Des millions de personnes manifestent en Turquie contre la récente tentative de coup d’Etat
Par Halil Celik
10 août 2016
Dimanche 7 août, des millions de personnes se sont rassemblées partout en Turquie pour ce qui constitue la plus récente série de manifestations contre le coup d’État raté du 15 juillet.
Dans une manifestation d’unité sans précédent, la mobilisation la plus large fut organisée sur l’esplanade Yenikapi d’Istanbul. Y participaient le Parti de la justice et du développement (AKP), au gouvernement, le principal parti de l’opposition, le Parti républicain du peuple (CHP) et le Parti du mouvement nationaliste turc d’extrême-droite (MHP) ainsi que leurs organisations affiliées et de nombreuses ONG. Le « Rassemblement pour la démocratie et les martyrs » fut organisé sur un appel lancé par le président turc Recep Tayyip Erdogan.
Il s’agissait apparemment du plus large rassemblement de l’histoire de la Turquie. L’agence de presse turque et la police d’Istanbul ont estimé le nombre de participants à près de cinq millions tandis que Reuters – et de nombreuses agences d’information européennes – ont fait état d’une participation « de plus d’un million de personnes. » Selon les autorités, quelque 7.000 bus municipaux et plus de 200 bateaux et ferries ont fourni un service gratuit aux participants.
Le Parti démocratique du peuple (HDP) pro-kurde, troisième parti du pays, ne fut cependant pas invité au rassemblement au motif qu’il entretient des liens avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) qui mène une guérilla contre l’Etat turc.
L’une des principales caractéristiques du rassemblement fut, pour la première fois de l’histoire du pays, la participation de l’état-major de l’armée turque aux côtés de partis politiques. Le général Hulusi Akar, le chef d’état-major, a dit dans son discours que les gens qui se trouvaient derrière cette tentative de coup d’Etat, l’organisation terroriste Fethullah ou FETO, devaient être condamnés à la « peine maximale. »
Le président du MHP, Devlet Bahçeli, qui fut le premier à appuyer ouvertement Erdogan et son gouvernement contre la tentative de coup d’Etat a qualifié le rassemblement de « nouveau chapitre de l’histoire » disant, « un nouveau voyage commence avec Yenikapi. »
Dans son allocution au rassemblement, le dirigeant du CHP, Kemal Kilicdaroglu, a dit que la défaite de la tentative de coup d’Etat du 15 juillet marquait un nouveau départ pour le pays. « La tentative de coup du 15 juillet a ouvert une nouvelle porte aux compromis. Il existe une nouvelle Turquie depuis le 15 juillet. Si nous réussissons à porter encore plus loin ce pouvoir et la culture de la réconciliation, nous laisserons une Turquie meilleure à nos enfants, » a-t-il dit.
Soulignant que tous les dirigeants politiques devaient tirer des enseignements de la tentative de coup d’Etat, Kilicdaroglu a réitéré les points qu’il avait énoncés lors de son « Rassemblement pour la république et la démocratie » du 24 juillet à Istanbul. Il s’est dit inquiet à propos de la république et de la démocratie, de l’égalité devant la loi, de l’importance du système parlementaire, de l’indépendance du droit et de l’indépendance des médias. Il a souligné que dans la Turquie d’après le coup d’État, la politique devait être exclue des mosquées, des casernes et des tribunaux.
Depuis le coup raté mené par des sections de l’armée turque avec sans aucun doute l’approbation de Washington – la base aérienne d’Incirlik qui héberge des milliers de soldats américains et qui est la principale base pour les bombardements des Etats-Unis contre la Syrie et l’Irak, a été le centre d’opération du coup d’Etat – le gouvernement AKP a arrêté ou détenu plus de 60.000 adversaires politiques, fermés au moins 15 universités et plus d’un millier d’écoles privées. De plus, un grand nombre d’agences d’information, de chaînes de télévision et de radio, de journaux et de magazines ainsi que des maisons d'édition prétendument proches de FETO ont été fermés.
Décrivant la tentative de coup et l’opposition populaire à son encontre comme « une deuxième guerre d’indépendance de la Turquie », le premier ministre turc Binali Yildirim a fait l’éloge des dirigeants du CHP et du MHP « pour avoir soutenu la volonté nationale et la démocratie. » Il a cité les poèmes de poètes islamiques turcs bien connus, de droite et de gauche, et fait le vœu de maintenir et d’encourager le climat de réconciliation entre le gouvernement et l’opposition. « Nous ferons de notre mieux pour sauvegarder cette unité historique, » a-t-il dit.
Dans son discours à la foule, le président turc Recep Tayyip Erdogan a adopté un ton conciliant de compromis et d’unité tout en ayant des mots très durs pour les alliés occidentaux de la Turquie ; il a dit, « Notre présence aujourd’hui inquiète nos ennemis comme c’était le cas au matin du 16 juillet. »
Erdogan a durement critiqué le gouvernement allemand pour l’avoir empêché d’adresser son message par lien vidéo au rassemblement des quelque 40.000 personnes réunies la semaine dernière à Cologne contre la tentative de coup d’Etat. « Où est la démocratie [en Allemagne]? » s’était-il exclamé en affirmant que les autorités allemandes avaient permis au PKK de retransmettre une conférence vidéo des Montagnes de Qandil en Irak. « Qu’ils nourrissent les terroristes, ils se retourneront contre eux, tel un boomerang, » a-t-il dit.
Il a repris sa position que la décision de réintroduire la peine de mort en Turquie serait laissée à l’appréciation des législateurs turcs, précisant, « J’accepterai le rétablissement de la peine de mort si le parlement l’approuve. »
Le « Rassemblement pour la démocratie et les martyrs » à Istanbul a suscité une couverture des médias aux Etats-Unis et en Europe. Mais, en conformité avec leurs gouvernements, ils se sont surtout concentrés sur les enquêtes et suspensions d’après le coup d’Etat et « la démonstration de force [d’Erdogan] après la tentative de coup d’Etat » (Reuters). Les médias internationaux ont à peine traité les raisons et les lourdes conséquences de la tentative de coup d’Etat qui a coûté la vie à des centaines de civils et qui fut déjoué par une opposition de masse.
Largement isolés de leurs alliés occidentaux, Erdogan et son gouvernement utilisent efficacement l’opposition de masse au coup d’État pour renforcer leur position par rapport aux Etats-Unis et à l’Allemagne – les puissances qui ont apparemment soutenu la tentative de coup – en promouvant le nationalisme. C’est ainsi que le premier ministre Binali Yildirim a déclaré que la tentative de coup avait unifié le pays. « Chaque coup d’Etat qui ne nous tue pas, nous renforce. Comme c’est le cas ici et maintenant, » a-t-il dit, tandis qu’Erdogan faisait référence à « la foi et à la détermination de cette nation. »
Le 9 août, Erdogan s’est rendu en Russie pour y rencontrer le président russe Vladimir Poutine, la première fois depuis la destruction en vol, en novembre dernier, d’un avion militaire russe par des chasseurs turcs.
Depuis le remplacement fin mai du premier ministre Ahmet Davutoglu par Binali Yildirim, le gouvernement AKP a montré des signes croissants de changement radical dans la politique étrangère du pays, notamment au Moyen-Orient. Dès son entrée en fonction, Yildirim a dit que son but était d’accroître le nombre des amis de la Turquie et de réduire le nombre de ses ennemis.
Il a rapidement cherché, en juin dernier, à restaurer les relations dégradées avec la Russie et Israël, et exprimé sa volonté d’en faire de même avec l’Irak, l’Égypte et même la Syrie. Les puissances occidentales ne sont cependant pas prêtes à accepter un rapprochement entre Istanbul, Moscou et Damas. La Turquie a récemment joué un rôle clé dans la guerre de changement de régime soutenue par les Etats-Unis en Syrie et dans l’agression de l’OTAN contre la Russie.
« Ce soutien est désormais menacé », prévenait le Wall Street Journal dans un récent article. Selon ce journal, un grand nombre de gradés et d’officiers du renseignement turc impliqués dans l’acheminement d’argent et d’armes en soutien à des rebelles en grande partie islamistes en Syrie, comme le commandant de la 2ème armée, responsable des frontières avec la Syrie et l’Irak, ont été arrêtés pour avoir participé au coup d’Etat.
« Les généraux qui avaient dirigé la politique turco-syrienne et la politique concernant les Kurdes de Syrie sont tous en prison et nous assistons maintenant à l’effritement de l’establishment sécuritaire turc, » a dit Gonul Tol, le directeur du Centre d’études turques de l’Institut du Moyen-Orient, basé à Washington. « C’est ce qui rend la Turquie très vulnérable et faible, et la rendra moins encline à rechercher la confrontation. »
(Article original paru le 9 août 2016)