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Comment le philosophe allemand Jürgen Habermas se propose de sauver l'Union Européenne

Par Peter Schwarz
30 août 2012

Jürgen Habermas a rejoint le débat sur l'avenir de l'Union européenne (UE). Le 3 août, le journal Frankfurter Allgemeine Zeitung a publié un article intitulé « Changement de cap pour l'Europe », écrit par le philosophe, âgé de 83 ans, avec Julian Nida-Rümelin et Peter Bofinger.

Nida-Rümelin a été ministre de la culture dans le gouvernement de coalition du Parti social-démocrate (SPD) et du parti Les verts de Gerhard Schröder (SPD) en 2001-2002 et enseigne la philosophie à l'Université Ludwig Maximilian de Munich. Bofinger est professeur d'économie à Würzburg et siège parmi les cinq membres du Conseil allemand des experts économiques. Sa nomination à l'organisme qui conseille le gouvernement fédéral a été initialement proposée par les syndicats.

L'article est le résultat d'une initiative du président du SPD, Sigmar Gabriel, qui a demandé à Habermas de formuler ses observations sur la crise de l'euro. Il est destiné à servir de base pour le programme politique futur du SPD. Gabriel partage les opinions exprimées dans l’article, et un an avant les prochaines élections parlementaires, cherche à sortir de l'ombre du gouvernement de la chancelière Angela Merkel (Union chrétienne-démocrate, CDU), dont la politique européenne a jusqu'à présent été pleinement soutenue par le SPD.

Habermas et les autres auteurs de l’article critiquent le gouvernement Merkel, principalement de la droite. Ils n'ont aucune réticence quant à l'orientation générale de sa politique européenne, mais l’accuse de « manque de créativité politique » et d’avoir une approche « unidimensionnelle ».

La politique européenne de Merkel manœuvre entre les ailes de son gouvernement de coalition, qui s’affrontent. Tandis que certains représentants des partis au pouvoir appellent à l'expulsion de la Grèce de la zone euro et à une fin des plans de sauvetage, mettant ainsi l'avenir de l'euro en question, d'autres cherchent à sauver l'euro à tout prix car son échec aurait des conséquences désastreuses pour l'industrie d’exportation allemande.

Merkel essaie d'apaiser les adversaires des plans de sauvetage des États membres les plus fragiles en les assortissant de strictes conditions d'austérité et en rejetant toute responsabilité commune sur les obligations d'État (euro-obligations). Dans le même temps, elle s'est engagée elle-même en faveur de l'euro et, chaque fois que la crise menace d'échapper à tout contrôle, elle accepte d'augmenter les plans de sauvetages existants ou d’en créer de nouveaux. Le SPD a défendu cette politique en garantissent une large majorité à Merkel à chaque fois que des votes d’importance critique arrivaient devant le Parlement.

Cette approche est maintenant dans une impasse. Les mesures d'austérité dictées à la Grèce ont suscité une profonde récession, entraînant une croissance continue de la dette nationale, malgré les réductions brutales des prestations sociales. L’Espagne et l’Italie paient des taux d'intérêts record sur les nouveaux prêts et sont menacés de faillite.

Habermas, Bofinger et Nida-Rümelin plaident donc pour que soit mis fin à toutes ces manœuvres et pour un vigoureux engagement afin de préserver l'euro. Ils accusent le gouvernement fédéral de présumer « que les problèmes ont essentiellement été causés par un manque de discipline au niveau national, et que la solution est principalement à chercher dans une politique de rigueur consistant en des réductions des dépenses prises individuellement par chaque pays ». Ils pensent que c'est une mauvaise approche et que la crise ne peut être surmontée en limitant les efforts réalisés au seul niveau national. Ils en appellent à des « garanties collectives pour les bons du Trésor gouvernementaux émis au sein de la zone euro », une politique que Merkel rejette.

Mais, comme Angela Merkel, les trois auteurs sont tout à fait clairs sur le fait que cette aide financière doit être liée à des conditions d'austérité drastiques. « L’Europe sociale » qu’Habermas évoque habituellement avec emphase est seulement mentionnée dans un bref aparté. Nulle part l'article ne mentionne la misère généralisée causée par les diktats d'austérité de Berlin, ni l'enrichissement obscène d'une petite élite qui se poursuit sans relâche, même durant la crise.

Les auteurs ne s'intéressent pas à l'égalité sociale et à la justice ; ils sont uniquement préoccupés par le pouvoir et les intérêts économiques allemands. Avec leur soutien idéologique, le SPD propose ses services en tant que force politique capable de faire valoir résolument les intérêts de la bourgeoisie allemande et de placer l'Union européenne au service des intérêts économiques allemands encore plus efficacement que par le passé.

À cet égard, Habermas et ses co-auteurs vont beaucoup plus loin que le gouvernement fédéral. Leur condition préalable pour une responsabilité commune sur les dettes est « un strict contrôle collectif sur les budgets nationaux ».

« Un transfert de souveraineté à des institutions européennes », expliquent- ils, « est inévitable pour imposer une discipline budgétaire efficace et garantir la stabilité du système financier ».

Ceci équivaut à une dictature des autorités de Bruxelles sur les politiques budgétaires de tous les pays membres de la zone euro, comme cela a déjà été pratiqué en Grèce par la “troïka” de l'UE, du Fonds monétaire international et de la Banque centrale européenne. Et, comme l'Allemagne est le membre de l'UE qui est le plus grand et le plus puissant économiquement et qui donne le ton à Bruxelles, il dominerait sur tous les autres pays membres. Il s'agit d'une tentative de réorganiser l'Europe sous domination allemande.

Il est également significatif qu’Habermas et ses co-auteurs veuillent limiter au départ leur « union politique » en ciblant le « noyau européen des 17 Etats membres, l'Union monétaire européenne (EMU) ». Les membres de l'UE les plus pauvres, qui n'ont pas encore adopté l'euro, ainsi que le Royaume-Uni, doivent rester à l'extérieur. Cela augmenterait encore la domination allemande.

Habermas ne serait pas Habermas s'il ne tentait d’habiller ces plans pour une dictature pure et simple d’une robe démocratique.

Depuis qu'il a pris la Chaire de l'Université de Francfort de philosophie et de sociologie de Max Horkheimer en 1964, à l'âge de 35 ans, il a été considéré comme le plus éminent représentant de l'école de Francfort et de sa “Théorie critique”. Après un bref flirt avec le mouvement étudiant de 1968, il émergea rapidement comme le philosophe politique semi-officiel de la République fédérale allemande, qui s'est spécialisé dans la réconciliation des esprits “critiques” avec les conditions sociales existantes.

Sa Théorie de l'agir communicationnel, qui place le discours social sur un pied d'égalité avec les relations sociales matérielles, est parfaitement adaptée à la réduction des antagonismes sociaux réels à de simples problèmes de communication qui peuvent être résolus par un débat démocratique, sans que cela change quoi que ce soit à la réalité.

Dans les années 1990, il a fourni la justification théorique pour la transformation des Verts d'un parti protestataire petit-bourgeois en un parti de gouvernement. Entre autres choses, il a développé les arguments utilisés par les ex-pacifistes pour justifier la participation allemande à la guerre de 1999 en Yougoslavie (lire, en anglais, "Comment Jürgen Habermas défend la guerre des Balkans"). Joschka Fischer, alors ministre des Affaires étrangères et le porte-parole des Verts, est l’un des partisans autoproclamé d’Habermas.

Habermas est maintenant en train d’élaborer une justification pour le développement de l'UE en une entité autoritaire, où l'Allemagne donnerait la mesure. Selon Habermas, un tel « grand pas vers l'intégration » ne ferait pas que surmonter la crise actuelle de la zone euro. Il le loue également pour sa capacité à « freiner les pratiques maléfiques de l'univers parallèle et obscur que les banques d'investissement et les fonds spéculatifs ont construit à côté de l'économie réelle des biens et des services », ajoutant: « Cela exige que nos politiciens tentent d’y voir clair et reprennent le contrôle ».

Ailleurs, il écrit: «... la mise en place institutionnelle d'une politique fiscale, économique et sociale collective au sein de la zone euro » servira « un autre objectif qui est de rendre aux décideurs politiques leur capacité d'action face aux impératifs du marché à un niveau transnational ». Seul un noyau européen politiquement uni peut offrir « un quelconque espoir d'inverser le processus, déjà bien avancé, de transformer une démocratie citoyenne construite sur l'idée de l'État social en une démocratie factice, régie par les principes du marché ».

En d'autres mots, Habermas affirme que renforcer l'UE pourrait briser la domination des marchés financiers et restaurer la démocratie. C'est absurde à deux titres.

Tout d'abord, l'argent qu’Habermas veut mettre à disposition par l'introduction de la responsabilité conjointe des États de la zone euro via les euro-obligations seront déversées directement dans « l’univers parallèle » des « banques d'investissement et des fonds spéculatifs ».

Cela s'est déjà produit en ce qui concerne les plans de sauvetage de la Grèce et du Portugal. Les banques et les fonds spéculatifs ont bénéficié de l'argent de l'aide parce qu'il leur a permis de se faire rembourser leurs prêts risqués. Dans le même temps, la dette de ces pays continue d'augmenter malgré les mesures d'austérité brutales, et la classe ouvrière a été saignée à blanc. La même chose se produira avec l'émission des euro-obligations: elles serviront simplement à apaiser l'appétit des marchés financiers.

Deuxièmement, l'Union européenne est depuis sa création un outil fiable du capital financier, servant impitoyablement ses intérêts. Les autorités de Bruxelles veillent attentivement au respect de la libre circulation des capitaux et des marchandises et font pénétrer les dispositions de la libre concurrence de plus en plus profondément dans des domaines vitaux tels que l'éducation et la santé et elles dictent les programmes d'austérité qui mènent à la réduction drastique des pensions et des prestations sociales, à la baisse des salaires et à la privatisation des entreprises et des services publics.

Le renforcement de l'Union européenne, envisagé par Habermas et ses co-auteurs, ne viendrait pas réduire le pouvoir des banques et des fonds spéculatifs, mais au contraire l'augmenter.

Habermas est pleinement conscient des « faibles fondements démocratiques de l'Union européenne » et fait une tentative désespérée pour esquiver la question. Afin d'éviter « l’imposition sur... les peuples d'un pouvoir exécutif centralisé qui acquière sa propre autonomie et qui soit placé au-dessus de leurs têtes », dit-il, « les populations doivent avoir leur mot à dire ».

Il veut réaliser cela via une convention constitutionnelle et organiser un référendum sur son résultat: « Si les résultats du référendum est positif, les peuples de l'Europe pourraient reprendre, au niveau européen, la souveraineté qui leur a été volée par ‘les marchés’, il y a longtemps ».

Compte tenu de l'échec du référendum en France et aux Pays-Bas en 2005 sur la constitution de l’EU, Habermas sait qu'un nouveau scrutin recevrait peu de soutien. Il veut donc stimuler ce soutien en offrant la promesse de la grandeur européenne et en faisant appel à l'anti-américanisme.

« Une discussion sur l'objet et le but du processus d'unification représenterait l'occasion d’ouvrir le débat public, qui a jusqu'ici été confiné à des questions économiques », écrit- il, en ajoutant : « La prise de conscience que la puissance politique mondiale est en train de basculer de l'Ouest vers l'Est et le sentiment que notre relation avec les USA est en train de changer, se combinent pour présenter les avantages synergiques de l'unification européenne sous une nouvelle lumière ».

Et au cas où quelqu’un n'aurait pas encore compris que c'est de politique de grande puissance et non de démocratie qu’il s’agit, il souligne: « Les peuples d'Europe... doivent mettre en commun leurs ressources s'ils veulent exercer une quelconque influence sur l'agenda politique international et la résolution des problèmes mondiaux. Abandonner l’unification européenne maintenant ce serait quitter la scène mondiale pour de bon ».

(Article original publié le 20 août 2012)