A propos de la mort de l’historien allemand Ernst Nolte
Par Christophe Vandreier et Peter Schwarz
22 août 2016
L'historien Ernst Nolte qui a succombé à une maladie brève mais grave le 18 août, à l'âge de 93 ans, était mort depuis trente ans pour ce qui était de sa réputation universitaire. L’ Historikerstreit (Querelle des historiens) qu'il déclencha en 1986 par sa minimisation du national-socialisme, avait conduit à sa défaite et à son isolement.
Des historiens et intellectuels respectés tels que Jürgen Habermas, Hans-Ulrich Wehler, Heinrich August Winkler, Hans Mommsen et Eberhard Jäckel l'ont sévèrement attaqué et ont démontré qu'il relativisait les pires crimes de l'histoire humaine. Par la suite, Nolte ne fréquentera que les milieux ultra-conservateurs et ceux explicitement d’extrême droite.
Malgré cela, la résurrection idéologique et politique de Nolte eut lieu avant sa mort physique. En 2000, la Fondation allemande conservatrice, alignée sur la CDU/CSU (l'Union démocratique chrétienne/Union sociale chrétienne), lui décerna le Prix Konrad Adenauer. La présidente de la CDU, Angela Merkel, refusa de donner personnellement le prix à Nolte. La future chancelière, dont l'ascension politique rapide est due notamment à son sens aigu de l’opportunité, a décidé à l'époque que ce serait dommageable pour sa carrière.
La situation a maintenant changé. Ces dernières années, de grands organes de presse comme Die Welt, Der Spiegel et The European, ont offert une plate-forme à Nolte pour qu’il y étale ses thèses historiques révisionnistes, sans qu’aucune objection ne soit soulevée. Jörg Baberowski, historien à l'Université Humboldt de Berlin, a tenté de le légitimer dans Der Spiegel en 2014, déclarant: « Nolte a été victime d’une injustice. Historiquement parlant, il avait raison. » Quand l’International Youth and Students for Social Equality (IYSSE, Jeunes et étudiants internationaux pour l'égalité sociale) ont protesté, les médias ont répondu par une vague d'indignation. « Harcèlement: façon trotskyste, » fut l’un des titres du Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ).
Les nécrologies louent maintenant Nolte, à quelques exceptions près.
Berthold Seewald a écrit dans Die Welt que « de nombreuses accusations lors de l’ Historikerstreit furent le résultat d'une sur-dramatisation, » et il s’est plaint de la « méthode éculée consistant à désavouer des thèses indésirables à travers une – prétendue – association avec Nolte. »
Bernhard Schulz l’a encensé dans le Tagesspiegel et Zeit Online, « Il se préoccupait de comprendre: pas simplement au sujet du qui et du quoi, mais du pourquoi de l' histoire. On l’a appelé, avec un certain ton, un philosophe de l'histoire; compte tenu de l' œuvre de sa vie, ceci est un honneur. »
Lorenz Jäger du Frankfurter Allgemeine Zeitung (FAZ) voit la cause de « l’isolement tangible » de Nolte dans les « vives attaques » de ses adversaires et dans sa « propre malchance », comme si la justification des crimes nazis était simplement de la « malchance ».
Pourtant, Nolte n'a pas modéré ses vues extrémistes en vieillissant; il les a au contraire articulé de plus en plus ouvertement.
Si pendant l’Historikerstreit, Nolte formula sa thèse, que « le meurtre de classe » des bolcheviks [était] le précurseur logique et factuel du « meurtre racial » des nationaux-socialistes, dans un langage ésotérique, l’accompagnant d’un point d'interrogation, dans les années 1990, sa minimisation du national-socialisme frôlait la négation de l' Holocauste.
Lorsque Der Spiegel lui a demandé en 1994 s'il avait « des doutes quant à l'extermination de masse délibérée des juifs par le gaz, » il a répondu: « Je ne peux pas exclure la possibilité que comparativement un plus grand nombre de victimes soient mort d'épidémies, de mauvais traitements et de fusillades de masse que celles tuées dans les chambres à gaz. » L'inspection des chambres à gaz à la recherche de traces d’acide cyanhydrique par le négationniste américain Fred Leuchter fut qualifiée par Nolte d’« importante ».
La même année, Nolte a décrit la « stigmatisation aveugle de ‘l'antisémitisme’ » comme une « arme simple, et pourtant efficace.» Quatre ans plus tard, il a affirmé qu’Hitler avait des « raisons substantielles » de considérer les juifs comme hostiles à partir de 1939, « et d’adopter les mesures correspondantes. »
En 2014, Der Spiegel a cité son affirmation – dans le même article où Baberowski disait qu’il avait « raison historiquement » – que la Pologne et la Grande-Bretagne portaient une importante responsabilité pour la Seconde Guerre mondiale parce qu'elles ne s’étaient pas unies à Hitler. Il [Nolte] a reproché aux juifs d'avoir eu «‘leur propre part au Goulag ', parce que certains bolcheviks étaient des juifs. »
En septembre de la même année, The European a publié sans commentaire un article de Nolte intitulé « Briser le tabou. » Dans cet article, Nolte s’est plaint qu’après la défaite de l' Allemagne, Hitler ait été transformé « de libérateur, en ‘mal absolu’ » dont « on ne pouvait pas parler de façon sérieuse ou intellectuelle. » Il a ajouté : « cette vue unilatérale continue de nous faire du tort aujourd'hui. »
Il manquait dans la politique officielle du gouvernement allemand, selon Nolte, des « tendances à ‘l’affirmation de soi’» dont Hitler pourrait apparaître comme « le représentant oublié ». À cet égard, il a évoqué les efforts d’Hitler pour lutter contre « la tendance de ‘la mort du peuple’» et a accusé le gouvernement de pratiquer une politique de « tolérance et même de promotion d’une 'immigration non réglementée. »
Pourquoi ces déclarations d'extrême-droite n’ont-elles rencontré, à la différence de 1986, aucune opposition? Pourquoi a-t-on donné à Nolte un forum pour les exprimer? Et pourquoi tant de nécrologies font-elles maintenant son éloge?
Cela ne peut s’expliquer que par le retour du militarisme allemand et le virage à droite du milieu universitaire qui y est lié. Notant la profonde opposition au militarisme au sein de la population, nous avons écrit dans la préface de Science ou propagande de guerre, un livre qui examine le conflit entre l’IYSSE et les professeurs de droite Baberowski et Herfried Münkler à l'Université Humboldt et d'autres défenseurs de la politique allemande de grande puissance: « les campagnes de relations publiques du ministère de la Défense et la propagande des médias ne suffisent pas à surmonter cette profonde opposition. Il leur faut réécrire le 20ème siècle, falsifier l'histoire de façon à dissimuler et à justifier les crimes de l'impérialisme allemand. »
La minimisation par Nolte des crimes du national-socialisme concorde avec cette réécriture. Nolte incarnait plus que quiconque la continuité des élites dirigeantes allemandes à travers une histoire riche en crimes et en catastrophes.
Ernst Nolte est né le 11 janvier 1923 dans une famille catholique bourgeoise de Witten, en Rhénanie du Nord-Westphalie. Le jour même où les troupes françaises occupaient la région de la Ruhr, y compris le lieu de naissance de Nolte, provoquant une inflation catastrophique et une agitation sociale qui culmina dans l’échec d’un soulèvement du Parti communiste en octobre et dans la tentative de coup d'Etat d’Hitler à Munich en novembre.
Bien que Nolte n'ait pas vécu consciemment ces événements, ils ont été un facteur décisif dans sa vie et dans son anticommunisme, qui l’ont ensuite transformé en apologiste d’Hitler.
Une malformation de la main à la naissance l’a empêché d'être enrôlé dans la Wehrmacht et envoyé au front comme tant d'autres de sa génération. Il a étudié la philosophie, la philologie allemande et classique et est devenu un élève de Martin Heidegger.
L'an dernier, Nolte a déclaré au magazine Tumult son engouement pour le philosophe qui a grandement contribué à la subordination des universités au régime nazi. « Dès ses premiers mots, [Heidegger] devenait un orateur qui parlait du Logos d’Héraclite avec la plus grande concentration et les yeux brillants, il transformait tout son public en fervents auditeurs. »
Dans les dernières semaines de la guerre, Nolte rendit visite à Heidegger dans la ville de Messkirch, eut des discussions étendues avec lui et accepta d'écrire une thèse sur la philosophie sous sa tutelle « et de ce fait, d'appartenir en permanence à son entourage rapproché. » Cela ne s’est pas fait en raison du retrait de l’autorisation d’enseigner d’Heidegger par les alliés.
Nolte devint professeur de langues anciennes et d’allemand dans le secondaire. En 1952, il obtint son doctorat sur le thème de « l'auto-aliénation et la dialectique dans l'idéalisme allemand et Marx. » C’est seulement en 1963 qu’il obtint le statut de professeur d’histoire avec son livre, le Fascisme dans son époque. Ce livre, qui compare les fascismes italien, allemand et français, est considéré comme un classique et n’affichait pas encore clairement ses tendances de droite ultérieures.
Cependant, au début du mouvement étudiant à la fin des années 1960, Nolte était déjà aligné politiquement sur la droite. En 1970, il co-fonda la Ligue pour la liberté de la science qui se considérait comme la tribune des professeurs d’université contre les « vues terroristes de groupes idéologiquement fanatisés à l’université », à savoir les étudiants révoltés, et contre la poursuite de la « démocratisation » des universités.
Puis, le 6 juin 1986, le FAZ publia l'article de Nolte « Le passé qui ne s’en ira pas », initiant ainsi l’Historikerstreit et le lancement de la carrière de Nolte comme l'historien de premier plan de l'apologétique nazie.
(Article paru en anglais le 20 août 2016)