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Mark Zuckerberg, le philanthrocapitalisme et le parasitisme

Par Nancy Hanover
14 décembre 2015

Mardi dernier, Mark Zuckerberg, cofondateur de Facebook et seizième homme le plus riche des États-Unis, et sa femme Priscilla Chan ont annoncé qu'ils feront don de 99 pour cent de leurs actions de Facebook, actuellement estimées à 45 milliards $, à des œuvres de charité au cours de leur vie.

Le don a été annoncé sous la forme d'une lettre à leur nouveau-né annonçant la formation de la fondation Chan Zuckerberg Initiative LLC (société à responsabilité limitée), dédiée à «faire progresser le potentiel humain et à promouvoir l'égalité» au moyen d'«œuvres philanthropiques, de plaidoyers et autres activités pour le bien public. Nos domaines d'intervention privilégiés seront l'apprentissage personnalisé, la lutte contre la maladie, brancher les gens et bâtir des collectivités fortes,» écrit le couple de milliardaires.

La réaction prévisible des médias a été un déluge immédiat de louanges. Ainsi The Guardian a qualifié Zuckerberg de «Superman de sa génération» déclarant : «Le reste d'entre nous tomberont probablement d'accord, hormis les critiques sur Twitter: 45 milliards $ en dons – plus du double des fondations Ford, Rockefeller et Carnegie mises ensemble – c'est plutôt généreux.»

«Son précédent geste philanthropique extraordinaire donne beaucoup de raisons d'être optimiste, poursuit le journal britannique, en dépit de quelques faux pas le long du parcours. Que va-t-il faire maintenant? Peut-il gérer son énorme don sans laisser la politique s'infiltrer dans la charité? Comment va-t-il changer le monde maintenant?»

Le réseau NPR, la radio publique nationale aux États-Unis, est enthousiaste: «La lettre a une vision large et aborde des questions sociales et politiques controversées.» Il cite la préoccupation de Zuckerberg pour ceux qui «se demandent s'ils auront de quoi manger ou payer le loyer, ou qui craignent d'être victimes de violence ou d'actes criminels», et affirme avec assurances que «les investissements en technologie notamment, peuvent résoudre ces problèmes».

Sur une note plus sombre, le New Yorker fait allusion aux inquiétudes nerveuses de l'élite dirigeante, affirmant audacieusement que «Des dons de bienfaisance à cette échelle rendent le capitalisme moderne, avec toutes ses inégalités et ses injustices, un peu plus défendable.»

À cela, le WSWS ne peut que répondre: loin de là! La technologie ne peut résoudre le problème des inégalités sociales. La revue Science vient justement de publier une étude intitulée «Démocratisation de l'éducation? Un examen des modèles d'accès et d'utilisation de la formation en ligne ouverte à tous» qui confirme un fait bien connu des enseignants des écoles publiques, à savoir que c'est la classe économique – et non l'accès à la technologie – qui est le facteur écrasant dans la détermination de la réussite éducative. Science va encore plus loin en affirmant: «Nos résultats soulèvent des inquiétudes que la formation en ligne ouverte à tous (FLOT) et autres approches similaires d'apprentissage en ligne peuvent exacerber les disparités dans les résultats scolaires liées au statut socio-économique plutôt que de les réduire.»

L'accès à l'Internet n'oblitère pas la société de classes. Et il est absolument indéfendable que «la lutte contre la maladie», la possibilité de recevoir une bonne éducation et l'accès aux technologies de communication doivent dépendre d'œuvres caritatives.

Le phénomène du «philanthrocapitalisme», la création intellectuelle des «investisseurs sociaux» qui cherchent à «bien faire en faisant le bien», est devenu un credo chez certains jeunes milliardaires. Ce phénomène est fondé sur ce que le WSWS a décrit comme le retour du principe aristocratique – la notion que si la population a des droits fondamentaux, ce n'est que grâce à la bienveillance des ultra-riches.

Inséparable de la croissance vertigineuse du parasitisme financier et des inégalités sociales dont profitent Zuckerberg et ses semblables, il y a la répudiation des droits sociaux de la classe ouvrière. Par ailleurs, l'annonce de Zuckerberg remet en question toute idée qu'il puisse y avoir consultation, et encore moins un contrôle démocratique quant aux ressources créées par le travail collectif de la société.

Au lieu de projets massifs de travaux publics pour résoudre les problèmes sociaux de notre époque, on nous dit que l'élite financière – des gens bienveillants qui veulent bien faire – peut «faire avancer les choses», en ignorant les organes juridiques et gouvernementaux traditionnels et agaçants!

Le fait est, et a toujours été, que la charité dégrade et démoralise ses destinataires et sape la conscience de classe, tout en soulageant agréablement la conscience des riches mécènes. Comme le grand marxiste Frederick Engels a écrit, ces dons équivalent à rendre «à ce malheureux que vous ayez sucé jusqu'à la moelle, la centième partie de ce qui lui revient!»

L'arrangement d'affaires de Zuckerberg cependant, n'était pas principalement destiné à convaincre des merveilles du capitalisme et de la bienfaisance de son élite les 84 pour cent des habitants de la planète qui vivent avec moins de 20 $ par jour, ou les trois quarts de la population active dans le monde qui ne peuvent obtenir un emploi permanent et stable, ou même les 40 pour cent de jeunes de la génération de Zuckerberg qui n'ont pas un travail à temps plein.

Il est plus question ici de froides pratiques de gestion de trésorerie et d'occasions d'affaires futures. Comme le note le New Yorker, les philanthropes comme Zuckerberg et [Bill] Gates placent de très grands pans de richesses de façon permanente en dehors des impôts gérés par l'Internal Revenue Service (l'IRS, le service des impôts américain).» Le magazine poursuit: «L'importance et la répartition dans le temps des avantages fiscaux dont bénéficieront Zuckerberg et Chan ne sont pas connus, mais ils sont potentiellement énormes.»

Malgré cela, les éditeurs libéraux du New Yorker ajoutent, «n'hésitons pas à louer Zuckerberg et Chan pour leur générosité. Et saluons également Gates qui a commencé la tendance».

Jesse Eisinger de ProPublica (le site web de journalisme d'enquête) a toutefois judicieusement fait remarquer que l’«empereur», ou «le Superman de notre génération» – se promène nu. Eisinger a expliqué que la décision de Mark Zuckerberg de créer une société à responsabilité limitée pour ses actions de Facebook était essentiellement «un mouvement d'argent d'une poche à une autre.» Les analyses du «don» de l'initiative Chan Zuckerberg effectuées par les commentateurs d'affaires le confirment.

• Ce «don» réduit les impôts de la famille milliardaire. La loi fiscale américaine prévoit une déduction pour les ventes d'actions sur la base de «leur juste valeur marchande». Les actions de Facebook devraient prendre de la valeur. Lorsque la Fondation CZI effectue un don en actions à un organisme de bienfaisance, le montant qui est déduit n'est pas le coût des actions au moment où elles sont reçues de Zuckerberg, mais bien quel sera leur prix lors de leur vente ferme. Par conséquent, aucun gain en valeur ne sera jamais imposé. Forbes rapporte que Zuckerberg «pourrait utiliser ce stratagème pour placer à l'abri de l'impôt des milliards en revenus».

À en juger par ses pratiques dans le passé, l'intérêt de Zuckerberg pour cet aspect de l'affaire ne peut être négligeable. Il utilise déjà un fonds de donateur (la Fondation communautaire de la Silicon Valley), un outil relativement nouveau et très populaire qui génère une déduction d'impôt immédiate sans aucune obligation de contribution charitable. Il emploierait également une échappatoire pour déplacer ses profits vers les îles Caïmans. Gabriel Zucman, un spécialiste des paradis fiscaux de l'Université de Berkeley, fait sèchement remarquer: «Je salue l'accent qu'ils mettent sur “la promotion de l'égalité”, mais cela doit commencer par payer ses impôts. Une société où les gens riches décident pour eux-mêmes combien ils paient en impôts et à quels biens publics ils sont prêts à contribuer n'est pas une société civilisée.»

• La société à responsabilité limitée n'a aucune responsabilité légale d'aider quelqu'un. Il n'y a pas d'exigences de transparence ou de règles concernant le versement de ses actifs. Elle est exemptée de la «règle des 5 pour cent», qui stipule qu'un minimum de 5 pour cent des actifs doit être donné chaque année. Toutes les décisions relatives à la nouvelle entité d'affaires seront sous le contrôle de la famille Chan-Zuckerberg.

• En fait, les commentateurs ont indiqué que la société à responsabilité limitée semble être conçue pour fonctionner comme un conduit pour des projets devant directement contribuer à la réussite future de Facebook. La société vise à «brancher le monde de façon à avoir accès à toutes les idées, personnes et occasions, et elle met un fort accent sur la promotion de “l'Internet” et de “l'apprentissage personnalisé” – tous des objectifs qui partagent le même intérêt que Facebook d'avoir de meilleures connexions Internet et une personnalisation accrue de l'expérience en ligne. Le marché de l'éducation est maintenant inondé d'entreprises colportant ces outils «ed-tech» d'éducation technologique promettant un apprentissage individuel.

• L'entité sera entièrement libre de canaliser des milliards dans une «réforme de l'éducation», c'est-à-dire en ouvrant le marché K-12 en faisant pression pour des changements juridiques et en soutenant les politiciens promarché. Le lobbying rebaptisé «participation aux débats politiques» est au centre de la mission de la Fondation CZI. Si l'entité avait été mise en place comme une fondation traditionnelle exonérée d'impôt – une 501 (c) (3) – elle aurait été légalement interdite de mener ces activités politiques. Zuckerberg s'est déjà établi comme un joueur-clé pour saper l'éducation publique et introduire des aspects lucratifs dans le «marché» K-12.

• La Fondation CZI investira dans des sociétés à but lucratif et participera à des coentreprises, en tirant parti également des efforts de Zuckerberg pour pénétrer le très lucratif «commerce de l'éducation». En septembre dernier, Facebook a fait équipe avec un réseau d'école à charte, Summit Public Schools, pour affiner son plan d'apprentissage personnalisé. Deux mille étudiants et 100 enseignants de Summit étaient impliqués, mais avec l'arrivée de Facebook sur la scène, l'effort va maintenant être développé au maximum. La Fondation CZI a également investi avant cela dans AltSchool, une chaîne d'écoles privées à but lucratif (avec des frais de scolarité de 20.000 $ par année), gérée par des investisseurs de capital à risque et autres.

Il y a cinq ans, Zuckerberg avait fait une grande annonce similaire d'injection de liquidités (son «précédent geste philanthropique extraordinaire» mentionné ci-haut par le Guardian) dans le système scolaire appauvri de Newark au New Jersey. Près de 30 pour cent de l'argent est allé dans le développement d'écoles à charte, qui comptent désormais plus du tiers des écoliers de la ville. Des millions de dollars de plus sont allés à des consultants. Le mouvement de «réforme» scolaire que Zuckerberg finance travaille avec la section locale de l'American Federation of Teachers (Fédération américaine des enseignants) pour imposer un système de rémunération au mérite et faire des éducateurs des boucs émissaires pour les problèmes créés par la pauvreté. Au bout du compte, il n'y a eu aucune amélioration du système d'éducation à Newark.

Caractérisant l'annonce non pas comme un «don» mais bien comme «un véhicule d'investissement», Eisinger de ProPublica conclut: «Au lieu de prodiguer des louanges à M. Zuckerberg... ce devrait être l'occasion de réfléchir à quel type de société dans laquelle nous voulons vivre... Le fait est que nous sommes en train de devenir une société d'oligarques.»

Précisément. Les seuls dons ici, ce sont les taux d'intérêt à zéro et l'assouplissement quantitatif – les injections de milliers de milliards de dollars dans le marché boursier par la Réserve fédérale américaine – qui ont fabuleusement enrichi les oligarques financiers et lancé le marché boursier en plein essor. Avec le NASDAQ centré sur la technologie qui atteint des niveaux records cette année, non seulement Facebook, mais toute la Silicon Valley est inondée de milliards de dollars. Dans un développement qui rappelle la bulle des entreprises dot-com, on compte maintenant plus de 100 «licornes» aux États-Unis – des entreprises nouvellement créées valant plus de 1 milliard $ – et mêmes quelques «décacornes» valant plus de 10 milliards $. Les sociétés d'investissement en capital et les investisseurs de capital à risque contrôlent tellement de liquidités qu'ils ne savent plus quoi en faire.

Un portrait de ce milieu est brossé dans un récent article de Vanity Fair «Unicorns and Rain Clouds» (Licornes et nuages gris), qui avertit que l'euphorie des marchés boursiers a créé une culture de débauche qui nous ramène à l'effondrement de l'économie des dot-com de 1999. L'article note que le paysage urbain est révélateur. Ainsi un nouvel édifice occupé depuis peu par Facebook et conçu par Frank Gehry possède un parc sur le toit et s'enorgueillit de posséder le plus grand vaste espace à aire ouverte au monde. Une nouvelle tour vitrée, la Salesforce Tower, est en construction et est appelée à devenir le plus haut bâtiment de San Francisco, et ainsi de suite.

Le journaliste Nick Bilton observe : «Peu de temps après l'introduction en bourse de Facebook, j'ai appris l'existence d'un groupe secret au sein de l'entreprise du réseau social appelé «TNR 250»; c'était l'abréviation de «The Nouveau Riche 250», un groupe comprenant les 250 premiers employés de Facebook, dont beaucoup sont devenus multimillionnaires. Les membres du TNR 250 discutent en privé des choses qu'ils prévoient acheter avec leur manne, notamment des bateaux, des avions, des oeuvres de Banksy et même des îles tropicales...

«La fête d'anniversaire d'un employé important de Facebook a été orchestrée comme un mariage raffiné, avec des sculptures de glace et l'embauche de chocolatiers et d'une demi-douzaine de femmes qui se promenaient avec des tables à cartes accrochées à leur taille afin que les participants puissent jouer au black-jack tout en regardant leur poitrine.»

Bilton note sur un ton sardonique : «Dans le passé, ils laissaient entendre qu'ils essayaient seulement de devenir incroyablement riches. Maintenant, ils disent essayer de “bâtir un monde meilleur”».

Non seulement les inégalités sociales ont atteint des niveaux sans précédent depuis les jours de Louis XVI, mais il en va de même de l'orgueil et de l'hypocrisie de l'élite parasitaire. Mais la signification profonde de la Fondation Chan Zuckerberg Initiative, c'est la façon dont elle met en lumière la subordination ouverte de tous les aspects de la société américaine au marché capitaliste et aux caprices de la nouvelle aristocratie financière qui gouverne les États-Unis.

Il devient de plus en plus évident que la richesse obscène des super-riches est inséparable de la nature du capitalisme, un système moribond qui mène une profonde contre-révolution sociale: démantèlement de l'éducation publique, destruction des villes, des systèmes d'aqueduc, du logement, des routes et de toutes les infrastructures publiques, appauvrissant systématiquement du coup des millions de personnes, pillant la planète de ses ressources et entretenant par-dessus tout un état de guerre impérialiste perpétuelle dans le monde entier.

La situation démontre, une fois de plus, l'incompatibilité totale du capitalisme actuel avec les principes les plus fondamentaux de la démocratie. Nous n'avons pas besoin de la charité et de la philanthropie de ce système capitaliste décadent et moribond. Les droits de la classe ouvrière ne peuvent être garantis que par la lutte pour le socialisme.

(Article paru d'abord en anglais le 8 décembre 2015)