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Amérique du SudLe capitalisme et les mineurs chiliens
Par Cesar Uco et Bill Van Auken
4 novembre 2010
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Les éditoriaux de deux des plus importants journaux de l'élite dirigeante
américaine se sont rués sur le récent sauvetage des 33 mineurs chiliens pour
affirmer que c'est un triomphe pour le capitalisme libéral.
Le plus provocant à cet égard fut le Wall Street Journal, qui a publié le
14 octobre un article de Daniel Henninger, intitulé « Le capitalisme a sauvé
les mineurs. »
Le Washington Post a suivi le lendemain avec un éditorial intitulé « Le
sauvetage à la mine chilienne bat des records de réussite. »
Le but avoué de ces deux papiers est d'exploiter l'euphorie
internationale qui a suivi le succès des efforts pour sauver les 33 hommes
piégés à 700 mètres sous le désert d'Atacama durant 70 jours, pour des
raisons idéologiques et de servir leurs intérêts de classe.
Tous deux s'appuient sans le dire ouvertement sur la même idée qui
sous-tendait toute la couverture des grands médias sur les événements
chiliens, lesquels traitaient le sort des mineurs comme une sorte d'émission
de télé-réalité dont le Président chilien Sebastian Pinera aurait été le
présentateur. Même s'il y avait une véritable tension dramatique dans la
situation des mineurs et dans la prouesse d'ingénierie déployée pour les
sauver, les conditions qui sont à l'origine de leur accident ont été presque
entièrement passées sous silence.
D'après le Post, ce sauvetage réussi est dû aux « bénéfices tirés [par le
Chili] de 20 années où il a été le pays le plus libéral d'Amérique latine. »
L'éditorial du journal affirme que « on ne dit pas assez souvent que le
Chili […] a embrassé le libéralisme économique bien plus largement que [ses
voisins]. »
L'éditorial est allé jusqu'à chanter les louanges du gouvernement du
président Pinera, « un entrepreneur qui a réussi, » pour s'être « rapidement
consacré au but politiquement risqué du sauvetage des hommes pris au piège,
» (Apparemment pour eux, les "prises de risques" de Pinera lorsqu'il a
accumulé des milliards en fortune personnelle se sont révélés un facteur
essentiel du sauvetage) « grâce à l'ouverture au monde du Chili et à son
adoption de l'esprit d'entreprise, il a pu déployer efficacement des
technologies de pointe, » poursuit le journal.
Le Wall Street Journal n'a pas mâché ses mots, commençant son éditorial
par ces mots : « Il faut le dire. Le sauvetage des mineurs chiliens
constitue une victoire du capitalisme libéral. »
Tout en reconnaissant qu'« il pourrait sembler malveillant de faire un
tel commentaire, » l'auteur se justifie en ajoutant, « c'est une époque
malveillante, et les enjeux sont énormes. »
L'article devient ensuite plus explicite : avec un taux de chômage
officiel approchant les 10 pour cent, l'hostilité envers le capitalisme se
développe. « Nous vivons des temps difficiles économiquement, » écrit
Henninger « et l'avenir exige de comprendre quelle économie marche et
laquelle ne marche pas. »
Toute l'argumentation d'Henninger repose sur la « couronne de forage de
Center Rock, » inventée par une compagnie privée installée en Pennsylvanie,
qui a servi à sauver les mineurs. L'idée est que seul l'appât du gain a pu
engendrer cette technologie.
La première question qui vient à l'esprit est la suivante: si le
capitalisme est responsable du sauvetage des mineurs chiliens, quel est le
système économique qui les a laissés enfermés si profondément sous terre et,
au début, tenus pour morts ?
Et d'ailleurs, quel est ce système qui a tué 31 autres mineurs au Chili
et 12 000 sur l'ensemble de la planète, l'année dernière ?
Poser la question c'est y répondre : le capitalisme, système fondé sur la
poursuite sans vergogne de la maximisation les gains en réduisant les
dépenses de sécurité, mettant en péril la vie des mineurs et des autres
travailleurs.
Alors que le Journal et le Post proclament que « le capitalisme libéral »
et « l'esprit d'entreprise » sont les éléments clef du sauvetage des
mineurs, ils ignorent à dessein que l'opération était dirigée et largement
financée par la compagnie minière publique du Chili, Codelco, crée lorsque
le président socialiste du pays, Salvador Allende, avait nationalisé les
compagnies privées en 1971. Et les conseils essentiels donnés pour maintenir
les mineurs en vie et en bonne santé durant cette longue épreuve venaient de
l'agence spatiale publique américaine, la NASA.
Mais il y a eu un élément encore plus important pour la survie de ces
mineurs : leur propre comportement, caractérisé par une forte solidarité et
un collectivisme qui se distinguent fortement, qui s'opposent même à
l'individualisme forcené du libéralisme capitaliste.
La distribution équitable des rations de survie qui les a maintenus en
vie durant les 17 premiers jours avant que le premier forage ne les atteigne
ne leur a pas été dictée. Depuis leur sauvetage, ils ont juré de continuer
comme ça, en partageant équitablement tout ce qu'ils pourraient gagner de la
publication de livres, ou d'autres activités…
Pour eux, il n'y a pas de mystère quant au rôle joué par le capitalisme
dans cette catastrophe.
« Les gens disent que nous sommes des héros, et non, non nous ne sommes
pas des héros, nous sommes des victimes, » a déclaré l'un des mineurs,
Franklin Lobos au quotidien chilien El Mercurio. « Nous nous sommes battus
pour nos vies, rien de plus, parce que nous avons des familles. Nous sommes
victimes d'hommes d'affaires qui n'investissent pas dans la sécurité […]
victimes des hommes d'affaires qui gagnent des millions et qui ne pensent
pas aux souffrances des pauvres. »
Dans le cas de la mine de San José, cette affirmation ne fait aucun doute.
Les installations, qui sont dans un état typique des mines privées
chiliennes de taille moyenne, ont causé depuis des années toute une série
d'accidents avec décès ou blessures graves, le gouvernement fermant
généralement les yeux tandis que les propriétaires engrangent les profits
substantiels de cette surexploitation.
« San José est un cauchemar, » a déclaré un autre mineur aux médias. «
Elle est dangereuse ; je le sais, tout le monde le sait. Il n'y a qu'un mot
d'ordre : productivité. »
Immédiatement après la catastrophe en août, les mineurs ont tenté de
sortir par les puits de ventilation, mais ils ont découvert avec horreur que
les échelles prévues par les normes de sécurité publiques manquaient.
Une partie du prix de l'adhésion du Chili à « l'esprit d'entreprise » et
au « capitalisme libéral » s'est payée par une réduction des réglementations
sur la sécurité au travail. Le gouvernement n'emploie que 16 inspecteurs
pour superviser plus de 4 000 mines dispersées dans tout le pays. Le Chili
est l'un des rares pays du monde à n'avoir pas signé le traité de
l'Organisation internationale du travail sur la sécurité et la santé dans
les mines.
Dans son entretien avec El Mercurio, Lobos, ex-membre de l'équipe
nationale de football, a précisé, « la grande majorité d'entre nous pensait
que la compagnie allait nous laisser là. Ça serait moins cher pour eux de
nous laisser mourir plutôt que de nous sauver. »
De même, le contremaître de l'équipe, Luis Urzùa, se souvient des
premiers sons du forage approchant qui indiquait leur sauvetage. « Quand on
a entendu le bruit… On a pensé qu'ils travaillaient dans la mine. » En
d'autres termes, avec le prix du cuivre à son plus haut niveau depuis 50 ans,
les mineurs ont pensé que les propriétaires préféraient extraire le précieux
métal plutôt que de tenter de les sauver.
Voilà la triste réalité pour la classe ouvrière du "libéralisme" et de
l'esprit d'entreprise capitaliste mis en exergue par le Journal et le Post.
Ni le Post ni le Journal ne se donnent la peine de se pencher sur la
manière dont le Chili est devenu « le pays le plus libre » d'Amérique latine
et un tel havre de paix pour le "libéralisme".
Le président Pinera et son parti sont les héritiers politiques de la
dictature du Général Augusto Pinochet, qui s'était emparé du pouvoir au
cours d'un coup d'état fomenté par la CIA le 11 septembre 1973, et avait
mené le pays d'une main de fer jusqu'en 1990. Mais les liens de Sebastian
Pinera avec le régime de Pinochet remontent au début de la dictature. Le
président actuel du Chili a commencé à faire fortune dans les cartes de
crédit dans les années 1970.
Pinochet avait l'habitude de dire : « Pas une feuille ne bouge dans ce
pays si ce n'est moi qui la fait bouger. » Pinera a fait fortune en ayant
obtenu la bénédiction de Pinochet dans une situation où des milliers de
travailleurs chiliens, d'étudiants et d'intellectuels étaient assassinés,
torturés, emprisonnés sans jugement ou contraints à l'exil. Durant la même
période, le frère de l'actuel président était ministre des mines, rédigeant
les lois de privatisation et de déréglementation qui ont créé les conditions
de travail qui ont causé la mort de 373 mineurs chiliens rien qu'au cours
des dix dernières années.
Tandis que les éditorialistes champions du capitalisme à New York et à
Washington se sentent libres de négliger cette partie de l'histoire, c'est
une chose que les mineurs et leurs familles ne connaissent que trop bien.
L'équipe de la NASA et d'autres ont salué Luis Urzùa, le contremaître,
comme un "chef par nature." Sa mère a dit à la presse qu'elle n'était pas
surprise, elle l'a décrit comme quelqu'un de « très discipliné » et « le
chef de ses six frères. »
Comme dans le cas de la catastrophe à la mine, ce rôle lui a été imposé
par la vie. Quand il était enfant, son père, responsable d'un syndicat de
mineurs et membre du Parti communiste, avait disparu sans laisser de traces
au début du coup d'état de 1973. Puis son beau-père, lui aussi responsable
syndical et membre du comité central des Jeunes socialistes, a été enlevé et
exécuté par un peloton d'exécution militaire qui se faisait appeler « la
caravane de la mort » et son corps fut jeté dans une fosse commune.
Au cours des « 20 dernières années » où le Chili a été « le pays le plus
libéral d'Amérique latine, » des centaines de femmes – mères et épouses –
ont passé des jours et des jours à creuser les sables du désert d'Atacama
dans l'espoir de trouver les corps de proches disparus dans les années qui
ont suivi le coup d'état de Pinochet.
Si les noms de la ville de Copiapo, où se trouve la mine, et du village
de tentes Esperanza sont maintenant célèbres en raison de ce sauvetage, il y
a d'autres lieux à Atacama dont les noms ne seront jamais oubliés par la
classe ouvrière chilienne, y compris les familles de ces mineurs. Il y a La
Serena, où des victimes ont été enterrées dans des tombes sans noms ;
Pisagua, qui a servi de camp de concentration et où ont été trouvés en 1990
les restes de personnes enterrées juste après le coup d'Etat ; et Calama, où
les restes de 13 personnes assassinées en octobre 1973 ont également été
trouvés en 1990.
Pour beaucoup, la disparition des mineurs puis leur sauvetage ont fait
revenir des souvenirs douloureux de la mise à jour des dépouilles d'autres
mineurs – assassinés par les défenseurs militaires du marché capitaliste –
du même sol.
Dans ce contexte, la tentative apparemment délirante du Washington Post
et du Wall Street Journal d'invoquer cette catastrophe pour faire la réclame
du capitalisme a un ton sinistre. La crise profonde du capitalisme et les
luttes de plus en plus fortes de la classe ouvrière internationale créent
des conditions dans lesquelles l'aristocratie financière envisage une fois
de plus les méthodes sanglantes utilisées pour créer le prétendu miracle
économique chilien.
(Article original paru le 29 octobre 2010)