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Le scandale de corruption menace de faire imploser le régime turc

Par Jean Shaoul
15 janvier 2014

Plus de 20.000 personnes ont participé samedi à Ankara à des manifestations pour protester contre le gouvernement du Parti de la justice et du développement (AKP) du premier ministre Recep Tayyip Erdogan.

Les manifestants scandaient « La révolution va nettoyer cette saleté » et « Ce sont des voleurs. » Les protestations faisaient suite à des manifestations anti-gouvernementales qui s’étaient déroulées le 5 janvier à Istanbul où la police était armée de boucliers antiémeutes.

La Turquie est en proie à une crise politique qui s’aggrave au sujet d’un énorme scandale de corruption impliquant les fils de hauts fonctionnaires, la Banque d’Etat et éventuellement le fils du premier ministre, ce qui représente une menace pour le poste d'Erdogan. Les enquêtes se sont étendues à cinq villes dans tout le pays.

La crise qui s’ensuit dresse Erdogan contre ses alliés politiques de longue date, le mouvement islamiste Hizmet fondé par le prédicateur Fethullah Gülen et qui est basé aux Etats-Unis ainsi que le président Abdullah Gül qui fut, avec lui, le cofondateur de l’AKP. Il s 'agit du défi le plus grand confrontant Erdogan qui est au pouvoir depuis douze ans, dans un contexte où des élections locales sont prévues en mars, des élections présidentielles en août auxquelles Erdogan devrait se présenter, et des élections législatives l’année prochaine.

La crise politique grandissante est en train d’affecter l’ensemble de l’économie du pays. Les investissements étrangers, la lire turque et le marché boursier sont en train de chuter suite à cette crise. L’on s’attend à ce qu’en 2014 la croissance économique soit plus faible que les prévisions gouvernementales de 4 pour cent, qui elles même sont réduites de moitié par rapport à celles de 2010 et 2011 et en grande partie attribuable à des investissements immobiliers alimentés par l’endettement et la consommation, en raison de craintes liées à une hausse des taux d’intérêt. L’inflation atteint plus de 7 pour cent et le déficit commercial courant est d’environ 7 pour cent du PIB.

Le scandale de corruption avait éclaté le 17 décembre lorsque 24 personnalités du monde des affaires et publiques, dont les fils de trois ministres, ont été placés en détention pour des allégations de corruption concernant des projets de construction et de transfert de fonds vers l’Iran. Les ministres ont été contraints de démissionner et le ministre de l’Environnement et du Développement urbain, Erdo&;an Bayraktar, s’en est pris furieusement à Erdogan en demandant sa démission, vu qu’il avait approuvé les contrats.

Erdogan a limogé sept autres ministres lors d’un remaniement ministériel en les remplaçant par ses acolytes. Il a fustigé l’enquête de corruption comme étant un « sale complot » orchestré « internationalement » pour discréditer son gouvernement, la qualifiant de « coup d’Etat judiciaire ».

Il s’agissait d’une référence faite au mouvement Hizmet de Gülen, jadis un partisan clé de l’AKP islamiste qui est encore plus étroitement aligné sur Washington et qu’Erdogan accuse d’être un « instrument des Etats-Unis. » Erdogan a averti que l’ambassadeur américain en poste en Turquie pourrait être expulsé.

Erdogan a licencié ou muté à travers tout le pays au moins 2.000 chefs de la police des brigades financières, de lutte contre la contrebande, la piraterie informatique et le crime organisé et a nommé Selami Altinok, un gouverneur peu connu et n’ayant aucune expérience du travail policier, comme nouveau préfet de police d’Istanbul.

Il a même démis de leurs fonctions certains des procureurs qui mènent les enquêtes. Muammer Akkas, un procureur influent, a été empêché d’élargir son enquête, qui pourrait impliquer le fils du premier ministre, Bilal ; ceci afin de s'assurer que les enquêtes soient menées par des forces qui soient loyales au premier ministre.

Les critiques formulées par le public et la dissidence font l’objet d’une recrudescence de la répression, dont de nouveaux contrôles de l’Internet qui est déjà soumis à de considérables restrictions pour les utilisateurs. La semaine passée, le service de partage de vidéos Vimeo a été fermé. La censure de la presse, l’intimidation et l’autocensure se multiplient, sachant que la Turquie a été en 2013 le pays qui a emprisonné le plus grand nombre de journalistes au monde.

Erdogan a refusé de mettre à la disposition de journalistes des 12 principaux journaux dont le Zaman, Hurriyet et Posta – des sièges dans son avion pour pouvoir couvrir la semaine passée son voyage en Asie.

Dans une décision extrêmement controversée, il a soumis une loi au parlement dominé par l’AKP pour réduire le pouvoir judiciaire. Elle confèrerait un pouvoir plus grand au ministre de la Justice qui nommerait le Conseil suprême des juges et des procureurs, principal organe judiciaire qui serait privée du droit de promulguer des décrets. La cour a rejeté ces modifications comme étant inconstitutionnelles.

Le conflit est d'une telle violence que des échauffourées ont éclaté au parlement et un député qui soutenait les juges est monté sur une table et a jeté une bouteille d'eau sur un collègue qui lui a alors asséné des coups de poing et de pied.

Les alliés de la Turquie qui, l’été dernier, avaient soutenu la brutale répression d’Erdogan des manifestants du parc Gezi, qui avait entraîné la mort d’au moins six personnes, critiquent de plus en plus sa réaction face à ce scandale.

Washington a exprimé son inquiétude au sujet de la « qualité de la transparence et de la justice » tandis que les responsables de l’Union européenne (UE) ont à plusieurs reprises critiqué son ingérence dans l’Etat de droit. Ankara subit la pression de Bruxelles pour réformer son système judiciaire, comme condition préalable à l'adhésion de la Turquie à l’UE.

L’AKP s’est pratiquement démantelée et une faction exhorte Erdogan à ne pas aggraver les tensions. Au moins huit députés AKP ont quitté le navire. Le ministre des Affaires étrangères Ahmet Davuto&;lu aurait dit à un groupe de membres de l’AKP au parlement qu'il pourrait y avoir davantage de démissions.

Après s'être aliéné la police et la magistrature, Erdogan, désireux de consolider son soutien dans l’armée et de prévenir un coup d’Etat militaire, a annoncé vouloir maintenant rejuger des centaines de hauts gradés militaires emprisonnés pour les présumées tentatives de coups d’Etat dans les affaires Ergenekon et Sledgehammer.

Le scandale de corruption menace la survie non seulement de son gouvernement AKP mais du système politique turc. Alors qu’on ne connait pas précisément le rôle joué par le mouvement Gülen, celui-ci exerce une influence considérable au sein du système judiciaire et policier turc et dispose de son propre empire médiatique qui comprend le quotidien Zaman et la chaîne de télévision Shamanyolu.

Le mouvement Gülen, une tendance nationaliste droitière et anticommuniste, était jusque récemment un allié de taille du gouvernement. Mais, ces dernières années des divergences ont vu le jour, au moment où les relations d’Erdogan avec l’occident ont été soumises à des tensions accrues, notamment depuis que le gouvernement Obama a accordé, en Egypte, son soutien au coup d’Etat militaire contre le président Mohamed Morsi des Frères musulmans.

Sur le plan de la politique intérieure, Hizmet s’est opposé au rapprochement d’Erdogan avec le mouvement nationaliste kurde, le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) et à sa répression des protestations pacifiques du Parc Gezi de l’été dernier.

En novembre dernier, ces désaccords ont conduit le gouvernement AKP a introduire des mesures pour restreindre les activités des établissements d’enseignement secondaire dans le but d’enrayer l’influence de Gülen qui compte sur son réseau d’écoles en Turquie dans le but d’assurer son influence et son soutien financier.

Ces bouleversements se produisent en Turquie dans le contexte d’une profonde crise politique au Moyen-Orient, suite à l’abandon par Washington d’une attaque militaire attendue de longue date contre la Syrie en soutien des « rebelles » qui sont appuyés par la Turquie, l’Arabie saoudite, le Qatar et la CIA et son changement de cap apparent en faveur de négociations avec la Syrie et l’Iran.

Depuis près de trois ans, le gouvernement Erdogan accueille des groupes islamistes droitiers, dont un grand nombre est lié à al Qaïda et qui ont lancé des attaques contre les forces du régime syrien à partir du sud de la Turquie. Cette politique est profondément impopulaire auprès de la population turque.

Rien que la semaine dernière, le gouvernement a décrété qu'un camion, accompagné par du personnel de l'Agence nationale de renseignement turc (MIT) et soupçonné de transporter des armes, était « secret d’Etat ». Il a interdit à la police locale de mener une enquête sur la cargaison.

(Article original paru le 14 janvier 2014)