Turquie : Les grèves s’étendent alors que deux personnes sont tuées lors de manifestations
Par Bill Van Auken
7 juin 2013
Alors que les fonctionnaires étaient en grève dans toute la Turquie lundi, une deuxième grande fédération syndicale turque a demandé à ses membres de mener une grève nationale le 5 juin pour s’opposer à la répression policière exercée par le gouvernement du premier ministre Recep Tayyip Erdogan contre des manifestants pacifiques.
Le nombre de morts de cette répression brutale est passé à deux mardi avec la mort d’Abdullah Cömert, un membre de 22 ans des jeunesses du CHP, le Parti républicain du peuple formant l’opposition, et qui a été tué dans la ville méridionale d’Antakya, près de la frontière avec la Syrie. Les premiers rapports laissaient entendre qu’il aurait reçu une balle à la tête, mais une autopsie a révélé que c’est plutôt la blessure causée par l’explosion d’une grenade lacrymogène qui a entraîné sa mort. La police a régulièrement tiré ses grenades à courte portée, visant les manifestants à la tête, entraînant dans un certain nombre de cas des fractures du crâne ou la perte d’un oeil. Le Hürriyet Daily News rapporte que dans ses derniers messages sur Facebook, Abullah Cömert avait écrit qu’il avait «échappé à la mort» pour la troisième fois au cours des manifestations et, bien qu’il soit fatigué, serait «dans les rues pour la révolution». Des milliers de personnes ont participé à l’enterrement de Cömert, qui a eu lieu mardi.
Lors d’un incident plus tôt, Mehmet Ayvalıtaş, un membre de 20 ans de la Plate-forme solidarité socialiste (SODAP), a été renversé et tué par un véhicule alors qu’il participait à une manifestation dans un quartier ouvrier d’Istanbul.
Selon l’Association médicale turque, dimanche et lundi seulement, quelque 3200 personnes ont été blessées lors des attaques de la police contre les manifestants, 26 d’entre eux étant toujours dans un état critique.
L’Association des droits de l’homme de Turquie rapporte quant à elle qu’au moins 3300 personnes ont été arrêtées à la grandeur du pays au cours des quatre premiers jours des manifestations. La plupart ont été libérées depuis.
Les dirigeants de la DISK, la Confédération des syndicats révolutionnaires de Turquie forte de 350.000 travailleurs, a appelé ses membres à se mobiliser pour une marche à 13 heures, mercredi pour se rendre à la place Taksim, l’épicentre de la révolte nationale déclenchée par la décision du gouvernement de raser le parc Gezi, l’un des derniers espaces verts dans le centre d’Istanbul, pour le remplacer par un centre commercial.
«Le pouvoir issu de la production prendra sa place dans la lutte», peut-on lire dans une déclaration de la direction de la DISK.
Faisant référence à la mort de deux jeunes manifestants, la déclaration de la DISK tourne les propres mots d’Erdogan contre lui en citant sa demande pour que le président syrien Bachar al-Assad démissionne: «Un dirigeant qui tue son propre peuple a perdu sa légitimité.» Bien que le gouvernement Erdogan soit un allié clé de Washington pour fomenter une guerre pour un changement de régime en Syrie, cette intervention est opposée par l’écrasante majorité du peuple turc.
La Confédération des syndicats des travailleurs du secteur public (KESK) a déclenché une grève de deux jours, à midi, lundi, les enseignants sortant des écoles et des universités et les fonctionnaires des bureaux et autres lieux de travail. En tout, 250.000 membres du syndicat vêtus de noir et portant des rubans noirs en signe de protestation contre la répression se sont mobilisés.
Le syndicat avait appelé à une grève pour protester contre les attaques sur les travailleurs du secteur public, mais a devancé la date de celle-ci afin de joindre son action avec les manifestations de la place Taksim. Dans un communiqué, la KESK a averti que «le terrorisme d’État exercé contre les manifestations pacifiques se poursuit d’une façon qui menace la vie et la sécurité des civils», ajoutant que la répression a exposé «l’hostilité à la démocratie» du gouvernement Erdogan.
À Istanbul, les manifestants se sont à nouveau rendus par milliers à la place Taksim mardi soir. Des foules similaires se sont rassemblées au Square Kizilay, dans la capitale Ankara et autres grandes villes de partout au pays. La police anti-émeute a massivement entouré le bureau du premier ministre dans le quartier Besiktas d’Istanbul, où les manifestants avaient défilé lors des manifestations précédentes, et des véhicules blindés équipés de canons à eau ont été déployés dans le centre d’Ankara pour ce qui semblait être la préparation d’une autre nuit de répression.
CNN rapporte qu’«à Istanbul, les foules ont défilé en scandant “Tayyip démissionne!”», faisant référence à Erdogan et «Coude à coude contre le fascisme».
Ce qui a commencé comme un sit-in de quelques dizaines de manifestants contre la destruction d’un parc s’est transformé suite à l’indignation de masse devant la répression policière subséquente en un élan de colère national contre le gouvernement du Parti pour la justice et le développement (AKP) d’Erdogan. Au cœur de ces manifestations se trouve le ressentiment populaire face à l’autoritarisme croissant du parti islamiste et de l’utilisation du pouvoir d’État pour enrichir une clique de capitalistes foulant du pied les intérêts sociaux de la grande majorité des travailleurs.
Le malaise croissant au sein du gouvernement et de la classe dirigeante en Turquie devant les manifestations et les grèves qui s’étalent a été exprimé mardi dans une déclaration publique du vice-premier ministre turc Bulent Arinc, en remplacement du premier ministre Erdogan qui est en tournée de quatre jours en Afrique du Nord en compagnie d’hommes d’affaires turcs.
Arinc a déclaré que les premières manifestations pour protéger le parc Gezi de la Place Taksim étaient «justes et légitimes», et a présenté des excuses pour la violence de la police qui a attaqué les manifestants pacifiques avec du gaz lacrymogène, du poivre de Cayenne et des canons à eau, en plus de mener des charges à la matraque.
«L’utilisation d’une force excessive contre les personnes qui ont commencé cette protestation était erronée et injuste, a déclaré Arinc, ajoutant, “je m’excuse auprès de ces citoyens."»
Il a déclaré que le gouvernement allait rencontrer les manifestants écologiques, tenir compte de leurs préoccupations et pourrait même soumettre les plans du projet de construction du parc à un référendum.
«Je tiens à exprimer en toute sincérité, a-t-il poursuivi, que le mode de vie de chacun est important pour nous et que nous sommes sensibles aux préoccupations.» La remarque semblait destinée à apaiser le ressentiment amer chez les Turcs laïques et des minorités religieuses face aux tentatives du gouvernement de l’AKP de légiférer des restrictions islamiques sur l’alcool, l’avortement et dans d’autres sphères de la vie.
Bien qu’il ait décrit les premières manifestations comme étant «justes et légitimes», il a néanmoins ajouté, «je ne pense pas que nous devons des excuses à ceux qui ont causé des destructions dans les rues et qui interfèrent avec la liberté des gens.»
Les excuses d’Arinc surviennent après une rencontre avec le président turc Abdullah Gul, qui a fait sa propre déclaration lundi, louant les manifestants et déclarant que «La démocratie, ce n’est pas seulement voter. Le message a été reçu. Ce qui est nécessaire sera fait.»
Ces déclarations sont en contraste frappant avec les vues exprimées par Erdogan, qui a publié une diatribe paranoïaque avant de partir en tournée au Maghreb, décrivant les manifestants comme «un groupe de pillards» et d’«extrémistes sauvages», suggérant même qu’ils aient été organisés par des puissances étrangères innommées ainsi que par le parti d’opposition laïque, le CHP.
Interrogé par des journalistes lors d’une conférence de presse au Maroc si son gouvernement avait reçu le «message» des protestations, pour reprendre le terme utilisé par Gul, il a répondu avec colère : «Quel message? Je voudrais bien que vous me le disiez!»
Le ministre des Finances du gouvernement, Mehmet Simsek, a aussi dénoncé les manifestations, écrivant sur Twitter mardi : «Ces méfaits affectent évidemment les marchés financiers.» Le marché boursier de la Turquie a en effet perdu 10 pour cent de sa valeur lundi, alors que la livre turque est tombé à sa valeur la plus basse en 16 mois en réaction à l’agitation croissante. Le prix des actions composaient environ la moitié des pertes de mardi.
Le désarroi apparent au sein du gouvernement reflète les craintes que les manifestations de masse vont enflammer un mouvement plus large au sein de la classe ouvrière turque contre les inégalités sociales et les attaques contre les emplois et le niveau de vie, ce qui pose une menace directe pour la survie à la fois du gouvernement de l’AKP et du capitalisme turc.
(Article original paru le 5 juin 2013)