La xénophobie anti-réfugié et le danger de guerre
Par Peter Schwarz
29 février 2016
Dans son roman « Le vaisseau des morts », une critique acerbe de la société capitaliste, B. Traven décrit comment les autorités frontalières belges et néerlandaises expulsent secrètement les apatrides à travers la frontière du pays voisin, la nuit. « Je n’étais pas né, je n’avais pas de carte de marin, je ne pouvais jamais obtenir de passeport de ma vie, et tout le monde pouvait faire de moi ce qu’il voulait parce que je n’étais personne, je n’étais pas officiellement au monde et ne pouvais donc pas en disparaître », dit Gerard Gales, le protagoniste du livre.
Quatre-vingt-dix ans après la publication de ce livre, l’Europe est à nouveau témoin de scènes similaires, à une échelle bien plus immense. Des dizaines de milliers de réfugiés qui ont échappé à l’enfer de la guerre au Moyen-Orient sont dépouillés de tous les droits et de la moindre dignité humaine. On s’en sert comme de pions dans les conflits entre États européens.
On les empêche de poursuivre leur route à l’aide de barbelés et de fusils. On les maltraite, les détient dans des conditions barbares, et on les déporte. Ils ne sont pas considérés comme des humains, et certainement pas comme des personnes devant être protégées. On les traite comme des « envahisseurs », des « immigrants illégaux » ou des « criminels étrangers ».
Le sommet des Balkans occidentaux tenu le 24 février fut le point culminant jusqu’ici de la persécution systématique en Europe des réfugiés en quête d’asile. Le gouvernement autrichien a invité les représentants de neuf pays des Balkans à Vienne dans le but de fermer la route des Balkans par laquelle la plupart des réfugiés se rendent en Europe centrale depuis la Grèce. Celle-ci, où 100.000 réfugiés sont arrivés uniquement depuis le début de l’année, n’a pas été invitée au sommet. Son ministre des Affaires étrangères a décrit l’exclusion de la Grèce comme un « acte hostile » et le gouvernement grec a rappelé son ambassadeur à Vienne en signe de protestation, fait sans précédent dans l’histoire de l’UE.
L’action unilatérale de Vienne, critiquée aussi par Bruxelles et Berlin, n’est que la dernière étape dans la montée du nationalisme et de la xénophobie alimentés par les élites dirigeantes de tous les pays européens, à commencer par l’Allemagne.
Berlin rejette un blocus de la route des Balkans et veut une « solution européenne ». Dans la pratique cela signifie, au lieu de fermer la frontière gréco-macédonienne, le blocus de la mer Égée entre la Grèce et la Turquie contre les demandeurs d’asile cherchant à atteindre la Grèce pour aller en Europe du Nord. Berlin craint que la Grèce, lourdement endettée, n’implose financièrement et politiquement sous le fardeau de la crise des réfugiés, avec des conséquences incalculables pour les finances et la cohésion de l’UE.
Au moment où les ministres des Balkans se réunissaient à Vienne, les représentants des 28 États membres de l’OTAN étaient à Bruxelles pour élaborer les derniers détails du déploiement des moyens de l’OTAN dans la mer Égée. À partir du 27 février, des forces navales sous direction allemande surveilleront les itinéraires des réfugiés, les « passeurs » (c.-à-d. les bateaux de réfugiés) devant être « punis aussi sévèrement que des terroristes » et les « réfugiés en détresse » ramenés en Turquie.
Le but de cette opération militaire est de réduire « radicalement et durablement » le nombre de réfugiés à la frontière gréco-turque, a expliqué le ministre allemand de l’Intérieur Thomas de Maizière en marge d’une réunion avec ses homologues de l’UE à Bruxelles. Elle doit se mettre en place en moins de 10 jours.
Un sommet spécial de l’Union européenne et du gouvernement turc doit avoir lieu ensuite, où Ankara, en échange d’argent, de concessions diplomatiques et (quelque chose qui n’est pas ouvertement discuté) de soutien pour sa guerre contre les Kurdes, le gouvernement syrien et la Russie, devra se faire gardien de prison et garde-frontière de l’Union européenne.
Ce sommet est décisif pour le gouvernement allemand. Le 13 mars auront lieu trois élections importantes dans les Länder allemands, qui pourraient ébranler la position de la chancelière Angela Merkel. Pour cette raison, de Maizière a menacé que l’Allemagne fermerait ses frontières s’il n’y avait pas d’accord au sommet.
On se livre dans toute l’Europe à une compétition pour voir qui va dissuader les réfugiés de la façon la plus brutale. Il est difficile d’imaginer ce que cela signifie pour les gens désespérés qui luttent pour leur survie, quelque part entre Kaboul, Bagdad, Damas, Athènes et Berlin. Comme Gérard Gales dans « Le vaisseau des morts », ils ne sont « personne » et « ne sont pas officiellement au monde ». Les « valeurs européennes » tant vantées auxquelles, de l’avis de certains politiciens, tout demandeur d’asile doit s’engager par écrit, se réduisent à cette réalité qu’un migrant sans passeport ni visa d’un pays de l’UE est un objet qui ne mérite pas la protection accordée à des animaux.
Les attaques contre les réfugiés montrent ce que les élites dirigeantes européennes réservent à leurs propres populations. Elles s’ajustent parfaitement aux mesures d’austérité qui ont plongé des millions de gens dans une pauvreté abjecte en Grèce, au Portugal, en Espagne et d’autres pays.
Etant donné l’instabilité de la situation économique, les tensions sociales et nationales croissantes, et les milliards déversés dans les dépenses militaires, d’autres attaques, plus sévères, vont suivre et pas seulement dans les pays dits « débiteurs ».
La conception que l’Europe pourrait être unie comme entité progressiste et démocratique sur une base capitaliste a toujours été une illusion. Les intérêts privés capitalistes, étroitement liés au système de l’État-nation, ne permettent pas une élimination pacifique des frontières et un développement harmonieux de l’économie et de la société.
Le différend sur les réfugiés n’est que le symptôme de conflits nationaux croissants en Europe. Les divergences entre capitales européennes s’expriment maintenant sur le ton agressif qui rappelle celui pris à la veille des deux guerres mondiales. Le rappel de l’ambassadeur grec de Vienne en est un exemple.
La demande du politologue Herfried Münkler que l’Allemagne devienne « l’hégémon » de l’Europe déclenche l’enthousiasme dans les médias allemands. Dans son édition de jeudi, Die Welt dénonce le sommet des Balkans de l’Ouest à Vienne comme la réincarnation de la monarchie du Danube, cette fois non plus comme allié, mais comme adversaire de l’Allemagne. « Les Balkans étaient autrefois la sphère d’influence de Vienne, et ils le sont redevenus depuis l’effondrement de la Yougoslavie, » écrit ce journal. Berlin et Bruxelles, tablaient en revanche sur la Grèce et la Turquie, « adversaires impériaux de Vienne ». Qui pense dans de telles catégories prépare déjà la prochaine guerre.
En Hongrie, le premier ministre Viktor Orbán accuse le gouvernement allemand de s’exprimer « d’un ton cassant, grossier et agressif », et de faire dépendre « l’avenir et la sécurité de l’Europe de la bonne volonté de la Turquie ». À Varsovie, des plans pour une nouvelle version de la « Fédération Mi&;dzymorze » [Fédération entre les mers], un bloc de puissance contre l’Allemagne et la Russie, sont en cours de discussion. Il y a des dizaines d’exemples similaires.
La politique suit une fois de plus en Europe la devise de « l’intérêt national d’abord » et du « chacun pour soi ». Alors que presque toutes les puissances européennes se précipitent pour participer à la guerre en Syrie, en Libye et en Afrique, un conflit militaire sur le continent même est à nouveau du domaine du possible.
La fermeture étanche des frontières et le mauvais traitement de personnes apatrides, si bien décrites dans le roman de Traven, étaient les signes manifestes de l’arrivée d’une deuxième Guerre mondiale. Le livre a été publié huit ans après que les canons de la Grande Guerre se soient tus et 13 ans à peine avant l’invasion allemande de la Pologne.
Aujourd’hui, les dangers ne sont pas moins grands. Tout dépend de l’intervention indépendante de la classe ouvrière. La défense des réfugiés, la lutte contre le capitalisme et celle pour une Europe socialiste sont toutes inséparables de la lutte contre la guerre.
(Article paru d’abord en anglais le 27 février 2016)