La Commission de l’Union européenne s’est déclarée favorable sur le
principe d'une réforme à l'essai des accords de Schengen rétablissant les
contrôles aux frontières entre les Etats de l’UE conformément aux
propositions faites par la France et l’Italie. Etant donné que les
gouvernements des Pays-Bas, de Malte, de la Grèce et de l’Allemagne ont
indiqué leur consentement à la proposition du président français Nicolas
Sarkozy et du premier ministre italien Silvio Berlusconi, un autre pilier de
l’intégration européenne, après l’euro, est à présent en train d’être érodé.
Le projet de dilution des accords de Schengen par la re-nationalisation
des contrôles frontaliers constitue aussi une admission de l’échec de la
soi-disant politique commune européenne en matière d’asile et d’immigration.
Au lieu de poursuivre une telle politique, chaque Etat membre de l’UE sera à
nouveau en concurrence avec les autres dans la tâche sordide consistant à
faire barrage aux réfugiés. L’exigence de Berlusconi et de Sarkozy de
renforcer l’Agence européenne pour la gestion des frontières Frontex vise à
soutenir cette politique de verrouillage des frontières.
Les quelque 25.000 réfugiés d’Afrique du Nord qui ont débarqué à
Lampedusa ces derniers temps ont déclenché cette réforme des accords de
Schengen. Après que les autorités italiennes eurent accordé des permis de
séjour provisoires aux réfugiés leur permettant de circuler librement dans
la zone Schengen, le gouvernement français a unilatéralement suspendu les
accords de Schengen et réintroduit les contrôles identitaires à sa frontière
avec l’Italie. Le trafic ferroviaire entre les villes frontalières de Menton
et de Vintimille a été temporairement interrompu. Des contrôles frontaliers
ont également été renforcés en Allemagne où un un piège policier et pénal a
été déployé pour traquer les fugitifs en Bavière.
Lors de leur rencontre à Rome, Sarkozy et Berlusconi ont déclaré : « Nous
voulons que Schengen vive mais pour que Schengen vive, Schengen doit être
réformé. » Dans une lettre conjointe à la Commission de l’UE, ils ont
réclamé la possibilité de tester le rétablissement des contrôles frontaliers
par les Etats membres. La mesure serait particulièrement adéquate en cas de
« difficultés exceptionnelles dans la gestion des frontières communes. » Le
Conseil européen [de juin] devrait « donner l’impulsion politique » au
renforcement des règles de Schengen.
Le porte-parole de la Commission européenne, Olivier Bailly a dit : « La
lettre est bonne et va dans la bonne direction. » Il a ajouté que les règles
des accords de Schengen nécessitaient certaines précisions. Le 4 mai, la
Commission envisage de formuler des propositions devant être examinées le 11
mai lors d’une réunion des ministres de l’Intérieur et de la Justice de
l’UE.
L’initiative de Sarkozy et de Berlusconi a été approuvée par les Pays-Bas
où le ministre de l’Immigration et de la politique d’asile, Gerd Leers, a
dit qu’il saluait « le débat sur le renforcement et l’amélioration des
règles de Schengen dans le but de combattre l’immigration illégale. »
Le gouvernement allemand a également signalé son accord sur le fond. Le
porte-parole gouvernemental, Steffen Seibert, avait initialement dit que le
gouvernement souhaitait adhérer au principe de la libre circulation, mais le
ministre des Affaires étrangères, Guido Westerwelle (Parti libéral
démocrate, FDP) tout comme le ministre de l’Intérieur, Hans-Peter Friedrich,
(Union chrétienne-sociale, CSU) ont adopté l’initiative de Rome.
Friedrich a dit au journal Die Welt qu’il était disposé « à
développer substantiellement » le traité de Schengen. La ligne officielle de
Berlin est que les instruments de Schengen nécessitent « un réglage de
précision » et qu’un retour aux contrôles aux frontières dans le cas de
situations exceptionnelles – en cas d’une arrivée massive d’immigrés
clandestins de pays tiers – était concevable.
L’érosion des accords de Schengen, pilier fondamental de l’Union
européenne, semble ainsi déjà confirmée. Les accords devant progressivement
supprimer les contrôles frontaliers remontent au traité de 1985 entre les
pays du Benelux, la France et l’Allemagne, mais ne sont entrés en vigueur
qu’en 1995. Les accords de Schengen ont levé les contrôles aux frontières
séparant les Etats signataires. En 1997, le Traité d’Amsterdam a incorporé
les accords de Schengen dans la loi communautaire, en les rendant
contraignants pour l’ensemble des Etats membres de l’Union européenne. Seuls
le Royaume-Uni et l’Irlande ont conservé leur statut dérogatoire.
Les accords de Schengen étaient censés promouvoir l’intégration
économique au sein de l’UE. Dans le même temps, les frontières extérieures
de la zone UE étaient considérablement renforcées et hermétiquement
scellées. Une autre conséquence du Traité d’Amsterdam a été que les domaines
de la politique intérieure et de la justice entraient dans les compétences
de l’UE, et une harmonisation de la politique d’asile et de l’immigration
était de ce fait jugée nécessaire.
Le principal développement se cachant derrière cette décision sont le
règlement de 2003, dit « Dublin II », (régissant la compétence des demandes
d’asile), la Convention de Prüm de 2005 (favorisant une coopération plus
étroite dans le domaine de l’application de la loi et de la justice) ainsi
que la création de l’agence Frontex dont les activités ont débuté en 2005.
Les accords de Schengen ont ainsi jeté les bases pour la mise en place de
la forteresse Europe. Après la militarisation des frontières extérieures de
l’UE et la collecte de diverses bases de données aux fins d’identification,
de contrôle et de refoulement de réfugiés – tels le Système d’information
Schengen (SIS), le système Eurodac pour la comparaison des empreintes
digitales et le système d’échange d’informations en matière de visas (VIS) –
l’appareil de répression et de surveillance d’Etat a été considérablement
augmenté. Les Etats impliqués dans les accords de Schengen s’appuyaient tous
sur le fait que les frontières extérieures de l’UE étaient hermétiquement
fermées à toute immigration indésirable, chaque Etat assumant donc la
responsabilité pour « ses » réfugiés.
Les frontières entre les Etats de l’UE sont à présent de nouveau closes.
La dissuasion en vue d’empêcher que des réfugiés n’entrent dans un pays
n’aura pas seulement lieu aux frontières extérieures de l’UE, elle est à
présent en premier lieu une préoccupation nationale. Dans des scènes qui
rappellent le roman de l’écrivain de langue allemande B. Traven « Le
vaisseau des morts », chaque pays de l’UE cherchera à éviter toute
responsabilité pour le flux de réfugiés en les imposant aux autres. L’on
peut également anticiper que les gouvernements européens s’efforceront de se
surpasser l’un l’autre en soumettant les réfugiés à une extrême pauvreté et
à la répression.
La raison de ces développements n’est qu’en apparence la récente fuite de
25.000 réfugiés d’Afrique du Nord. Leur nombre est relativement faible,
s’élevant à moins de 1.000 par Etat membre de l’UE. Au cours des années
1990, quelque 600.000 réfugiés étaient venus en Europe occidentale rien que
de Bosnie.
La véritable raison de l’érosion des accords de Schengen est plutôt le
conflit politique croissant au sein de l’Europe même. L’introduction de
l’euro et la libre circulation du capital, des marchandises et des personnes
n’ont pas entraîné une harmonisation de la puissance économique des
entreprises et du niveau de vie de la plupart des Européens. Les différends
concernant des questions financières et économiques se multiplient et même
l’avenir de l’euro est à présent remis en question. La poursuite des
intérêts nationaux est une fois de plus passée au premier plan.
La question des réfugiés est également exploitée en politique intérieure.
Les gouvernements européens attisent les craintes d’une vague de réfugiés
afin de détourner l’attention des troubles sociaux à l’intérieur du pays.
Les pays européens tels l’Allemagne, l’Autriche, la France et les pays
scandinaves ont clairement montré qu’ils n’accueilleront en aucun cas des
réfugiés qui réussiraient à entrer par les pays européens bordant la
Méditerranée.
De plus, un flot de réfugiés est attendu en raison de l’intensification
de la guerre contre la Libye. Jusque récemment, le régime tunisien de Zine
El Abidine Ben Ali et le régime de Mouammar Kadhafi faisaient le sale boulot
pour l’UE en empêchant de manière brutale les réfugiés africains d’atteindre
l’Europe. Depuis 2003, l’Afrique du Nord a été le pays où un système
inhumain de camps de réfugiés avait été mis en place, soutenu par les
gouvernements européens et financé à concurrence de millions d’euros. En
raison de la chute de Ben Ali en janvier et de la guerre contre Kadhafi, ce
système n’est plus en état de fonctionner. Des accords de rapatriement ont
été en grande partie suspendus et le contrôle côtier largement réduit.
Toutefois, alors que les puissances européennes invoquent à tort des
prétextes « humanitaires » pour justifier leur guerre impérialiste contre la
Libye, la prétendue préoccupation humanitaire n’est visible nulle part
lorsque des réfugiés africains, des demandeurs d’emploi tunisiens ou des
réfugiés de guerre libyens posent le pied sur le sol européen.
L’érosion des accords de Schengen va de pair avec le renforcement de
l’Agence européenne pour la gestion des frontières Frontex comme l’ont exigé
Sarkozy et Berlusconi. Bien que les médias aient rapporté qu’aucune
proposition concrète n’avait été soumise lors de la réunion à Rome, la
Commission de l’UE dispose en fait d’un projet de résolution pour un
renouvellement du règlement de Frontex. Il devrait être adoptée début
mai lors de la prochaine réunion de la Commission des libertés civiles, de
la justice et des affaires intérieures du Parlement européen.
Frontex sera alors non seulement renforcé financièrement et en termes de
ressources humaines, elle sera aussi dotée de pouvoirs bien plus étendus et
nécessitant une révision complète des accords de Schengen. Il est envisagé
que le personnel de Frontex fera des inspections dans les ports de la zone
Schengen – chose incompatible avec la loi communautaire actuellement en
vigueur.
De plus, l’agence européenne pour la gestion des frontières sera en
mesure de créer son propre stockage dans une banque de données à caractère
personnel sur les immigrants, ainsi qu'un registre des expulsés. Europol
(Office européen de police) conférera à Frontex des pouvoirs pour accéder
aux données des immigrants. L’agence pour la gestion des frontières
deviendra ainsi de plus en plus une police européenne de l’immigration
traquant les immigrants partout dans l’UE.
Mais l'élément central de la réorganisation sera le renforcement des
frontières terrestres et maritimes de l’UE. A cette fin, l’UE versera des
centaines de millions d’euros pour la mise en réseau et la coordination des
systèmes de contrôle existants. Les quartiers généraux de Frontex à Varsovie
deviendront alors le principal centre opérationnel pour l’analyse des
données fournies par des drones sans pilote, des robots terrestres, un
système de radar et de satellite. Frontex utilisera même les systèmes de
surveillance de l’OTAN afin de parvenir à un contrôle total des frontières
extérieures de l’UE.
Lors du premier débat sur la nouvelle ordonnance de Frontex, quelques
membres du Parlement européen ont soutenu que le texte devrait contenir la
mention de « la priorité de maintenir les droits humains. » Mais les
gouvernements des pays de l’UE ont rejeté cette phrase comme étant des
franfreluches superflues qui auraient « excessivement alourdi le texte de
l’ordonnance. »
(Article original paru le 2 mai 2011)
Voir aussi: