violerait l’intouchable propriété capitaliste ?
Le simple fait de poser ces questions menait inévitablement à une reconsidération et à une élaboration plus approfondie du concept de la révolution permanente de Marx et Engels. Les documents inclus dans ce volume témoignent de la profondeur intellectuelle des discussions qui se sont déroulées au sein des mouvements socialistes russe et allemand entre 1903 et 1907. Avec en arrière-plan la crise politique croissante de l’autocratie, l’insatisfaction grandissait à l’égard de la perspective politique guidant le Parti ouvrier social-démocrate de Russie depuis sa fondation. Des objections théoriques et politiques émergeaient de la conception de la révolution démocratique qui acceptait trop facilement que le renversement du tsar mettrait inévitablement et nécessairement le pouvoir politique entre les mains de la bourgeoisie russe.
Cette perspective était principalement associée avec les travaux de G. V. Plekhanov, le « père du marxisme russe ». Plekhanov soutenait que dans la lutte contre le tsarisme, la classe ouvrière devait être l’alliée de la bourgeoisie libérale. Une fois l’autocratie renversée, une version russe de la démocratie parlementaire serait établie. Le parti de la classe ouvrière devait entrer au parlement russe en tant qu’opposition socialiste, cherchant à pousser le régime démocratique libéral le plus à gauche possible. Mais le pays continuerait à se développer, pendant une période indéfinie, sur des bases capitalistes. Éventuellement, bien que personne ne savait précisément quand, la Russie deviendrait suffisamment mature tant politiquement qu’économiquement pour le socialisme. À ce point, la classe ouvrière procéderait alors au renversement du régime bourgeois.
Le problème central de cette perspective était qu’elle cherchait à interpréter la nature et les tâches de la révolution démocratique, conformément à une formule qui avait déjà été éprouvée par l’histoire. En effet, Plekhanov ainsi insisté dès 1889, que la révolution démocratique en Russie ne pourrait triompher qu’en tant que révolution ouvrière. Mais si comme Plekhanov ne cessait de soutenir, la classe ouvrière devait être la force décisive dans le renversement de l’autocratie, pourquoi est-ce que le pouvoir politique aboutirait-il nécessairement entre les mains de la bourgeoisie libérale? La seule réponse que Plekhanov pouvait mettre de l’avant dans un effort pour faire taire ces questions, était que le développement économique de la Russie n’était pas suffisamment avancé pour permettre à la classe ouvrière d’assumer son pouvoir politique et permettre la mise en oeuvre de mesures à caractères socialistes.
De façon significative, le premier théoricien important a suggérer que le développement russe emprunterait un sentier très différent de celui prévu par le modèle traditionnel de la révolution démocratique bourgeoise fut Karl Kautsky. Entre 1902 et 1907, Kautsky rédigea une série d’articles, reproduits dans ce volume, qui minèrent grandement l’autorité de la perspective doctrinaire de Plekhanov, et contribuèrent au développement d’une attitude critique envers les traditions dépassées en encourageant le travail de défrichage d’une jeune génération de théoriciens sociaux-démocrates russes et polonais comprenant Léon Trotsky et Rosa Luxemburg.
Dans un article intitulé « les Slaves et la révolution » paru en 1902, Kautsky remet en question l’affirmation que la bourgeoisie russe jouera un rôle révolutionnaire dans la lutte contre le tsarisme. La dynamique des rapports de classe avait profondément changé depuis l’ère des premières révolutions démocratiques. « Après 1870, écrit Kautsky, la bourgeoisie de tous les pays a commencé à perdre tout ce qui lui restait d’ambitions révolutionnaires. À partir de ce moment, être révolutionnaire signifiait également être socialiste. » [6]
Dans un autre article influent, au titre provocateur « Dans quelle mesure le Manifeste du parti communiste est dépassé? » rédigé en 1903, puis remanié en 1906, Kautsky explique que
jusqu’à présent, s’il faut parler d’une erreur dans le Manifeste et d’un point nécessitant critique, ce serait précisément à propos du « dogme » de la bourgeoisie révolutionnaire en termes politiques. Le déplacement même de la révolution par l’évolution des 50 dernières années provient justement du fait qu’il n’y a plus de bourgeoisie révolutionnaire. [7]
Ce témoignage fidèle à l’histoire du rôle immense joué par Kautsky avant la Première Guerre mondiale dans le développement de la perspective de la révolution permanente représente l’une des plus importantes réussites de l’anthologie de Day-Gaido. Ces derniers ont déclaré qu’ils espéraient que la publication des écrits de Kautsky sur la révolution russe aiderait à « aller au-delà de la vue erronée et stéréotypée de Kautsky en tant qu’apôtre du quiétisme et du réformisme empêtré dans la phraséologie révolutionnaire. » [8] Ils ajoutent :
Cette vision — qui est en fait une vaste généralisation de la polémique anti-bolchevik de Kautsky après 1917 — a d’abord été développée par le philosophe ultra-gauchiste Karl Korsch dans sa réponse à l’ouvrage de Kautsky Die materialistische Geschichtsauffassung (1927), puis s’est établie dans les cercles universitaires après la publication du livre d’Erich Matthias, Kautsky and Kautskyianism. Le principal biographe de Kautsky, Marek Waldenberg, a produit nombre de documents pour réfuter cette thèse, qui n’était partagée ni par Lénine ou Trotsky, les deux ayant toujours recommandé les textes de la période révolutionnaire de Kautsky aux ouvriers communistes. [9]
Comme Lénine et Trotsky insistaient, la trahison subséquente du socialisme par Kautsky fut un rejet de ses propres travaux. Lorsque Lénine utilisa la phrase, « Combien Kautsky écrivait bien autrefois », il exprimait son propre désarroi et sa colère quant à l’effondrement politique et intellectuel de l’homme qui avait été son mentor. Ce volume montre pourquoi la trahison de Kautsky en août 1914 fut un tel choc pour toute une génération de révolutionnaires. L’anthologie comprend tellement de passages splendides des écrits révolutionnaires de Kautsky qu’il est difficile de résister à la tentation d’inonder notre compte-rendu de citations révélant le « pape du marxisme » de la Deuxième Internationale comme un polémiste remarquablement perceptif, visionnaire et résolu. En rétrospective, il est possible de détecter (comme nous verrons plus loin) des faiblesses politiques dans certaines conceptions avancées par Kautsky, notamment lorsqu’il écrit à propos des implications d’une confrontation directe entre la classe ouvrière et l’État. Mais le contraste entre cette image stéréotypée de Kautsky comme une espèce de professeur hurluberlu et distrait, attendant avec complaisance l’arrivée de la révolution, cadeau de la nécessité historique, et l’homme véritable tel qu’il était, apparaît avec une force singulière. Dans un document publié en février 1904 et intitulé « Questions révolutionnaires », Kautsky s’oppose à ce fatalisme politique qui était, selon de nombreux critiques universitaires, sa marque de commerce :
Le monde n’est pas organisé de façon à toujours mener au triomphe de la révolution lorsqu’elle est essentielle pour l’intérêt de la société. Lorsque nous parlons de la nécessité de la victoire du prolétariat et du socialisme qui en découlera, nous ne voulons pas dire que la victoire est inévitable, ou même, comme beaucoup de nos critiques pensent, qu’elle surviendra automatiquement avec une certitude fataliste, même si la classe révolutionnaire reste passive. La nécessité doit être comprise ici dans le sens que la révolution représente la seule possibilité de développement progressiste. Là où le prolétariat ne réussit pas à l’emporter sur ses opposants, la société ne sera pas en mesure de se développer; elle doit soit stagner, soit se décomposer. [10]
Dans un autre essai, « Les Sans-Culottes de la Révolution française », écrit à l’origine en 1889 et republié en 1905, on trouve un véritable panégyrique de la terreur révolutionnaire. Selon Kautsky, la terreur du régime jacobin « était plus qu’une arme de guerre pour déconcerter et intimider l’ennemi interne tapi; elle servait également à inspirer la confiance parmi les défenseurs de la révolution contre les ennemis de l’extérieur. » [11]
Et qu’en est-il de cette affirmation selon laquelle Kautsky, était un incorrigible matérialiste « vulgaire », n’ayant aucune compréhension que ce soit du rôle de l’élément subjectif en politique? Que sa conception des forces motivant l’action des masses ne reconnaissait seulement que des impulsions économiques impersonnelles arides, et qu’il n’avait jamais réussi à comprendre que les émotions et les idéaux jouaient un rôle significatif dans l’activité politique de la classe ouvrière? Ceux qui ont accepté ce portrait stéréotypé de Kautsky seront surpris de découvrir qu’il considérait l’absence de « romantisme révolutionnaire » parmi les travailleurs américains et la prévalence parmi les intellectuels de ce qu’il appelait « le capitalisme de l’âme le plus dénué de scrupules qui soit » comme des facteurs significatifs de la faiblesse du socialisme aux États-Unis. [12]
Comme l’anthologie le démontre bien, la participation active de Kautsky dans les débats de la question russe n’était pas simplement l’expression d’une gentille préoccupation paternaliste pour le travail de ces jeunes camarades engagés dans une lutte à la vie et à la mort contre l’État policier réactionnaire sauvage présidé par le tsar. Les événements en Russie, surtout au lendemain de la guerre russo-japonaise et de l’éclatement de la Révolution de 1905, ont été perçus par Kautsky et sa proche alliée d’alors, Rosa Luxemburg, comme essentiels au sort du mouvement socialiste en Allemagne.
Tout comme Luxemburg, Kautsky était profondément préoccupé par l’autorité croissante des syndicats qui déterminaient la ligne politique du SPD (Parti social-démocrate allemand). En dépit de la victoire formelle des marxistes orthodoxes sur le courant révisionniste d’Édouard Bernstein lors du congrès du parti à Dresde en septembre 1903, la pression exercée par les syndicats représentait un danger encore plus grand à l’existence du SPD en tant que mouvement révolutionnaire. L’éruption de la Révolution de 1905 intensifia les conflits politiques au sein du parti.
Les grèves de masse en Russie furent perçues par les leaders des forces de gauche au sein du SPD comme annonciatrices d’un nouvel esprit de lutte révolutionnaire et d’abnégation en Allemagne. Même Rudolf Hilferding, qui devint plus tard un archi-réformiste, fut inspiré par le soulèvement russe. Il écrit à Kautsky le 14 novembre 1905 : « L’effondrement du tsarisme est le début de notre révolution, de notre victoire qui approche. Nous espérons que le résultat attendu de façon erronée par Marx lors du mouvement historique de 1848 se concrétisera maintenant. » [13]
Kautsky était encore plus enthousiaste à propos des luttes de masse. Il écrivait en juillet 1905 : « La révolution en permanence est précisément ce dont les ouvriers de Russie ont besoin. » [14] Kautsky déclara qu’« une ère de développements révolutionnaires a commencé. L’époque des avancées lentes, pénibles et à peine perceptibles va maintenant laisser la place à une époque de révolutions, de soudains bonds en avant, peut-être de grandes défaites occasionnelles, mais aussi — nous devons avoir confiance dans la cause du prolétariat — éventuellement à de grandes victoires. » [15]
Mais la révolution qui fit prendre une envolée aux tendances militantes au sein du SPD remplit la direction syndicale d’horreur et de révulsion. Redoutant l’influence de l’exemple russe, le cinquième congrès des syndicats libres sociaux-démocrates, qui se réunit en mai 1905 à Cologne, rejeta l’approche des grèves de masse et interdit toute agitation qui en ferait la promotion. Le président du SPD, August Bebel, attaque alors le syndicalisme « pur et simple » et soutient une résolution votée par le congrès du parti à Jena en septembre 1905, appuyant l’approche de la grève de masse dans la lutte pour les droits démocratiques.
Par rapport à la décennie précédente toutefois, l’équilibre du pouvoir entre le SPD et les syndicats avait changé de façon drastique au désavantage du parti. Bien qu’ils aient été fondés sous la direction du parti, les syndicats voyaient leurs effectifs et leurs comptes bancaires croîtrent et développaient des intérêts distincts et clairement anti-révolutionnaires. Comme Theodore Bömelburg, un porte-parole des syndicats, l’avait carrément déclaré, ce que ceux-ci recherchaient avant tout, c’était « la paix et la tranquillité ». [16] En 1905, le revenu annuel des syndicats était approximativement 50 fois plus importants que celui du SPD. Dans la mesure où le SPD devenait de plus en plus dépendant des subsides des syndicats, le parti est devenu soumis à leurs demandes. Par ailleurs, des leaders expérimentés du SPD comme Bebel voyaient la possibilité que les syndicats se détachent du SPD. Aussi créèrent-ils en alliance avec les sections des révisionnistes, un parti « ouvrier » se présentant comme antirévolutionnaire. Cela créait des conditions pour une attaque violente de l’État contre le SPD. La pression sur les leaders du SPD pour apaiser les syndicats était énorme. Ainsi, en dépit de l’adoption de la résolution quant à la question de la grève de masse lors du congrès de Jena, la direction du SPD rencontra secrètement la commission générale des syndicats. Bebel capitula devant la demande des syndicats de s’engager à ce que le SPD « tente d’empêcher toute grève de masse en autant que possible ». [17] La commission générale mit en garde le SPD que, dans l’éventualité d’une grève politique, les syndicats lui retireraient son appui. L’unique concession des syndicats fut qu’ils ne travailleraient pas ouvertement à saboter la grève. Compte tenu de l’hostilité marquée de la direction syndicale envers tous ce qui menaçait de radicaliser les rapports de classe, on peut douter que le SPD ait cru le moindrement en cette concession.
Cette période fut le point culminant de la longue carrière révolutionnaire de Kautsky. Alors qu’il défendait Luxemburg contre les attaques acerbes des chefs syndicaux, celle-ci en parlait affectivement et avec admiration, le surnommant « Karolus Magnus » (le grand Karl). Le terrible désappointement et l’amertume ressentie par Luxemburg suite à la dérive subséquente de Kautsky vers la droite (que Kautsky justifia dans sa correspondance privée comme une tentative d’apaiser les syndicats) ne peuvent être compris que dans le contexte de leur longue relation.
L’anthologie comprend bien entendu, d’importants documents provenant des rangs du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (POSDR). Parmi ceux-ci figurent deux documents écrits par David Borisovich Gol’dendakh, dont le nom de parti était Ryazanov. Né à Odessa en 1870, il allait devenir un historien et archiviste infatigable de l’héritage littéraire de Marx et Engels. Après la Révolution bolchevique, il dirigea l’Association des archives d’État et contribua à mettre sur pied l’Académie socialiste et l’Institut Marx-Engels. Il voyagea en Europe occidentale, négociant avec divers officiels sociaux-démocrates, et acquérra une vaste quantité de documents reliés à Marx et Engels.
Ce brillant érudit marxiste eut également une carrière importante en tant que théoricien révolutionnaire. Tout comme Trotsky, il était à l’extérieur des factions bolcheviques et mencheviks. En 1917, il était, encore une fois tout comme Trotsky, membre de l’organisation interrayons (Mezhraionka) avant d’entrer au parti bolchevique à l’été de la même année. Le rôle de Ryazanov au lendemain de la prise du pouvoir par les bolcheviks, au cours de laquelle il tenta de trouver un terrain d’entente avec une section des mencheviks, a attiré l’attention académique d’Alexander Rabinowitch dans son ouvrage The Bolsheviks in Power (Indiana University Press, 2007). La longue carrière révolutionnaire de Ryazanov, sa connaissance approfondie de la théorie marxiste et de l’histoire du mouvement socialiste, de même que ses vastes intérêts culturels, l’ont désigné comme l’une des premières et inévitables cibles de la campagne de Staline pour détruire l’intelligentsia marxiste révolutionnaire en URSS. Ryazanov fut d’abord arrêté en février 1931 et accusé d’être membre du « Centre menchevik » et d’« activités de sabotage sur le front historique ». Ryazanov, écrit Trotsky, « fut victime de son honnêteté. » [18] Expulsé du parti et déporté à Saratov, Ryazanov fut arrêté à nouveau en 1937. Le 21 janvier 1938, il fut condamné à mort par le soi-disant collège militaire et fusillé le même jour.
Le premier document de Ryazanov présenté dans cette anthologie remonte à 1902-1903, et est intitulé The Draft Program of ‘Iskra’ and the Tasks of Russian Social Democrats. Compte tenu de la longueur du document d’origine qui compte 302 pages, Day et Gaido ont choisit bien évidemment de ne présenter que quelques extraits représentatifs. C’est un document intéressant qui est le reflet de l’intensité du conflit de factions qui, en rétrospective, annonçait la scission qui allait éclater au deuxième congrès du POSDR en septembre 1903. Par ailleurs, le document suggère certainement la présence d’un mécontentement à l’égard de la conception plekhanoviste du caractère et de la forme essentiellement bourgeois de la révolution russe à venir. Cependant, nous pensons ici que Day et Gaido exagèrent cette position en affirmant que « la critique de Ryazanov à l’égard du programme de l’Iskra est remarquable en cela qu’elle devance dans à peu près tous les détails la théorie de la révolution permanente… » [19]
Il y a en effet certaines formulations par lesquelles Ryazanov tente de définir les tâches de la classe ouvrière de façon à aller au-delà de la subordination à la domination bourgeoise vue par Plekhanov au lendemain de la révolution. Ryazanov exprime également une attitude sceptique, qui allait plus tard se développer avec plus de force dans les écrits de Parvus et de Trotsky, quant à la suggestion que la paysannerie pouvait jouer un rôle indépendant significatif dans la lutte révolutionnaire. Cependant, les formulations de Ryazanov quant à la nature du régime révolutionnaire à venir restent en quelque sorte hésitantes : il écrit que la révolution « indéniablement se fera sur la base de rapports bourgeois de production et en ce sens, sera certainement ‘bourgeoise’… Mais elle sera également, du début à la fin prolétarienne dans le sens où ce sera le prolétariat qui en sera l’élément dirigeant et qui laissera son impression de classe sur tout le mouvement. » [20] Dans une autre partie du document, il affirme : « La république démocratique est la forme dans laquelle la lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie se développera librement. » [21] Ces formulations ont une portée substantiellement moins importante que celles employées par la suite par Trotsky, qui affirmait que la classe ouvrière n’allait pas seulement laisser son empreinte sur la révolution, mais qu’elle allait également s’emparer du pouvoir d’État.
Une importante partie du document de Ryazanov — les sections les plus faibles — est une attaque contre le Que faire? de Lénine, notamment quant à l’insistance de ce dernier sur le fait que la conscience socialiste ne peut se développer spontanément au sein de la classe ouvrière, mais qu’elle doit lui être insufflée de l’extérieur. « Le camarade Lénine va trop loin, écrit Ryazanov en se lançant dans une violente polémique contre cette idée. Les observations de Day et Gaido indiquent qu’ils sont dans une certaine mesure sympathiques à la position de Ryazanov. Cependant, c’est précisément sur cette question — que le socialisme est apporté à la classe ouvrière depuis l’extérieur de sa sphère de luttes économiques spontanées et d’activités pratiques — que l’influence de Kautsky sur Lénine est la plus prononcée. Dans Que faire?, Lénine reproduit un long passage écrit par Kautsky, dans lequel celui-ci explique que « la conscience socialiste est un élément importé du dehors (Von Aussen Hineingetragenes) dans la lutte de classe du prolétariat, et non quelque chose qui en surgit spontanément (urwüchsig). » [22] En dépit de son opposition au réformisme, le document de Ryazanov met de l’avant des positions qui, sous certains aspects essentiels, s’apparentent à ceux des partisans de l’économisme, la principale cible du Que faire? Day et Gaido notent au passage qu’un historien écrivant en 1970, avait décrit la critique de l’Iskra menée par Ryazanov comme de l’« économisme révolutionnaire ». [23]
Le second document de Ryazanov qui fut écrit environ trois années plus tard, au milieu de la Révolution de 1905, comprend des formulations beaucoup plus proches de celles développées par Trotsky et Parvus. Mettant l’accent sur l’aspect central de la « question de la propriété », Ryazanov écrit :
En concentrant tous ses efforts à compléter ses propres tâches, elle [la classe ouvrière] approche simultanément du moment où la question ne sera plus la participation à un gouvernement provisoire, mais plutôt la prise du pouvoir par la classe ouvrière et la conversion de la révolution « bourgeoise » en un prologue direct à la révolution sociale. [24]
Dans l’évolution de la théorie et de la stratégie de la révolution russe, la conception de Lénine de la « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie » apparaît en 1905 comme une solution de rechange importante à la conception orthodoxe de Plekhanov. La perspective de Lénine diffère de celle de Plekhanov sur deux aspects fondamentaux, chacun ayant des implications politiques et pratiques d’une immense portée. D’abord, bien que Lénine caractérise la révolution à venir comme étant bourgeoise, il exclut tout à fait que cette révolution puisse être dirigée, et encore moins menée à sa conclusion décisive, par la bourgeoisie russe. Contrairement à Plekhanov, Lénine rejette catégoriquement toute alliance politique avec les libéraux bourgeois. En outre, pour Lénine, l’importance historique essentielle de la révolution « bourgeoise » ne réside pas dans la création d’institutions parlementaires démocratiques, mais plutôt dans la destruction radicale de tous les vestiges des rapports féodaux dans les campagnes. C’est pourquoi Lénine place la « question agraire » au centre de la révolution démocratique. Comme Trotsky insiste dans son dernier grand article sur les origines de la théorie de la révolution permanente, « Avec infiniment plus de force et de consistance que Plekhanov, Lénine considère la question agraire comme le problème central du renversement démocratique en Russie ». [25]
De cette analyse découle une stratégie politique fondamentalement différente de celle de Plekhanov. La victoire de la révolution démocratique, qui dans les campagnes est synonyme d’expropriation des vastes terres de la vieille classe des propriétaires fonciers, ne peut être obtenue que par la mobilisation massive des dizaines de millions de paysans russes. La bourgeoisie russe, hostile à toute forme d’actions de masse dirigée contre la propriété privée, ne pourra sanctionner ou diriger un renversement révolutionnaire des rapports de propriété prévalant dans les campagnes. Mais ce n’est pourtant que par la mobilisation de la paysannerie, qui constitue la vaste majorité de la population de la Russie, que le régime tsariste pouvait être renversé.
En conséquence, pour Lénine, l’orientation de Plekhanov vers la bourgeoisie libérale signifiait la perte de la révolution. L’allié essentiel de la classe ouvrière dans la lutte révolutionnaire contre le régime tsariste était la paysannerie. C’est de cette évaluation de la dynamique de la révolution démocratique que Lénine développa sa conception d’une nouvelle forme de pouvoir d’État révolutionnaire qui allait remplacer l’autocratie tsariste : la dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie.
La conception de Lénine de la révolution démocratique fit de la faction bolchevik du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (ce n’est pas avant 1912 que les bolcheviks se déclarent un parti indépendant) une opposition politique irréconciliable avec la bourgeoisie et toutes les tendances mencheviks qui, sous une forme ou une autre, insistaient que seule une république parlementaire bourgeoise libérale représenterait l’unique résultat politique légitime au renversement du Tsar. Mais Lénine faisait une distinction des plus claires entre les révolutions démocratique et socialiste. La dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie, telle qu’envisagée par Lénine, serait établie sur la base de rapports capitalistes. Lénine explique en 1905 :
Cependant ce ne sera évidemment pas une dictature socialiste, mais une dictature démocratique. Elle ne pourra pas toucher (sans que la révolution ait franchi diverses étapes intermédiaires) aux fondements du capitalisme. Elle pourra, dans le meilleur des cas, procéder à une redistribution radicale de la propriété foncière au profit de la paysannerie; appliquer à fond un démocratisme conséquent jusque et y compris la proclamation de la République; extirper non seulement de la vie des campagnes, mais aussi de la vie des usines, les survivances du despotisme asiatique; commencer à améliorer sérieusement la condition des ouvriers et à élever leur niveau de vie; enfin, last but not least, étendre l’incendie révolutionnaire à l’Europe. Cette victoire ne fera encore nullement de notre révolution bourgeoise une révolution socialiste; la révolution démocratique ne sortira pas directement du cadre des rapports sociaux et économiques bourgeois; mais cette victoire n’en aura pas moins une portée immense pour le développement futur de la Russie et du monde entier. [26]
Comme Trotsky écrira plus tard, le programme de Lénine « constituait un énorme pas en avant » allant au-delà de la conception de la révolution bourgeoise de Plekhanov. [27] Mais il soulevait toute une série de questions théoriques et politiques révélant les ambiguïtés et les limites de la formulation de Lénine. Plus particulièrement, la conception de Lénine prévoyait la création d’une nouvelle forme d’État sans précédent au sein duquel le pouvoir serait partagé par deux classes, le prolétariat et la paysannerie. Comment ce pouvoir serait partagé entre elles? De plus, comme Lénine savait pertinemment, la destruction des anciennes propriétés foncières et la redistribution des terres ne signifiait pas la fin de la propriété privée des terres. La paysannerie resterait attachée à la propriété privée, bien que sur une base plus équitable. Mais elle serait également hostile au prolétariat et à toute aspiration et orientation socialistes opposées à la propriété privée. Cette contradiction essentielle dans l’orientation sociale des deux classes remettait en question la viabilité de la dictature démocratique de Lénine.
En dépit des limites du programme de Lénine, celui-ci marquait dans un sens historique objectif, un jalon important dans le développement de la pensée révolutionnaire russe. Nous sommes en conséquence quelque peu étonnés de l’attitude inconsidérée et presque dédaigneuse de Day et Gaido envers la position de Lénine. Dans un passage notamment, on ressent qu’ils prêchent pour leur paroisse, ce qui affaiblit leur recueil commenté du débat sur la théorie de la révolution permanente qui est, de façon générale, autrement excellent. Day et Gaido écrivent :
Le problème avec la notion de Lénine d’une « dictature démocratique du prolétariat et de la paysannerie » était évident : en Russie, il n’y avait pas de parti révolutionnaire petit-bourgeois avec lequel coopérer. Lénine pensait qu’un tel parti ferait son apparition éventuellement, mais c’était difficilement là une assise pratique sur laquelle baser une tactique politique. [28]
Ce jugement est surprenant. Indépendamment des limites de la théorie de Lénine, celles-ci n’étaient certainement pas « évidentes ». Si tel eut été le cas, les critiques de Trotsky à l’égard de la perspective de la « dictature démocratique » et son développement ultérieur de la théorie de la révolution permanente, n’auraient pas été un accomplissement intellectuel aussi impressionnant. Aussi, on peut difficilement reprocher à Lénine de laisser ouverte la possibilité d’un parti paysan de masse en Russie. Le développement éventuel du Parti socialiste révolutionnaire SR qui recueillera une base de masse, bien qu’instable, au sein de la paysannerie, donna raison à Lénine. Enfin, il faut se rappeler que Lénine appartenait à une génération qui avait atteint la maturité politique au lendemain de la catastrophe de la Commune de Paris. L’incapacité des travailleurs de Paris de rallier la paysannerie française à leurs côtés avait été un facteur décisif ayant permis au régime bourgeois de Versailles de détruire la Commune en mai 1871. Cela n’était pas un échec politique qui allait rapidement tomber dans l’oubli. Pour Lénine, le sort de la classe ouvrière en Russie (et par extrapolation, dans tout pays comprenant une importante population agraire) dépendait sur la capacité de gagner le soutien de la paysannerie. Il est toujours essentiel de se rappeler du cadre historique. Seulement 34 ans séparent la Commune de Paris de la Révolution de 1905. La destruction de la Commune était un événement moins distant pour la génération de Lénine en 1905 que ne l’est la chute de Saïgon en mai 1975 avec aujourd’hui!
Il y a également un autre aspect dans la formulation de la dictature démocratique par Lénine qui reste toujours important : sa compréhension de la nature contradictoire du mouvement paysan révolutionnaire — et par-dessus tout, son insistance que les insurrections paysannes et les confiscations massives de terres ne mèneraient pas nécessairement à la destruction des rapports capitalistes — étaient à la fois subtiles et perspicaces. Abordant un problème qui allait encore et encore être source de confusion politique au sein de la gauche (parmi les admirateurs par exemple de Castro et de Mao, des naxalites et même du sous-commandant Marcos au Mexique), Lénine combattait la fausse conception répandue que le radicalisme paysan était socialiste — même lorsque celui-ci luttait pour la distribution de la terre aux paysans pauvres. Lénine insistait sur le fait que la nationalisation de la terre était une composante essentielle de la révolution démocratique, et que sous certaines conditions, celle-ci était essentielle au développement du capitalisme. Expliquant en quoi la nationalisation des terres est une mesure démocratique plutôt que socialiste, Lénine écrit :
L’incompréhension de cette vérité fait des socialistes révolutionnaires les idéologues inconscients de la petite bourgeoisie. La social démocratie doit insister sur cette vérité, dont la signification en théorie comme en politique pratique, est inappréciable, car il en découle l’obligation de sauvegarder l’entière indépendance de classe du parti du prolétariat dans le mouvement « démocratique général » d’aujourd’hui. [29]
Les désastres militaires de la Russie dans sa guerre contre le Japon ont provoqué l’éruption de la révolution qui allait commencer avec le massacre des ouvriers de Saint-Pétersbourg manifestant devant le palais d’hiver le 9 janvier 1905. L’explosion sociale au sein de l’empire russe servit de puissant catalyseur au développement de la théorie révolutionnaire. Les deux personnages qui jouèrent un rôle central dans la formulation de la théorie de la révolution permanente furent Parvus et Trotsky.
Winter Palace, 1905 revolution
Même 85 ans après sa mort en Allemagne, Parvus (1867-1924) reste un personnage énigmatique, sinon même mystérieux. On se rappelle beaucoup plus de lui pour ses viles activités commerciales pendant la Première Guerre mondiale, après qu’il ait abandonné le mouvement révolutionnaire, que pour ses travaux remarquables en tant que théoricien marxiste à la fin du XIXe et au début du XXe siècles. Mais il est indiscutable que Parvus, né Alexander Helphand, a joué un rôle essentiel dans la vie du mouvement révolutionnaire en Russie et en Allemagne. Il se fit d’abord remarquer des socialistes européens avec ses attaques contre le révisionnisme d’Édouard Bernstein. Ses premiers articles contre les positions de Bernstein apparurent dans la presse socialiste allemande en janvier 1898, avant même que Luxemburg, et même Kautsky, ne se jettent dans la mêlée. Les articles de Parvus sont non seulement importants parce qu’ils sont apparus au bon moment, mais ils renferment également une remarquable compréhension des questions économiques de l’Allemagne et du capitalisme mondial qui ont laissé l’impression que Bernstein ne savait pas vraiment de quoi il parlait.
Comme le reconnut plus tard Trotsky, ses réflexions sur la dynamique du développement révolutionnaire russe furent grandement influencées par Parvus. C’est Parvus, écrit Trotsky, qui a « définitivement transformé la conquête du pouvoir par le prolétariat d’un but ‘final’ astronomique à une tâche pratique de notre époque. » [30] Tant Parvus que Trotsky ont reconnu que la création du soviet de Saint-Pétersbourg en octobre 1905 ouvrait la voie à d’énormes possibilités pour la classe ouvrière. Parvus soutenait que toute conception de « tâches » appropriées de la révolution provenant de calculs abstraits du développement soi-disant « objectif » des forces productives nationales, tout en ignorant la dynamique non moins objective des forces de classe se manifestant en situation révolutionnaire, était tout à fait inadéquate. La prise du pouvoir par la classe ouvrière, soutenait Parvus, était devenue une possibilité. Il rejeta l’argument menchevik selon lequel la classe ouvrière, sur la base d’un calcul fataliste des ressources économiques disponibles, était obligée de se tenir à l’écart et de regarder respectueusement la bourgeoisie s’emparer du pouvoir. Dans un exposé brillant sur l’interaction entre la politique et l’économie, Parvus ouvre la voie à une formulation beaucoup plus agressive de la stratégie révolutionnaire prolétarienne :
Si les rapports de classe étaient déterminés par le cours historique des événements de façon simple et directe, alors il n’y aurait aucune raison de nous tracasser : tout ce que nous aurions à faire serait de calculer le moment opportun pour la révolution sociale de la même façon que les astronomes prédisent le mouvement des planètes, puis de nous asseoir et d’observer. En réalité, les rapports entre les classes produisent principalement des luttes politiques. Mais plus important encore, c’est que le résultat final de cette lutte est déterminé par le développement des forces de classe. Tout le processus historique au complet qui s’étend sur des siècles, dépend certes d’une multitude de conditions secondaires d’ordre économique, politique, national et culturel, mais par-dessus tout, il dépend de l’énergie révolutionnaire et de la conscience politique des protagonistes — de leur tactique et de leur habileté à saisir le moment politique. [31]
Parvus ne déclarait pas que la Russie était mûre pour l’établissement du socialisme. Il affirmait catégoriquement que « Sans une révolution sociale en Europe de l’Ouest, il est actuellement impossible en Russie de réaliser le socialisme. » [32] Mais il croyait que l’élan de la lutte des classes pouvait créer les conditions qui permettraient à la classe ouvrière de s’emparer du pouvoir. Elle utiliserait ensuite ce pouvoir de façon à faire progresser le plus possible ses intérêts.
Parvus ne tentait pas de prédire le cours exact du développement révolutionnaire. Dans sa vision, la politique implique une interaction complexe de forces, d’influences et de facteurs permettant d’innombrables variantes de développement. Il prévoyait un processus de lutte prolongée, dans lequel le renversement de l’autocratie tsariste ne représenterait que le point de départ de la révolution. Parvus soutenait :
Plaçant le prolétariat au centre et à la tête du mouvement révolutionnaire du peuple tout entier et de l’ensemble de la société, la social-démocratie doit simultanément le préparer pour la guerre civile qui suivra le renversement de l’autocratie — lorsqu’il sera attaqué par le libéralisme bourgeois et agraire et trahi par les radicaux politiques et les démocrates.
La classe ouvrière doit comprendre que la révolution et l’effondrement de l’autocratie ne sont pas la même chose, et que, pour pouvoir faire une révolution politique, il sera nécessaire de lutter tout d’abord contre l’autocratie, puis contre la bourgeoisie. [33]
L’article remarquable de Parvus « Qu’est-ce qui a été accompli le 9 janvier ? » renferme une richesse d’idées politiques reflétant la sagesse d’une période politique qui est, pour ce qui en est du moins de la compréhension des réalités de la lutte des classes, d’un niveau incomparablement plus élevé que le nôtre. Discutant des problèmes soulevés par le combat aux côtés d’alliés instables et temporaires, Parvus conseille :
1) Ne pas brouiller les lignes organisationnelles. Marcher séparément mais frapper à l’unisson.
2) Ne pas hésiter dans nos demandes politiques.
3) Ne pas dissimuler les divergences d’intérêt.
4) Surveiller nos alliés de la même façon que nous surveillons nos ennemis.
5) Préférer tirer avantage de la situation créée par la lutte plutôt que de maintenir une alliance. [34]
À la fin de 1905, Trotsky écrit « Avant le 9 janvier ». Une traduction en anglais complète de cet ouvrage apparaît pour la première fois dans cette anthologie. Cet article est une dénonciation précise et dévastatrice de la pourriture politique des représentants libéraux de la bourgeoisie russe. Trotsky relate leur attitude molle et soumise envers le régime tsariste dans une période de crise montante, causée par la défaite dévastatrice de l’armée russe dans sa guerre contre le Japon. Il décrit avec dédain comment les politiciens libéraux ont accepté cette guerre :
Ce n’était pas assez pour les libéraux que de s’associer aux sales besognes dans cet odieux massacre. Ils ont encore pris sur eux une partie des dépenses, ou plus exactement, ils ont cautionné le chargement de ces sommes sur le dos du peuple. Ils ne se sont pas contentés de tolérer en silence et d’être 1es complices muets du tsar. Non à coup de trompe ils ont proclamé leur solidarité morale avec les auteurs du plus grand des forfaits… L’un après l’autre, ils ont répondu à la déclaration de la guerre par des prononciations de loyauté, faisant appel à la rhétorique officielle des séminaires pour exprimer leur idiotie politique…
Et la presse libérale ? Cette presse libérale, misérable, balbutiante, rampante, tortueuse, débauchée et débaucheuse! [35]
On pourrait pardonner à quelqu’un qui croit que le jeune Trotsky est en train de décrire le Parti démocrate américain et le New York Times actuel. Mais il y a plus d’un siècle, la tromperie du libéralisme bourgeois était déjà bien comprise des socialistes.
Même dans une anthologie qui comprend les travaux d’autres écrivains brillants, dans les premiers essais de Trotsky, on découvre une nouvelle perspective qui trouve son expression de façon originale et puissante. Et ce qui est encore plus remarquable dans ces premiers écrits, c’est la conceptualisation et l’articulation vivide d’un mouvement de masse révolutionnaire de la classe ouvrière qui se profile, ainsi que la force élémentaire de sa lutte pour s’emparer du pouvoir. En ce sens, le contraste avec les écrits de Kautsky est frappant. Même dans les meilleurs ouvrages de ce dernier, lorsqu’il formule et défend une perspective révolutionnaire, le portrait que Kautsky dépeint du choc des forces de classe s’opposant est détaché et semble refléter ses doutes intérieurs. Il laisse ouverte la possibilité, de façon peu convaincante, que la classe ouvrière puisse être capable d’effrayer son ennemi de classe sans avoir recours à la violence, forçant ainsi la bourgeoisie à céder le pouvoir! Il écrit :
La classe qui se soulève doit avoir les instruments nécessaires de la force à sa disposition si elle veut déposséder la vieille classe dominante, mais il n’est pas inconditionnellement nécessaire de l’employer. Dans certaines circonstances, la conscience seule de l’existence de tels instruments peut suffire à contraindre une classe sur son déclin à conclure un accord paisiblement avec un opposant devenu tout-puissant. [36]
Il ne faut pas oublier que Kautsky était bien conscient de l’hostilité nourrie au sein de diverses sections du SPD, et tout particulièrement des syndicats, à la moindre suggestion que le parti puisse croire en l’inévitabilité, ou pis encore, défendre l’idée de la lutte armée pour le pouvoir. Il n’était pas sans savoir non plus que la formulation imprudente de cette idée, même dans un journal théorique, pouvait servir de prétexte à l’État prussien pour attaquer le SPD. Le fait même qu’il y avait des voix influentes aux échelons supérieurs de l’État qui promouvait inlassablement l’idée d’un règlement de comptes sanglant avec la social-démocratie était également notoire. Mais il n’empêche qu’il est évident que Kautsky n’avait pas de réponse claire aux problèmes inévitables confrontés par la classe ouvrière dans un état capitaliste moderne : comment triompher de la résistance des forces militaires à la disposition du gouvernement? Dans un ouvrage, Kautsky va même jusqu’à soutenir qu’il est impossible de défaire un gouvernement prêt à se défendre en mobilisant la puissance militaire. « La conscience de la supériorité militaire technique rend possible à tout gouvernement possédant la fermeté nécessaire d’envisager calmement à s’opposer à tout soulèvement armé populaire. » [37]
Trotsky, comme Day et Gaido le soulignent « soutient exactement le contraire : une grève de masse entraînera nécessairement un conflit armé lorsque le gouvernement donnera l’ordre de tirer sur les grévistes. » [38] Alors que pour Kautsky le fait de donner l’ordre à des soldats de tirer sur des travailleurs peut signifier la fin de la révolution, chez Trotsky, ce même ordre peut entraîner la fin de l’État des oppresseurs. Trotsky fait remarquer que les réactionnaires ont tendance à croire que la défaite de la révolution ne nécessite que l’utilisation d’une force répressive suffisante. « Le Grand-duc Vladimir, fait remarquer Trotsky laconiquement,
qui passa son temps à Paris à étudier non seulement les bordels, mais aussi l’histoire militaire et administrative de la grande révolution, avait conclu que l’ancien régime aurait pu être sauvé en France si seulement le gouvernement de Louis avait écrasé tout germe de la révolution, sans tergiverser ou hésiter, et s’il avait curé le peuple de Paris en organisant un immense bain de sang. Le 9 janvier, notre alcoolique le plus auguste a montré exactement comment il faut s’y prendre… Des armes et des munitions sont d’excellents outils au service de l’ordre, mais encore faut-il les utiliser. À cette fin, il faut des gens. Et quand bien même ces gens sont appelés des soldats, ceux-ci sont différents des armes en cela qu’ils ont des sentiments et pensent, c’est donc dire qu’ils ne sont pas fiables. Ils hésitent, ils sont contaminés par l’indécision de leur commandement, et il en résulte un désarroi et une panique aux plus hauts rangs de la bureaucratie. [39]
Cette collection d’articles ne comprend pas la première élaboration définitive par Trotsky de la théorie de la révolution permanente, le fameux Bilan et perspectives, publié en 1906. Mais Day et Gaido présentent un nombre de documents immensément importants dans lesquels on peut retracer le développement de la pensée politique de Trotsky — depuis sa dénonciation dédaigneuse du caractère réactionnaire du libéralisme russe à sa conclusion que la logique de la lutte des classes forcera la classe ouvrière à s’emparer du pouvoir. Ces travaux préparatoires cruciaux comprennent son « Introduction » au Discours de Ferdinand Lassalle devant le jury, « La social-démocratie et la révolution », et son « Avant-propos » à l’article de Karl Marx Parizhskaya Kommuna. Tous ces essais remontent à 1905, l’année où Trotsky est devenu président du soviet de Saint-Pétersbourg et s’est révélé être le plus grand orateur et leader de masse de la première révolution russe.
L’introduction au Discours de Ferdinand Lassalle devant le jury constitue l’un des premiers chef-d’œuvre de Trotsky. Lassalle avait joué un rôle important lors de la révolution de 1848 en Allemagne en tant que représentant à l’extrême gauche des forces démocratiques. Arrêté pour avoir incité à l’insurrection contre la Prusse, Lassalle rédigea son discours d’autodéfense. Ce discours n’a jamais été prononcé en cour, mais des milliers de copies ont été distribuées dans toute l’Allemagne et ont laissé une profonde impression. Trotsky, comme font remarquer Day et Gaido, « admirait assurément la puissante rhétorique dont Lassalle fit preuve dans son Discours devant le jury, et celle-ci a certainement influencé la forme non moins mémorable du discours de Trotsky lorsqu’il a été jugé en 1907 après la défaite de la Révolution de 1905. [40]
Dans son introduction, Trotsky sur la base des leçons à tirer de l’expérience de la révolution de 1848, met en relief le point politique essentiel que dans la lutte contemporaine contre l’autocratie tsariste, la bourgeoisie russe était l’ennemie résolue de la classe ouvrière. La bourgeoisie a en effet appris des événements de 1789-1795 que la révolution, nonobstant le fait qu’elle est essentielle pour la réalisation des intérêts bourgeois, apporte avec elle le danger de conséquences indésirables. En réussissant à consolider sa position sociale et économique, la bourgeoisie devient encore plus déterminée à résister aux demandes des masses. Dans le conflit qui s’ensuit, la nature auparavant dissimulée de la société apparaît au grand jour. Dans un passage mémorable, Trotsky décrit une époque révolutionnaire comme étant « l’école du matérialisme politique ».
Elle traduit toutes les normes sociales dans le langage de la force. Elle rend influents ceux qui se basent sur la force et sont unis, disciplinés et prêts à poser des gestes. Ces puissantes secousses entraînent les masses dans la lutte et les révèlent aux classes dominantes — tant celle qui disparaît que celle qui émerge. C’est exactement pour cette raison qu’elle est terrifiante tant pour la classe qui perd le pouvoir que pour celle qui l’acquière. Une fois engagée sur cette voie, les masses développent leur propre logique et, du point de vue des bourgeois nouvellement arrivés, vont beaucoup trop loin. Chaque jour apporte de nouveaux slogans, toujours plus radicaux, et ceux-ci se répandent aussi rapidement que le sang circule dans le corps humain. Si la bourgeoisie accepte la révolution comme point de départ d’un nouveau système, elle se prive elle-même de toute possibilité de faire appel à la loi et à l’ordre lorsque viendra le temps de s’opposer aux empiétements révolutionnaires des masses. C’est pourquoi un accord avec la réaction, aux dépens des droits du peuple, est un impératif de classe pour la bourgeoisie libérale.
Ce constat s’applique également à sa position avant, pendant et après la révolution. [41]
À la fin de cette explication articulée de la trahison de la bourgeoisie allemande lors de la révolution démocratique de 1848, Trotsky tire comme conclusion politique essentielle qu’un demi-siècle plus tard, la possibilité que la bourgeoisie puisse jouer un rôle politique progressiste de quelque sorte que ce soit est encore plus contestable. Par ailleurs, le développement mondial du capitalisme au cours des 50 dernières années a plongé la bourgeoisie russe dans un système de domination politique et d’exploitation économique mondial. C’est là que Trotsky attire l’attention sur un nouveau facteur décisif dans le développement de la révolution russe :
Imposant un type d’économie et des rapports dans tous les pays qui lui sont propres, le capitalisme a transformé le monde entier en un organisme économique et politique unique. Et tout comme le crédit moderne lie des milliers d’entreprises avec un fil invisible et insuffle du même coup une mobilité stupéfiante au capital, permettant ainsi d’éliminer nombre de petites crises partielles, mais faisant également des grandes crises économiques généralisées des événements incomparablement plus graves, il en va de même pour l’ensemble du fonctionnement économique et politique du capitalisme, avec son commerce mondial, son système de monstrueuses dettes d’État et d’alliances politiques internationales attirant toutes les forces réactionnaires en une immense société de capitaux mondiale, qui non seulement résiste à toutes les crises politiques partielles, mais prépare également les conditions pour une crise sociale de dimensions sans précédent. En intériorisant tous les processus pathologiques, en contournant toutes les difficultés, en mettant de côté toutes les questions profondes de la politique nationale et internationale, et en dissimulant toutes les contradictions, la bourgeoisie a certes retardé le dénouement final, mais elle a aussi préparé de façon simultanée une liquidation mondiale radicale de sa suprématie. Elle s’est avidement accrochée à toutes les forces réactionnaires sans même questionner leurs origines…
Dès le départ, ce fait même donne aux événements actuels qui se développent un caractère international et ouvre la voie à des perspectives magistrales. L’émancipation politique, avec à sa tête la classe ouvrière russe, élève cette dernière à des hauteurs sans précédent dans l’histoire, lui fournissant des ressources et des moyens colossaux, faisant d’elle l’instigatrice de la liquidation mondiale du capitalisme, pour laquelle l’histoire a préparé toutes les prémices objectives. [42]
Ces paragraphes marquent l’émergence de Trotsky en tant que stratégiste de la révolution socialiste mondiale!
Au-delà de l’impact de la grève monumentale d’octobre 1905 et de la création du soviet de Saint-Pétersbourg, les penseurs socialistes les plus avancés se sont efforcés de tenter de trouver la formule politique qui réconcilierait les contradictions toujours plus criantes entre le retard économique de la Russie — qui, selon l’interprétation classique du marxisme, ne pouvait être qu’un pays non préparé pour la révolution socialiste — et l’indéniable réalité que la classe ouvrière était la force décisive dans la situation révolutionnaire qui se développait. Où allait la révolution? Qu’est ce que la classe ouvrière s’attendait à accomplir?
Écrivant en novembre 1905, Parvus conseille :
L’objectif révolutionnaire direct du prolétariat russe est de créer un système étatique dans lesquels les demandes de la démocratie ouvrière seront réalisées. La démocratie ouvrière comprend toutes les demandes les plus extrêmes de la démocratie bourgeoise, en plus d’insuffler à certaines d’entre elles un caractère spécial et d’ajouter de nouvelles demandes strictement prolétariennes. [43]
La révolution russe, explique-t-il, « crée un lien spécial entre le programme minimum de la social-démocratie et son but final. » Parvus poursuit :
Cela n’implique pas que la dictature du prolétariat, dont l’objectif est de transformer fondamentalement les rapports de production dans le pays, ne soit déjà parvenue à aller au-delà de la démocratie bourgeoise. Certes, nous ne sommes pas prêts encore en Russie à assumer la tâche de transformer la révolution bourgeoise en révolution socialiste, mais nous sommes encore moins prêts à nous subordonner à une révolution bourgeoise. Non seulement cela contredirait les premières prémices de l’ensemble de notre programme, mais la lutte de classes du prolétariat nous pousse également de l’avant. Notre tâche est de repousser les limites de la révolution bourgeoise en y insufflant les intérêts du prolétariat et en créant, au sein de la constitution bourgeoise même, les plus grandes opportunités possibles pour un bouleversement social révolutionnaire. [44]
Ainsi, même Parvus semble battre en retraite devant le problème posé par le retard du développement économique de la Russie et le dynamisme politique de la classe ouvrière.
Un mois plus tard, dans sa préface au discours de Marx sur la Commune de Paris, Trotsky affirme qu’il y a une solution à ce problème. Mais pour la trouver, il est nécessaire de comprendre qu’il n’y a pas de rapport formel et mécanique entre le niveau de développement des forces productives d’un pays donné et la capacité de sa classe ouvrière à prendre le pouvoir. Les calculs du parti révolutionnaire doivent comprendre d’autres facteurs critiques, par exemple « les rapports de la lutte des classes, la situation internationale, et enfin, plusieurs facteurs objectifs comprenant la tradition, l’initiative et la volonté de combattre. » [45] Quelle conclusion tirer de cette idée? Trotsky explique : « Dans un pays au développement économique retardataire, le prolétariat peut venir au pouvoir avant celui des pays capitalistes plus avancés. » [46] Un demi-siècle de développements socio-économiques, des décennies de travaux théoriques et l’expérience d’une révolution ont été nécessaires pour arriver à cette conclusion.
À ce point, Trotsky avait développé les grandes lignes de base de sa théorie de la révolution permanente. En fait, des passages de son « Introduction » au discours de Lassalle et de sa « Préface » au discours de Marx sur la Commune de Paris ont été repris dans Bilan et perspectives. Cependant, même alors qu’il se préparait à écrire cet ouvrage crucial, Trotsky continuait de trouver encouragement et inspiration dans les écrits de Kautsky.
Parmi les documents les plus importants reproduits dans l’anthologie de Day-Gaido figure un article de Kautsky peu connu et remontant à février 1906, « The American Worker. » Cet article a été écrit en réponse à l’étude de la société américaine effectuée par le sociologue allemand Werner Sombart (1863–1941) au titre intrigant Why Is There No Socialism in the United States? La question est importante. Évidemment, d’un point de vue politique, il faut y répondre. Quel était l’avenir du socialisme s’il était en effet incapable d’obtenir une audience de masse au sein de la classe ouvrière du pays capitaliste le plus avancé au monde? Par ailleurs, il y avait là un problème théorique qui ne pouvait être ignoré. Comment pouvait-on expliquer, dans le cadre de la théorie marxiste, le paradoxe suivant : Aux États-Unis, le pays capitaliste le plus avancé qui soit, le socialisme semble ne faire que très peu de progrès. Mais en Russie, un des pays où le capitalisme était le moins développé, le socialisme avançait par bonds. Comment pouvait-on expliquer ce paradoxe? Une autre question était alors soulevée. Si, comme Marx l’indique, les pays développés révèlent le « modèle » du développement que les pays en voie de développement doivent nécessairement reproduire, quelles étaient les implications du modèle « non socialiste » du développement du pays le plus avancé et puissant au monde? Arrivant aux conclusions les plus conservatrices, Sombart soutenait que les États-Unis montraient l’Europe de l’avenir.
Kautsky s’objectait à cette idée de Sombart. Il écrivait à ce propos qu’elle « ne peut être acceptée qu’avec de grandes réserves. » L’erreur du sociologue était de faire abstraction des conditions américaines de façon unilatérale sans tenir compte du tout complexe des rapports économiques, sociaux et politiques formés sur la base du développement mondial du capitalisme. Sombart avait omis de mentionner que le modèle du développement qui était le plus familier à Marx, à savoir celui du Royaume-Uni, n’avait pas tout simplement été reproduit par les autres pays. Le Royaume-Uni de l’époque de Marx possédait l’industrie la plus développée qui soit. Mais la progression du capitalisme industriel a produit les tendances oppositionnelles de la résistance et de l’organisation prolétariennes. C’est pourquoi le Royaume-Uni a vu l’apparition du chartisme, puis des syndicats et des législations sociales. Mais ce développement, dans lequel existait une interaction entre le développement capitaliste et la classe ouvrière, n’a pas créé de « modèle » universel.
Kautsky explique :
Actuellement, il y a toute une série de pays au sein desquels le capital contrôle l’ensemble de la vie économique. Mais aucun n’a encore développé tous les aspects du mode de production capitaliste dans une même mesure. Il y a notamment deux États aux deux extrêmes, dans lesquels l’un des deux éléments de ce mode de production est développé de façon disproportionnée, c’est-à-dire plus qu’il ne devrait l’être si l’on tient compte de leur niveau de développement : aux États-Unis, la classe capitaliste; en Russie, la classe ouvrière. [47]
Quel pays montre alors l’avenir de l’Allemagne? Kautsky répond :
L’économie de l’Allemagne se rapproche de celle des États-Unis; sa vie politique par contre, se rapproche de celle de la Russie. De cette façon, ces deux pays nous montrent notre avenir; celui-ci aura un caractère à demi américain et à demi russe. Plus nous étudierons la Russie et les États-Unis, mieux nous les comprendrons, et plus clairement encore serons-nous capables de comprendre notre propre avenir. L’exemple américain pris seul nous tromperait, autant que le russe.
C’est là certainement un phénomène particulier que c’est précisément le prolétariat russe qui doit nous montrer notre avenir — pour ce qui est de la rébellion de la classe ouvrière, mais non de l’organisation du capital — car la Russie est, de tous les grands États du monde capitaliste, le plus retardataire. Cela semble contredire la conception matérialiste de l’histoire, selon laquelle le développement économique est à la base de la politique. Mais en fait, cela ne fait que contredire ce type de matérialisme historique que nos opposants et nos critiques aiment bien nous accuser de pratiquer, dans lequel ils ne voient qu’un modèle fermé et non pas une méthode d’enquête. Nos détracteurs rejettent justement la conception matérialiste de l’histoire parce qu’ils sont incapables de la comprendre et de l’utiliser logiquement. [48]
À moins d’allonger substantiellement ce compte-rendu, il est impossible d’examiner l’explication de la particularité du développement politique des États-Unis livrée par Kautsky. Mais nous nous contenterons de dire que Kautsky a effectué une analyse extrêmement perspicace de l’environnement social et économique qui rend exceptionnellement plus difficile la progression du socialisme aux États-Unis par rapport à l’Europe. Parmi les facteurs qu’il relève, signalons la façon dont la grande richesse du capitalisme américain a corrompu une partie substantielle de l’intelligentsia, la rendant indifférente aux besoins politiques et sociaux de la classe ouvrière. Kautsky conclut néanmoins qu’en dépit des nombreux obstacles, le socialisme fera des progrès extraordinaires éventuellement aux États-Unis.
L’article « The American Worker » de Kautsky a eu une forte influence sur Trotsky, comme ce dernier le reconnaît de façon explicite dans Bilan et perspectives. Il y reproduit en effet des passages des paragraphes cités précédemment. Trotsky n’a jamais nié l’immense dette que lui et d’autres penseurs de sa génération avaient envers Kautsky. Il n’a pas pardonné les trahisons de Kautsky qui ont suivi, mais il ne voyait pas la nécessité de minimiser, et encore moins de nier les réalisations de celui-ci. Trotsky se souvient de Kautsky lors de son décès en 1938, « comme de notre vieux maître à qui nous devons beaucoup pour ce qu’il a à apporter en son temps mais qui s’est séparé de la révolution prolétarienne et de qui, par conséquent, nous avons dû nous séparer. » [49]
Si la contribution essentielle de Kautsky dans l’élaboration de la théorie de la révolution permanente de Trotsky doit être soulignée, c’est justement parce que tant d’encre a été versée par la petite-bourgeoisie de gauche antimarxiste dans ses efforts pour discréditer entièrement le patrimoine historique du socialisme dans le développement duquel Kautsky a occupé un rôle important. Les dénonciations de l’ensemble des œuvres de Kautsky par l’école de Francfort et amplifiées par la suite par divers types de radicalisme petit-bourgeois, provenaient de la droite. Elles ne visaient pas à expliquer la nature et la source objective des faiblesses de la social-démocratie d’avant 1914, mais étaient plutôt dirigées contre sa plus grande force — à savoir que la social-démocratie était basée sur la classe ouvrière qu’elle cherchait à éduquer politiquement et culturellement. L’étude des écrits de Kautsky rédigés avant qu’il ne succombe aux pressions politiques exercées sur la social-démocratie d’avant 1914, rendra possible une meilleure compréhension du développement de la pensée marxiste, y compris de celle de Lénine et Trotsky. Nous ne pouvons qu’entièrement reprendre ce passage de la conclusion de Day et Gaido dans leur introduction à leur splendide volume :
La théorie de la révolution permanente a fait l’objet de débats pendant des décennies, non seulement entre les partisans de Trotsky et ses critiques, mais également parmi les historiens universitaires. Mais au tribunal de l’histoire, comme Trotsky l’a si bien compris en jugeant Kautsky, l’impartialité et la décence commandent que les participants aient toutes les chances de s’exprimer. [50]
De 1903 à 1907, la pensée politique et sociale marxiste a connu un développement extraordinaire. Étudier ces documents, c’est revenir à une époque où la pensée politique était incomparablement plus élevée qu’elle ne l’est aujourd’hui. Ce compte-rendu, en dépit de sa longueur, n’a révélé qu’un soupçon des richesses contenues dans Witnesses to Permanent Revolution. Il est inévitable que des documents aussi complexes et d’une portée aussi grande que ceux présentés dans cette anthologie puissent déboucher sur diverses interprétations. Nous avons indiqué quelques aspects où nous sommes en désaccord avec les jugements de Richard Day et Daniel Gaido. Mais cela ne diminue en rien notre très grande appréciation, qui sera partagée par de nombreux socialistes, pour leur importante contribution à ressusciter l’intérêt dans le développement de la théorie révolutionnaire du XXe siècle.
Notes :
[1] Trotsky, Cours Nouveau. [retour]
[2] Witnesses to Permanent Revolution : The Documentary Record, ensemble d’articles commentés et traduits par Richard B. Day et Daniel Gaido (Brill, 2009). p. 3. [retour]
[3] Ibid, pp. 9-10. [retour]
[4] Marx-Engels, Adresse du Comité Central à la Ligue des communistes. [retour]
[5] Ibid, p. 287. [retour]
[6] Day et Gaido, p. 63. [retour]
[7] Ibid, p. 181. [retour]
[8] Ibid, p. 569. [retour]
[9] Ibid. [retour]
[10] Ibid, p. 223. [retour]
[11] Ibid, p. 541. [retour]
[12] Ibid, pp. 642-643. [retour]
[13] Ibid, p. 36. [retour]
[14] Ibid, p. 376. [retour]
[15] Ibid, p. 407. [retour]
[16] Ibid, p. 374. [retour]
[17] Ibid, p. 375. [retour]
[18] Ibid, p. 70. [retour]
[19] Ibid. [retour]
[20] Ibid, pp. 133-134. [retour]
[21] Ibid, pp. 121-122. [retour]
[22] Lénine, Que faire? [retour]
[23] Day et Gaido, p. 70. [retour]
[24] Ibid, p. 473. [retour]
[25] Trotsky, Trois conceptions de la révolution. [retour]
[26] Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique. [retour]
[27] Trotsky, Trois conceptions de la révolution. [retour]
[28] Day et Gaido, p. 257. [retour]
[29] Lénine, Deux tactiques de la social-démocratie dans la révolution démocratique. [retour]
[30] Day et Gaido, p. 252. [retour]
[31] Ibid, p. 261. [retour]
[32] Ibid. [retour]
[33] Ibid, 267. [retour]
[34] Ibid, pp. 267-268. [retour]
[35] Ibid, pp. 282-284. [retour]
[36] Ibid, p. 247. [retour]
[37] Ibid, p. 236. [retour]
[38] Ibid. p. 334. [retour]
[39] Ibid, p. 347. [retour]
[40] Ibid, p. 411. [retour]
[41] Ibid, p. 416. [retour]
[42] Ibid, pp. 444-445. [retour]
[43] Ibid, p. 493. [retour]
[44] Ibid, c’est nous qui soulignons. [retour]
[45] Ibid, p. 502. [retour]
[46] Ibid. [retour]
[47] Ibid, pp. 620-621. [retour]
[48] Ibid, p. 621. [retour]
[49] Ibid, p. 58. [retour]
[50] Ibid. [retour]