De Selma jusqu’à la CIA
John Lewis, Donald Trump et la disparition de l’establishment des « droits civiques »
Par Patrick Martin
17 janvier 2017
Dans une entrevue menée vendredi pour l’émission du dimanche matin de NBC, Meet the Press (Rencontre avec la presse), le député démocrate John Lewis a annoncé qu’il boycotterait l’investiture du président Donald Trump, parce que « je ne vois pas ce président élu comme un président légitime ».
Il y a de nombreuses raisons de rejeter la présidence de Donald Trump et de s’y opposer : il personnifie l’oligarchie financière qui domine maintenant le système politique américain et cherche à subordonner toute politique publique à la folle envie d’amasser une richesse toujours plus grande ; il a truffé son cabinet et le personnel de la Maison Blanche d’idéologues de l’ultra-droite, de milliardaires comme lui et d’anciens généraux ; son gouvernement s’est engagé à un programme de réductions drastiques des dépenses sociales, de l’éducation, des soins de santé et d’autres services publics, combinés à un renforcement militaire massif.
Lewis, cependant, n’a mentionné de cela. Il fonde son rejet de Trump sur le rapport des agences de renseignement américaines sur le prétendu piratage russe pendant la campagne électorale présidentielle de 2016. « Je pense que les Russes ont contribué à aider cet homme à être élu, et ils ont aidé à détruire la candidature de Hillary Clinton », a-t-il dit. « Ce n’est pas bon. Ce n’est pas juste. Ce n’est pas le processus démocratique ouvert. »
Aucune preuve n’a été présentée qui prouve que le gouvernement russe soit responsable de piratage du Comité national démocratique ni de la campagne de Clinton. Le tollé général sur le piratage russe a deux objectifs : dissimuler le contenu réel des courriels divulgués, qui montraient le caractère de droite et antidémocratique de la campagne de Clinton, et attiser le sentiment de l’opinion publique aux États-Unis en faveur de la « rétorsion » politique, économique, diplomatique et finalement militaire contre la Russie.
Il n’y a pas le moindre contenu véritablement démocratique dans la critique de Trump par Lewis. Il n’a pas cité la perte du vote populaire par près de trois millions de voix de Trump, ni l’impact des lois « d’identification des électeurs » édictées par beaucoup de gouvernements d’États contrôlés par les républicains pour supprimer le vote des minorités. Son attaque contre Trump consistait uniquement en un soutien à la campagne anti-russe dirigée par la CIA dans un langage qui rappelle le chasseur de rouges des années 50, Joseph McCarthy.
Il y a ici une sombre ironie historique. Pendant les années des luttes les plus intenses pour les droits civiques dans le Sud, dans les années 1950 et 1960, le FBI, la police dans des villes comme Birmingham, Alabama et les politiciens démocrates du Sud ont tous affirmé que les protestations contre la ségrégation étaient l’œuvre d'« agitateurs » venus d’ailleurs, de communistes aux ordres de l’Union soviétique. Mais John Lewis, qui a joué un rôle important comme dirigeant étudiant pendant ces années et a mené la marche pour le droit de vote entre Selma et Montgomery, en Alabama, se souvient d’une seule chose : dénoncer vos adversaires comme outils de la Russie est une tactique de propagande qui a fait ses preuves.
Membre du Congrès d’Atlanta depuis les 30 dernières années, Lewis personnifie le recrutement et la corruption d’une section d’afro-américains de la classe moyenne pour renforcer la domination de la politique capitaliste. Les dirigeants des droits civiques comme Lewis ont été cooptés dans le cadre d’une stratégie consciente de l’élite dirigeante américaine pour rénover le Parti démocrate et la machine étatique dans son ensemble.
Des dizaines de grandes villes ont été remises à des maires afro-américains, dont certains vétérans de la lutte pour les droits civiques, et d’autres ne faisant que profiter de l’aubaine. Le Black Caucus (ensemble des élus noirs) du Congrès a vu ses effectifs passer d’une poignée à plus de trente. Avec l’aide de programmes comme la discrimination positive, des postes ont été créés pour des universitaires noirs, des fonctionnaires gouvernementaux, des officiers militaires, des dirigeants d’entreprises et, finalement, des PDG.
Ces postes n’étaient pas très nombreux, mais ils étaient bien payés, politiquement symboliques, et donnaient une couverture de « diversité » pour les déprédations des grandes entreprises américaines et les crimes du Pentagone. L’impérialisme américain a incinéré des dizaines de milliers de conscrits irakiens sans défense, pendant que le général Colin Powell, le premier président noir du Comité des chefs d’état-major interarmées, informait la presse de l’avancement de la guerre du Golfe persique en 1991. De la même manière, Powell, premier secrétaire d’État noir, et Condoleezza Rice, la première conseillère nationale à la sécurité nationale, étaient aux côtés de George W. Bush lorsqu’il a lancé l’invasion illégale de l’Irak en 2003.
Ce processus a abouti à l’élection de Barack Obama, le premier président afro-américain, et aussi le premier président à affirmer le droit d’assassiner les citoyens américains, en utilisant des missiles tirés depuis des drones, partout dans le monde. Obama, une créature de l’appareil de renseignement et militaire, a élargi la guerre en Afghanistan, a lancé une nouvelle guerre en Libye et engagé l’armée américaine une fois de plus dans la guerre en Irak et en Syrie. Il a poursuivi et renforcé les opérations relevant d’un État policier commises par la CIA, du FBI et de l’Agence de sécurité nationale.
Il est significatif, et caractéristique de cette couche corrompue de politiciens démocrates afro-américains, que John Lewis ne se soit jamais opposé aux opérations de renseignement et militaires du gouvernement Obama. Au contraire, Lewis a reçu la Médaille présidentielle de la liberté des mains d’Obama en 2011, la même année où le président a autorisé l’assassinat par missiles tirés depuis un drone d’Anwar al-Awlaki.
Il y a une cinquantaine d’années, Martin Luther King a fait un pas en avant quand il a cherché à combiner la lutte pour les droits démocratiques aux États-Unis avec l’opposition à la guerre impérialiste à l’étranger, se déclarant courageusement opposé à la guerre au Vietnam. Il n’existe pas la moindre honnêteté de principe chez ceux qui cherchent aujourd’hui à endosser le manteau de King pour dissimuler leur propre politique de droite.
Après l’assassinat du docteur King en avril 1968, un événement sans aucun doute lié à son tournant contre la guerre du Vietnam, ses acolytes ont fait la paix avec l’establishment. Certains d’entre eux, comme Andrew Young, qui avait toujours été à l’aile droite dans l’entourage de King, sont devenus des partisans ouverts de l’impérialisme américain. Il a été ambassadeur des États-Unis aux Nations Unies dans l’administration Carter.
D’autres, comme Jesse Jackson, Julian Bond et John Lewis, sont devenus des apparatchiks politiques pour le Parti démocrate, donnant à ce parti du grand patronat une couverture « progressiste » alors qu’il virait de plus en plus à droite. Lewis a également servi dans le gouvernement Carter, dirigeant plusieurs programmes de lutte contre la pauvreté, avant de gagner un siège au Congrès en 1986. Ces dernières années, il a profité littéralement de son rôle dans les années 1960, avec son Faith and Politics Institute (Institut de foi et de politique) vendant des places aux lobbyistes pour 25 000 dollars pièce à la visite annuelle de Lewis à Selma pour reconstituer la marche de 1965.
L’enrôlement de Lewis dans la campagne belliqueuse contre la Russie ne fait que souligner le défi politique auquel la classe ouvrière américaine doit faire face. Aucune section du Parti démocrate ne mènera une véritable lutte contre le programme monstrueux de droite du gouvernement Trump et du Congrès républicain. Le Parti démocrate, comme les républicains, défend les profits et la richesse de l’aristocratie financière et les intérêts mondiaux de l’impérialisme américain.
(Article paru en anglais le 16 janvier 2017)