Une fois encore à propos de Sanders et du socialisme
Par Barry Grey
22 février 2016
Jeudi soir, l’un des modérateurs d’une réunion publique organisée conjointement par la chaîne MSNBC et Telemundo à la mairie de Las Vegas a demandé à Bernie Sanders, le candidat à l’investiture démocrate et « socialiste démocratique » autoproclamé, d’expliquer ce qu’il entendait par socialisme.
En fondant sa candidature à la Maison Blanche sur la dénonciation des inégalités sociales, la domination politique et la criminalité de Wall Street, Sanders a obtenu un vaste soutien de la population laborieuse et des jeunes. Loin d’aliéner de nombreux jeunes, sa prétention à être un socialiste les a attiré à sa campagne, une indication de la croissance d’un sentiment anticapitaliste. Selon un important sondage publié vendredi, il n’est plus sur le plan national que 3 points de pourcentage derrière l’ancienne secrétaire d’Etat Hillary Clinton chez les électeurs démocrates.
En réponse à une question sur le socialisme, Sanders a dit: « Quand je parle du socialisme démocratique, vous savez de quoi je parle? De la sécurité sociale, l’un des programmes les plus populaires et les plus importants de ce pays, qui fut développé par FDR [Franklin D. Roosevelt] afin de redonner aux personnes âgées la dignité et la sécurité… Lorsque je parle de socialisme démocratique, je parle de Medicare, un système de santé à payeur unique pour les personnes âgées. Et, à mon avis, nous devrions étendre ce concept à tout le monde…
« Lorsque je parle de socialisme démocratique, je ne pense pas au Venezuela. Je ne pense pas à Cuba. Je pense à des pays comme le Danemark et la Suède… »
Cette réponse mérite un examen attentif. Elle montre clairement qu’en dépit de son discours de « révolution politique » contre la « classe des milliardaires, » Sanders n’est pas un adversaire du système capitaliste ou du monopole politique des deux partis au moyen desquels l’élite financière et patronale règne depuis plus de 150 ans.
Il n’y a rien d’anticapitaliste dans le soi-disant « socialisme » de Sanders. Le socialisme n’est pas une réforme du capitalisme, c’est son opposé. Il est basé sur l’abolition de la propriété privée des moyens de production – les grandes industries, le transport, les télécommunications, le système bancaire – et leur transformation en services publics placés sous le contrôle des travailleurs. Il remplace la production pour le profit privé, basée sur l’extraction de la plus-value, l’exploitation des travailleurs et le salariat, par une production au service de la société en général. Il abolit l’anarchie du marché en organisant la vie économique sur la base d’une planification rationnelle.
Il surmonte la contradiction existant entre la production mondialisée et le cadre politique de l’Etat-nation capitaliste en unifiant les travailleurs internationalement dans la lutte pour une fédération socialiste mondiale. C’est un changement révolutionnaire qui ne peut être réalisé que par la mobilisation politique indépendante de la classe ouvrière et par l’établissement d’un gouvernement ouvrier.
Sanders est contre tout ceci. Il prétend, au nom du « socialisme », que le système économique et politique existant peut être réformé avec des programmes semblables à ceux mis en place dans les années 1930 (la sécurité sociale) et 1960 (Medicare). Bien qu’étant d’importants acquis pour la population laborieuse, aucun de ces programmes n’a remis en cause les intérêts de classe fondamentaux de l’élite dirigeante américaine. C’est précisément parce que le pouvoir économique et politique de la classe dirigeante a été laissé intact que ces programmes ont fait l’objet d’attaques constantes. Ils ont été de plus en plus grignotés et sont actuellement voués à la disparition.
De plus, d’où ces programmes sont-ils venus? Ils ne sont pas venus de la bienfaisance de la classe capitaliste américaine. Ils ont été arrachés à l’élite dirigeante au cours de luttes amères et sanglantes menées par la classe ouvrière non seulement américaine mais internationale. Le facteur le plus important dans la promulgation des réformes sociales des années 1930 et 1960 en Amérique a été la révolution socialiste de 1917 qui a établi en Russie le premier Etat ouvrier de l’histoire mondiale.
Cet événement qui a transformé le monde a donné une puissante impulsion aux luttes des travailleurs aux Etats-Unis et dans le monde. Il a fait craindre aux classes dirigeantes de chaque pays capitaliste qu’une chose semblable puisse leur arriver. Le déclenchement de la Grande dépression de 1929 a discrédité le capitalisme aux yeux de millions de gens aux Etats-Unis et dans le monde entier; il a entraîné une montée des luttes de classe qui s’est manifestée en 1934 dans des grèves générales dans trois grandes villes américaines – Toledo, San Francisco et Minneapolis.
C’était là le contexte dans lequel Franklin D. Roosevelt, un fervent défenseur du système capitaliste et des intérêts de la classe dirigeante américaine, s’est vu contraint d’appliquer une série de réformes sociales comme la sécurité sociale, dont le principal objectif a été d’éviter une révolution sociale aux Etats-Unis.
Les grandes réformes sociales suivantes, Medicare et Medicaid, les programmes d’assurance santé pour les personnes âgées et les pauvres, furent adoptées dans les conditions d’une multiplication des luttes sociales et de la montée du mécontentement politique. Ce fut la période du mouvement de masse des droits civiques qui était par essence une extension des luttes de classe ayant donné naissance aux syndicats industriels des années 1930 et qui était motivé par un esprit égalitaire. Cette période a coïncidé avec les luttes anticoloniales qui ont ébranlé l’Asie et l’Afrique. Elle fut accompagnée par des révoltes urbaines qui ont secoué les villes américaines, des grèves combatives des travailleurs industriels et les débuts du mouvement anti-guerre.
Mais même à l’apogée de sa domination économique mondiale et de son influence politique, le capitalisme américain n’a pas été en mesure de surmonter la pauvreté endémique, le chômage et l’oppression. En 1964, Lyndon Johnson a proclamé sa « Guerre contre la pauvreté, » qui a pourtant rapidement échoué dès lors que le capitalisme américain fut dépassé par ses contradictions internationales et internes. Depuis, le Parti démocrate et la classe dirigeante en général ont viré violemment à droite et abandonné toute politique de réforme libérale.
Ces 30 dernières années ont été dominées par une offensive implacable de la classe dirigeante contre la classe ouvrière, qui s’est intensifié sous le gouvernement Obama suite à l’effondrement capitaliste de 2008. Sanders fait souvent remarquer que dans l’Amérique d’aujourd’hui, les 20 individus les plus riches possèdent plus de richesse que les 50 pour cent du bas de l’échelle – plus que 150 millions de gens. Et pourtant, il défend et loue le président qui a supervisé le plus grand transfert de richesse de toute l’histoire de la classe ouvrière vers les riches.
Comme il l’a dit jeudi soir, « L’essentiel est, je pense, que le président a accompli un travail extraordinairement bon. J’ai travaillé avec lui sur quantités de dossiers. »
Ces derniers jours, des économistes pro-Clinton comme Paul Krugman et Jared Bernstein s’en sont pris aux propositions de réforme de Sanders, dont la gratuité des établissements publics et la prestation universelle des soins de santé fournie par le gouvernement, comme étant parfaitement impossibles et irréalisables. C’est là une attaque contre Sanders depuis la droite, basée sur le mensonge habituel « que les caisses sont vides » pour les programmes sociaux. Krugman et les autres ont pourtant raison sur un point important. Sanders, tout comme ses détracteurs pro-Clinton, accepte et défend le système économique existant. Partant de là, ses propositions de réforme sont en effet utopiques.
Aucun changement véritablement progressiste ne peut être réalisé en dehors d’une lutte de masse remettant directement en question les bases du régime capitaliste.
Quant au Danemark et à la Suède, les modèles prétendument « socialistes » de Sanders, ils n’arrêtent pas, depuis deux décennies, d’imposer des mesures d’austérité de plus en plus dures à la classe ouvrière, démantelant le système de protection sociale mis en place après la Seconde Guerre mondiale. Leurs attaques brutales contre les réfugiés montrent bien leur virage vers la réaction sociale et politique. La Suède a annoncé le mois dernier vouloir expulser quelque 80.000 personnes ayant fui les guerres impérialistes au Moyen-Orient et le Danemark qu’il voulait confisquer les objets de valeur des demandeurs d’asile.
Sanders ne représente pas l’opposition grandissante de la classe ouvrière à l’égard de l’inégalité, de la guerre et de la répression. Il n’articule pas les sentiments anticapitalistes croissants parmi les masses. Il représente la réaction de la classe dirigeante à ces développements. Sa fonction politique centrale est d’empêcher l’émergence d’un mouvement politique indépendant de la classe ouvrière et de canaliser le mécontentement social derrière le Parti démocrate.
(Article original paru le 20 février 2016)