La guerre en Libye et la « honte de l’Allemagne »
Par Ulrich Rippert
8 septembre 2011
L’influent hebdomadaire allemand Die Zeit a affiché le 26 août dans son édition en ligne un article intitulé, « La honte allemande ». En commentant les événements en Libye, l’article a déclaré, « Les Allemands n’ont pas participé militairement et ont laissé tomber les alliés. C’est une grande erreur et une honte. »
Jusque-là, l’expression de la « honte allemande » avait toujours été liée à l’arrivée au pouvoir des nazis et à la lâche capitulation de nombreux intellectuels durant les années de terreur et d’agression hitlériennes. Die Zeit inverse maintenant l’argument. Pour lui, ce n’est pas la participation à la guerre et à la terreur qui est une honte, mais l’« abstention. »
Les deux auteurs, Jörg Lau et Bernd Ulrich, des journalistes expérimentés et réfléchis, avaient auparavant vu les choses de façon plus humanitaire et réfléchie. Face à l’offensive de l’OTAN contre Tripoli, ils semblent avoir totalement perdu leurs repères politiques. Ils glorifient l’action militaire entreprise par les principales puissances impérialistes – la France, le Royaume-Uni, les Etats-Unis et l’Italie – et attaquent le gouvernement allemand pour s’être adapté aux sentiments anti-guerre qui règnent au sein de la population.
Ils écrivent, « Sarkozy, Cameron et Obama ont risqué la vie de leurs soldats, en misant leur soutien politique sur l'aide aux rebelles libyens contre le tyran [Mouammar Kadhafi]. La chancelière Angela Merkel et le ministre des Affaires étrangères, Guido Westerwelle, n’ont toutefois rien risqué, ils ont cédé aux sentiments politiques régnant à l'intérieur du pays plutôt que d’encourager les Allemands las de la guerre à combattre pour la liberté dans les pays arabes. »
Imaginez un procès dans lequel plusieurs violeurs sont jugés pour la violence de leur comportement. Un ami des prévenus était présent sur la scène du crime mais sans y participer. Que penserait-on si un représentant des médias se levait lors de l’audience du tribunal pour accuser ce dernier de lâcheté parce qu’il avait refusé de participer à cette atrocité. ?
Dans le but de justifier leur défense bizarre du viol impérialiste de la Libye, Ulrich et Lau commencent leur article par une déformation, ou une omission, grotesque des faits. Ils écrivent qu’un « coup d’œil rapide sur la réalité historique, » est nécessaire ; pour ensuite ne rien dire sur cette histoire, en affirmant simplement : « Le succès parle de lui-même. »
L’article dit, « Aucune des craintes du gouvernement fédéral ne se sont réalisées, la mission n’était pas impossible, elle ne s’est pas enlisée dans le sable du désert, il n'a pas fallu envoyer des troupes au sol, l’intervention militaire a ravivé la rébellion arabe plutôt que de la détruire, les dommages collatéraux n’ont pas dépassé une certaine limite. »
Mais la réalité est tout à fait différente.
Pendant plus de cent ans, la Libye a joué un rôle crucial dans la ruée des puissances coloniales sur l’Afrique. En 1911, le pays fut annexé par l’Italie. Face à l’opposition farouche de plusieurs tribus bédouines, des gaz toxiques et l’aviation militaire furent utilisés pour la première fois dans l’histoire, provoquant des conséquences désastreuses pour la population.
Durant la Seconde Guerre mondiale, des troupes d’occupation italiennes ont cherché l’assistance de la Wehrmacht [l’armée] de Hitler pour leur venir en aide contre les forces britanniques et françaises qui progressaient. Les Alliés ont tout d’abord stoppé en 1942 l’offensive du Afrikakorps allemand (Deutsche Afrika Korps, DAK) par la bataille d’El-Alamein.
En 1952, sous les auspices de l’ONU, la Libye, ancienne colonie dont la Grande-Bretagne administrait les territoires de la Cyrénaïque et de la Tripolitanie et la France celui du Fezzan, accédait à l’indépendance. La découverte d'immenses dépôts de pétrole en Libye à la fin des années 1950 avait éveillé l'intérêt impérialiste des principales puissances et exacerbé les tensions sociales dans le pays.
En septembre 1969, un groupe d’officiers dirigé par le colonel Kadhafi prit le pouvoir et proclama la « République arabe libyenne » ne rencontrant que peu de résistance. La nationalisation de l’ensemble des banques étrangères, des compagnies d’assurance et de l’industrie pétrolière recueillit un large soutien auprès de la population, tout comme la fermeture des bases aériennes américaines et britanniques.
Kadhafi se fondait sur les théories du panarabisme de Gamal Abdel Nasser en Egypte, et cherchait à manœuvrer entre l’Union soviétique et les diverses puissances impérialistes. Cependant, sous la pression grandissante des Etats-Unis et le lamentable échec du projet de Nasser d’unité de la bourgeoisie arabe, son régime devint de plus en plus despotique.
Lorsque l’Union soviétique fut dissoute il y a 20 ans, Washington intensifia sa pression sur Tripoli. En 1993, la CIA soutint un coup militaire qui fut toutefois mis en échec par Kadhafi. Dans le même temps, la Libye renforça ses liens avec ce qu'on appelle maintenant les pays BRIC – Brésil, Russie, Inde et Chine, et, depuis l’année dernière, l’Afrique du Sud.
La Chine a été impliquée dans de nombreux projets de construction à grande échelle en obtenant des contrats d’énergie à long terme. A partir de l'année dernière 36.000 travailleurs du bâtiment chinois ont été employés en Libye. Le géant russe de l’énergie Gazprom avait accepté des accords de coopération de grande envergure avec des entreprises de l’industrie pétrolière libyenne.
Ces développements étaient une épine dans le pied des puissances de Washington, Londres et Paris. Depuis un certain temps elles s’efforçaient de trouver un moyen de réduire l’influence de la Chine et de la Russie en Libye. Peu de temps après l’élection de Nicolas Sarkozy en 2007, la France avait profité des liens étroits qu’elle entretenait avec le régime Kadhafi pour prendre l’initiative de former une Union méditerranéenne dans le but de renforcer l’influence de la France en Afrique du Nord. Sarkozy voulait devancer les Etats-Unis qui avaient veillé à ce que plusieurs postes importants dans le régime libyen soient occupées par ses propres personnes de confiance. Mais Kadhafi avait rejeté l’offensive méditerranéenne.
En début d’année, lorsque la radicalisation de la population avait entraîné le renversement du président Zine Al Abidine Ali en Tunisie, et avait forcé un peu plus tard la démission du président égyptien Hosni Moubarak, Washington avait commencé à soutenir et à diriger le mouvement d’opposition à Benghazi. La France avait réagi en intensifiant sous sa régie une campagne en faveur d’une intervention militaire de l’OTAN. Initialement, le gouvernement Obama était réticent à s'embarquer sur la voie d’une offensive militaire mais ne voulait pas laisser l’initiative à la France et la Grande-Bretagne.
Fin avril, une conférence internationale avait eu lieu à Londres pour débattre du partage de la Libye et de ses réserves de pétrole – les plus importantes en Afrique et occupant le neuvième rang dans le monde – entre les grandes puissances, après la chute de Kadhafi. Le premier ministre présumé, Mahmoud Jibril, qui y avait participé au nom du Conseil national de transition libyen (CNT) avait enseigné pendant de nombreuses années aux Etats-Unis après avoir reçu son doctorat de l’université de Pittsburg. A partir de 2007, il fut à la tête du bureau du développement économique national (NEDB) de Kadhafi qui entretenait d’étroits liens avec de grands groupes aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne ainsi qu’un partenariat avec la London School of Economics.
Cette institution a joué un rôle clé dans la poursuite des intérêts économiques américains et britanniques en Libye. Ali Tarhouni, un économiste de l’université du Wisconsin qui vit aux Etats-Unis depuis 1973, a été nommé ministre des Finances par le CNT.
Ce coup d’oeil sur l’histoire et les événements de ces dernières semaines montre clairement que la guerre en Libye n’a rien à voir avec des considérations humanitaires et les droits humains. Elle implique la répression brutale et violente de l’ancien pays colonial. Elle est aussi un avertissement. Pour l’impérialisme, l’intervention libyenne n’est que le premier pas vers un nouveau partage de l’ensemble du Moyen-Orient.
Mais les auteurs de l’article de Die Zeit ignorent tout ceci.
Ils accusent le gouvernement et le ministre des Affaires étrangères parce que l’Allemagne n’a pas été impliquée initialement dans le bombardement de terreur et dispose maintenant de moins d’opportunités dans le partage du butin.
Mais Westerwelle et la chandelière Merkel n’ont pris leur décision ni pour des raisons humanitaires, ni en raison de scrupules moraux. Ils étaient préoccupés par l’approvisionnement en énergie de l’industrie allemande et ne souhaitaient nullement compromettre les bonnes relations économiques avec la Chine et la Russie. Ils sont piégés dans un dilemme de politique étrangère : avec le déclin des Etats-Unis, l’orientation transatlantique traditionnelle devient de plus en plus problématique tandis qu’une coopération plus étroite avec la Chine et la Russie pose d’autres problèmes et risque d’être torpillée par le gouvernement américain.
Reste à savoir pourquoi un journal tel que Die Zeit, qui se considère être la voix de la classe moyenne cultivée et proclame son attachement à l’humanité et à la culture, devient subitement belliciste et glorifie une intervention impunément néocoloniale.
La réponse n’est pas très compliquée. La crise économique internationale, les fluctuations des valeurs boursières et des monnaies, l’effondrement d’alliances connues et reconnues, l’accroissement des tensions sociales, la radicalisation de vastes couches de la population dans des pays tels la Tunisie et l’Egypte – tout ceci est une source d’anxiété et de terreur pour certaines couches de la petite bourgeoisie cultivée.
Elles ont besoin de stabilité et de force. Ce qui les impressionne c’est un Etat fort, cohérent et une répression militaire dans l’intérêt national. La violence avec laquelle ces dernières semaines les forces de l’OTAN ont dégagé, au moyen de bombardements, la voie aux nouveaux dirigeants les a fortement impressionnées.
C’est cette lâcheté, cette servilité et cette veulerie devant le pouvoir qui ont, à plusieurs reprises dans l’histoire de l’Allemagne, conduit au désastre. C’est là le vrai sens de la « honte de l’Allemagne. »
(Article original paru le 1er septembre 2011)