Le fait qu'il n'y ait
eu aucune condamnation internationale de la répression militaire
thaïlandaise contre les manifestants anti-gouvernement de ces
dernières semaines est un avertissement lugubre pour la classe
ouvrière du monde entier sur les mesures qui seront utilisées pour
faire face aux tensions de classe qui augmentent.
La répression des
manifestations de l'UDD (Front uni pour la démocratie et contre
la dictature) de ces deux derniers mois s'est aggravée mercredi
avec le recours à des véhicules blindés et des soldats lourdement
armés pour détruire le camp UDD du quartier commercial de Bangkok.
Des soldats ont tiré à vue au moindre signe de résistance, tuant
15 personnes et en blessant 400. L'utilisation de tireurs isolés
pour descendre des cibles choisies est particulièrement
significative. Une présence militaire lourde est toujours sur
place. Le gouvernement a décrété l'état d'urgence et un
couvre-feu dans toute la capitale et dans un tiers des provinces du
pays.
Tout au long des
manifestations, les divisions de classe ont été criantes. Le
quartier de Ratchaprasong comprend de luxueux hôtels 5 étoiles et
d'immenses centres commerciaux où les gens aisés de Bangkok
achètent des produits très coûteux. À proximité, les grandes
banques et grosses entreprises ont leur siège social. Bon nombre de
manifestants étaient des fermiers et des petits propriétaires du
nord et du nord-est défavorisé du pays qui ont été rejoints par
des couches de pauvres des villes. Après que l'armée a défoncé
le site de la manifestation, des groupes de manifestants en colère
se sont attaqués aux symboles de richesse et de privilèges
alentour, mettant le feu à la bourse, au gigantesque centre
commercial CentreWorld ainsi qu'à d'autres bâtiments.
Durant ces dernières
semaines, les gouvernements du monde entier sont restés en grande
partie silencieux tandis que la violence militaire s'accentuait et
que le nombre de morts augmentait. Pas une parole n'a été
prononcée la semaine dernière après qu'un tireur isolé a
mortellement blessé un ancien général dans le camp des
manifestants. Ce n'est qu'une fois que les manifestants ont été
réprimés que le gouvernement Obama a fait une déclaration
déplorant de façon générale la violence et les pertes humaines.
Le porte-parole du département d'Etat américain Gordon Duguid
n'a pas condamné le gouvernement thaïlandais ni l'armée, mais
il a critiqué les manifestants pour avoir mis le feu aux symboles
de la richesse et du profit privé.
Dans la même optique, le
ministre des Affaires étrangères australien Stephen Smith a
« regretté » la violence et les pertes humaines, mais
il a dit être content que l'armée thaïlandaise ait fait preuve
de « retenue » face aux manifestants. Le chef de la
diplomatie européenne, Catherine Ashton s'est déclarée
« profondément attristée » par les pertes humaines et
a ajouté : « A présent la réconciliation nationale est
une absolue nécessité. » Elle a appelé les manifestants à
travailler avec le gouvernement, « sans recourir à la
violence. »Aucun gouvernement n'a condamné le premier
ministre Abhisit Vejjajiva ou l'armée pour la mort de plus de 80
personnes, pour la plupart non armées, de ces six dernières
semaines.
Les tensions de classes se
sont déclenchées en Thaïlande de façon déformée et
contradictoire. La classe ouvrière thaïlandaise était largement
absente de ces manifestations. Quand des travailleurs y ont
participé, c'était au sein du mouvement politiquement informe
des « Chemises rouges », qui comprend des petits
fermiers, des commerçants, des vendeurs et des hommes d'affaires
des zones rurales. Leur bannière est l'UDD qui est aligné à
l'ancien premier ministre Thaksin Shinawatra, populiste de droite
et milliardaire de la téléphonie. Ce dernier est engagé dans une
bataille politique acharnée contre ses rivaux d'une autre faction
de l'élite dirigeante, depuis qu'il a été évincé lors du
coup d'Etat militaire de 2006.
Ce n'est pas la première
fois que des clivages au sein de la classe dirigeante d'un pays
ouvrent la voie à un mouvement social plus large. La crise
économique qui empire et attise les divisions au sein des élites
dirigeantes s'exprime aussi dans le fossé toujours plus profond
qui se creuse entre riches et pauvres. Alors même que la pauvreté
absolue décline en Thaïlande, l'intégration du pays dans les
processus de production mondialisée comme plateforme de
main-d'oeuvre à bon marché exacerbe la fracture sociale.
Le Rapport mondial 2009
sur le développement humain publié par les Nations unies ce
mois-ci rapporte que la Thaïlande est l'une des sociétés les
plus inégalitaires d'Asie. Les 20 pour cent de la population en
haut de l'échelle touchent 55 pour cent du revenu national
comparé aux 4,3 pour cent du quintile le plus pauvre, soit près de
13 fois plus, par rapport à 5 à 8 fois en Europe ou en Amérique
du Nord, et entre 9 à 11 fois pour le reste de l'Asie du Sud-Est.
Tandis que l'économie thaïlandaise rebondit temporairement
après le bouleversement financier mondial de 2008-09, la reprise ne
s'est pas propagée de façon égale. L'assèchement du crédit
a durement frappé les petits fermiers et petits propriétaires
lourdement endettés.
Le
ressentiment face à l'évincement par l'armée du gouvernement
Thaksin s'est transformé en hostilité générale envers les
élites traditionnelles du pays, dont la monarchie, les tribunaux et
l'armée. Comme l'a dit au New
York Times une manifestante jeudi :
« Cela fait des centaines d'années, voire même des
milliers d'années que nous sommes pauvres et eux, ils vivent dans
des lieux de rêves et des manoirs. Cela fait longtemps qu'ils
nous imposent ça. »
Le soutien tacite des
Etats-Unis, de l'Australie, de l'Union européenne et d'autres
pays, à la répression militaire féroce du gouvernement Abhisit et
aux mesures d'Etat policier a une signification plus grande. Les
tensions de classe augmentent de par le monde au moment où se
développe le deuxième stade de la crise économique mondiale et
que les gouvernements insistent pour que les travailleurs paient
pour les renflouements massifs et les plans de relance utilisés
pour sauver les banques et les spéculateurs financiers. Des
inégalités sociales grandissantes ont attisé les manifestations
thaïlandaises tandis qu'en Grèce un programme gouvernemental
féroce d'austérité mis en place à la demande de l'UE et du
FMI a conduit à des protestations et des grèves massives.
Que personne ne fasse
l'erreur de croire que les méthodes répressives seront confinées
aux pays dits du Tiers-monde comme la Thaïlande. Cela faisait près
de deux décennies que l'armée thaïlandaise n'avait pas tiré
et tué de manifestants non armés. Depuis, la mondialisation de la
production a transformé Bangkok en une métropole moderne, en un
centre de commerce et de transports internationaux comme Sydney,
Londres et New York.
Le recours à la force
militaire en Thaïlande reflète que l'on arrive à épuisement de
tous les fusibles utilisés pour contenir les tensions de classe -
le parlement, les tribunaux, la monarchie et même l'UDD et les
partis de l'opposition qui sont de plus en plus discrédités. Les
mécanismes politiques sur lesquels compte la classe dirigeante de
Grèce et d'ailleurs sont eux aussi au bout de leur capacité et
au moment où les conflits de classe commencent à émerger ils
atteignent leur point de rupture. Le silence universel sur
l'utilisation par le régime thaïlandais d'armes à feu contre
des manifestants est un avertissement lugubre pour les travailleurs
du monde entier: les élites dirigeantes n'hésiteront pas à
avoir recours à des méthodes similaires pour maintenir en place le
système capitaliste contre tout mouvement de révolte des
travailleurs.