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Élections canadiennes: verbiage «progressiste», guerre et réaction

Par Keith Jones
19 octobre 2015

La plus longue campagne électorale depuis le 19me siècle s’est avérée être aussi la plus réactionnaire de l’époque moderne.

Les problèmes les plus pressants qui concernent la classe ouvrière – les inégalités sociales croissantes, l’insécurité économique et la pauvreté, l’intensification des conflits géopolitiques mondiaux et la menace d’une confrontation militaire entre les États-Unis et la Russie ou la Chine – ont été évincés des débats officiels, ou seulement discutés de la manière la plus limitée.

Un bilan de la campagne électorale canadienne pour le vote du 19 octobre, un examen de ce qui a été dit et non dit, illustrent à quel point les structures politiques traditionnelles sont insensibles aux besoins des travailleurs et soulignent l’indifférence et l’hostilité de l’élite dirigeante à l’égard des principes démocratiques fondamentaux

Pendant plusieurs semaines, le débat politique officiel a été dominé par la tentative évidente des conservateurs actuellement au pouvoir d’attiser l’islamophobie. Le premier ministre Stephen Harper a accusé ses principaux opposants de trahir les «valeurs canadiennes» en raison de leur refus de s’engager à interdire aux femmes musulmanes de porter le niqab lors de la cérémonie de citoyenneté. Des plus de 680.000 personnes ayant prêté le serment de citoyenneté depuis 2011, seulement deux personnes ont demandé de pouvoir porter leur niqab.

*Pendant ce temps, la divulgation qu’en 2013 le chef des Forces armées canadiennes de l’époque et le Chef d’état-major des armées des États-Unis ont tenu des discussions à plusieurs reprises dans le but de mettre en œuvre une force d’intervention canado-américaine permanente, ou même d’intégrer carrément les deux armées, n’a pas du tout été abordée durant la campagne. Aucun des partis, et encore moins leurs chefs, n’ont soulevé la moindre question à propos du programme des «Forces intégrées canado-américaines».

Aucun des politiciens n’a tenté non plus de remettre en cause l’affirmation du gouvernement conservateur qu’il n’était pas au courant des discussions entourant l’intégration militaire. Si tel est le cas, cela signifierait que les responsables des plus hautes instances des Forces armées canadiennes auraient bafoué le principe démocratique et constitutionnel fondamental voulant que l’armée soit subordonnée au contrôle et à la surveillance des autorités civiles élues.

*Les politiciens ont gardé le silence parce qu’ils ne veulent pas provoquer de débat public par rapport au fait que le Canada est déjà profondément impliqué dans les principales offensives militaires et stratégiques de l’impérialisme américain: contre la Chine et la Russie, ainsi que dans la régions riches en pétrole du Moyen-Orient, où les États-Unis veulent imposer leur hégémonie.

Le Canada est un allié important des États-Unis dans son «pivot vers l’Asie», soit la tentative d’isoler et d'encercler militairement et stratégiquement la Chine. Résultant sans doute des discussions entourant l’intégration des armées nord-américaines, le Canada et les États-Unis ont signé un accord secret en novembre 2013 afin d’accroître leur coopération militaire dans la région de l’Asie pacifique. Le Canada fait aussi partie du Partenariat transpacifique (PTP), une zone économique sous l'égide des États-Unis de laquelle la Chine est exclue.

Le Canada joue aussi un rôle dirigeant dans l’offensive américaine contre la Russie. Il a fortement appuyé le coup mené par des forces fascistes et orchestré par les États-Unis pour renverser le président ukrainien élu en février 2014, puis s’est joint aux manœuvres provocatrices aériennes, maritimes et au sol de l’OTAN aux frontières de la Russie. Cela s’est reflété durant la campagne, chacun des chefs de parti cherchant à se positionner comme le plus belliqueux et le plus ferme à l’endroit de la Russie de Vladimir Poutine.

Le Canada est un membre de la plus récente coalition guerrière des États-Unis au Moyen-Orient. Des avions canadiens bombardent l’Iraq et la Syrie, alors que des instructeurs des Forces spéciales canadiennes à l’intérieur de l’Irak localisent des cibles à bombarder. Il existe des divergences tactiques parmi les trois principaux partis par rapport au rôle spécifique du Canada dans la coalition de guerre au Moyen-Orient. Mais ils sont tous d’accord que le Canada doit rester membre de la coalition et appuient la tentative des États-Unis de forcer un «changement de régime» à Damas et d’imposer son hégémonie dans la première région exportatrice de pétrole au monde.

L’impérialisme canadien s’accroche de plus en plus fermement à son partenaire de longue-date que sont les États-Unis, parce qu’il estime que dans le contexte de la plus grande crise du capitalisme mondial depuis la Grande Dépression et la montée de nouvelles puissances, la meilleure manière d’affirmer ses propres intérêts économiques et stratégiques mondiaux est de redoubler d’efforts dans son alliance avec Washington.

*Quelques discussions entourant le projet de loi C-51 ont pris place au cours de la campagne. La loi, adoptée dans les derniers jours du parlement sortant, donne de vastes nouveaux pouvoirs arbitraires à l'appareil de sécurité nationale. Ces pouvoirs comprennent l’accès gouvernemental à toutes les informations personnelles, de plus grandes capacités de détention «préventive» et l'autorisation accordée au Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) de violer essentiellement toute loi dans le cas d’une prétendue menace à la «sécurité nationale ou économique» du Canada.

Lorsque les libéraux ou les sociaux-démocrates du Nouveau Parti démocratique ont fait mention de C-51, c’était essentiellement pour marquer des points politiques. Le NPD a attaqué les libéraux pour avoir voté en faveur de C-51, alors que les libéraux ont, de manière significative, accusé le NPD de jouer les alarmistes en faisant certains avertissements limités à propos du danger que représente C-51 pour les droits démocratiques des Canadiens.

Comme les libéraux, le NPD a critiqué le projet de loi C-51 surtout pour le manque de «surveillance parlementaire», c’est-à-dire une «surveillance» par des représentants choisis de la classe dirigeante qui seront tenus au secret d’État sous la foi du serment et filtrés par les agences de renseignement elles-mêmes. De plus, le NPD a qualifié C-51 d’«exagération» de Harper, et non le résultat d’un assaut systématique sur les droits démocratiques au cours duquel l'État, tant sous les libéraux que les conservateurs, s'est arrogé de vastes nouveaux pouvoirs de coercition et a criminalisé de plus en plus toute forme d'opposition.

Avant et pendant la campagne électorale, le NPD n’a pas averti la population canadienne du fait que l’État espionne depuis au moins une décennie les métadonnées des communications électroniques des Canadiens, y compris celles des téléphones cellulaires, des courriels et de l’internet.

Le NPD n’a pas non plus soulevé la question de l’assaut systématique sur le droit de grève des travailleurs.

*Ces silences sont tout à fait en ligne avec l’ensemble de la campagne du NDP – une campagne à peine distincte de celle de Harper et visant à démontrer à la grande entreprise qu’un gouvernement NPD défendrait ses intérêts au pays et à l’étranger avec autant d’intransigeance que ses partis nationaux traditionnels, les conservateurs et les libéraux.

Le NPD a promis quatre années de budgets équilibrés, tout en laissant intact le cadre fiscal réactionnaire résultant de décennies de réductions d’impôts des sociétés et sur les gains en capitaux par les libéraux et les conservateurs, ainsi que la réduction des paliers d'impôt sur le revenu. Mené par Thomas Mulcair, un ancien ministre libéral québécois, le NPD a insisté qu’il n’hausserait même pas les impôts du 1 pour cent des Canadiens les plus riches.

Dans sa plateforme électorale, publiée plus tôt ce mois-ci, le NPD ne s’engageait à rien de moins qu’à fournir les votes nécessaires pour soutenir un gouvernement libéral minoritaire. Le NPD préférerait toutefois faire partie d’une coalition au sein de laquelle les sociaux-démocrates serviraient de partenaires dans un gouvernement dirigé par les libéraux qui, jusqu’à tout récemment, était le parti préféré de la grande entreprise canadienne.

Depuis plusieurs années les syndicats et le NPD font la promotion d'une alliance politique avec les libéraux au nom du renversement de Harper et des conservateurs. Mais ce sont les libéraux qui ont frayé la voie à Harper. Le gouvernement Chrétien-Martin de 1993-2006 a imposé les plus importantes coupes sociales dans l'histoire du Canada, a réduit les impôts pour la grande entreprise et les riches, a lancé le réarmement des Forces armées du Canada et a mené le Canada à la guerre en Yougoslavie et en Afghanistan.

En 2008, le NPD a formé une coalition avec les libéraux, sur la base d'une entente pour former un gouvernement voué à la «responsabilité fiscale», appliquer une réduction de $50 milliards d'impôts pour les entreprises, et faire la guerre en Afghanistan jusqu'à la fin de 2011.

Dans l'élection actuelle, les syndicats ont investi des ressources massives pour la campagne «n'importe qui sauf Harper» qui vise à mettre au pouvoir un gouvernement «progressiste» dirigé par les libéraux. Ce faisant, leur modèle est la campagne «Stoppons Hudak» de 2013-2014 menée par la Fédération du travail de l'Ontario. Sous le prétexte d'empêcher l'arrivée au pouvoir de Tim Hudak et ses conservateurs en Ontario, les syndicats et le NPD ont aidé le gouvernement provincial libéral à imposer de coupes sociales drastiques et ont gardé «un profil bas» quand la grève des enseignants fut criminalisée. Cette alliance anti-ouvrière persiste jusqu'à ce jour, alors même que les libéraux intensifient leur programme d'austérité et de privatisation.

* Grâce à la campagne de droite du NPD et aux efforts des syndicats pour donner aux Libéraux une allure «progressiste», ces derniers ont été capables de faire un appel limité à la colère populaire concernant l'inégalité sociale et la montée du chômage, la dette des consommateurs, et les chèques de paye dilués. Cet appel comprend des promesses de dépenses pour l'infrastructure financées par une hausse du déficit et une modeste réduction d'impôts pour «la classe moyenne» qui sera liée à une augmentation proportionnelle des impôts du 1 pour cent le plus riche.

Dans un discours à Toronto, Trudeau a défendu sa proposition pour une légère augmentation des impôts pour les plus aisés avec deux arguments: premièrement, son parti veut se positionner de façon à pouvoir réduire les impôts sur les entreprises dans le futur afin de favoriser la «compétition»; deuxièmement, «Si on ne livre pas la marchandise sur la justice», a avertit Trudeau, «les Canadiens vont éventuellement envisager des options plus radicales».

Les engagements des libéraux à s'opposer à l'austérité sont une fraude cynique. Trudeau a vigoureusement défendu les coupes dans les dépenses sociales introduites par Chrétien et Martin. Trudeau et ses associés politiques les plus proches sont liés par d'innombrables liens politiques et personnels aux gouvernements Libéraux du Québec et de l'Ontario qui dirigent l'assaut de la classe dirigeante sur les services publics et les salaires et conditions de travail de ceux qui les fournissent.

* Alors que la campagne électorale arrivait à sa fin cette semaine, il y avait des commentaires anxieux dans les médias capitalistes concernant la possibilité d'une crise constitutionnelle post-élections.

Au cours de la campagne, Harper a plus ou moins annoncé que si son parti devait remporter une majorité relative des sièges, il tenterait de garder le pouvoir. À plusieurs reprises, il a mis de l'avant la doctrine anti-démocratique et pseudo-constitutionnelle selon laquelle le parti qui remporte le plus de sièges (et non pas celui qui reçoit l'appui de la majorité des représentants élus de la chambre des communes) a le droit de former le gouvernement.

En 2008, l'élite dirigeante a majoritairement appuyé Harper lorsqu'il a eu recours au gouverneur général non-élu pour utiliser les pouvoirs arbitraires et pratiquement illimités de ce poste afin de fermer le parlement pour empêcher les partis de l'opposition de renverser son gouvernement.

Mais sept ans plus tard, des inquiétudes se répandent parmi la classe dirigeante qu'une tentative de Harper de garder le pouvoir en retardant la convocation du parlement et en gouvernant par décret pourrait provoquer une opposition populaire de masse et discréditer dangereusement l'ordre socio-politique existant.

Ceci ne veut pas dire que Harper et ses conservateurs ne tenteront pas le coup. Harper a calomnié ses opposants bourgeois politiques, mis les droits démocratiques à la poubelle et a fait fi à plusieurs reprises des formes traditionnelles de gouvernement constitutionnel, y compris en abrogeant le parlement en 2008 et 2009 et en montant une attaque sans précédent sur l'intégrité du président de la cour suprême l'an dernier. Et pourtant, ceci ne lui a pas coûté l'appui de la faction dominante de la classe dirigeante. En effet, en endossant la course de Harper pour un gouvernement majoritaire en 2011, le porte-parole traditionnel de l'élite financière à Bay Street, le Globe and Mail, a spécifiquement félicité Harper et ses conservateurs pour leur «entêtement», c'est-à-dire leur volonté de défier l'opinion publique et renforcer arbitrairement le pouvoir exécutif.

* Ceci dit, alors que le jour du vote approche il y a des signes que des sections importantes de la bourgeoisie se rallient autour des libéraux. Ils calculent que le nouveau gouvernement sera mieux placé pour poursuivre le programme de guerre et d'austérité en lui donnant une allure «progressiste». Ceci comprendra l'utilisation plus systématique des syndicats en tant que partenaires dans la suppression de la lutte des classes et la stimulation des profits des entreprises, tout comme avec le gouvernement libéral en Ontario.

* Quel que soit le compte final lundi soir, la politique du prochain gouvernement sera déterminée non pas par les trois derniers mois de rhétorique électorale et les programmes de partis rivaux, mais par la crise structurelle du capitalisme mondial et les conflits géopolitiques qu'elle alimente.

Afin de faire valoir leurs intérêts fondamentaux, les travailleurs et les jeunes doivent rejeter le carcan politique de la classe dirigeante, y compris les syndicats pro-capitalistes, et construire de nouvelles organisations de la lutte de classe. Avant tout, les travailleurs ont besoin d'un nouveau parti fondé sur un programme socialiste international afin de mener la lutte pour un gouvernement ouvrier qui réorganiserait radicalement la vie socio-économique afin que son principe moteur soit la satisfaction des besoins sociaux, et non pas l'enrichissement d'une clique de capitalistes.