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Grande-Bretagne : l’enquête Saville continue le maquillage du massacre
du « dimanche sanglant »
Par Chris Marsden
1 juillet 2010
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Le rapport Saville sur le « Bloody Sunday » (dimanche sanglant), les
événements survenus le 30 novembre 1972 à Londonderry en Irlande du Nord, a
perpétué le maquillage de l’un des massacres les plus honteux commis par
l’impérialisme britannique.
Même 38 ans après l’évènement, on nie encore cette vérité : le meurtre de
quatorze personnes non armées et manifestant pour les droits civiques a été
commis sur les ordres du gouvernement conservateur d’Edward Heath et ceux du
haut commandement de l’armée britannique.
Troupes d’occupation britanniques en Irlande du nord
Le rapport publié mardi 15 juin poursuit le maquillage qui avait commencé
immédiatement après que les soldats du premier régiment de parachutistes
aient commis leur crime. Face à des preuves abondantes, l’enquête Saville a
été forcée d’admettre qu’aucun de ceux sur lesquels les soldats avaient tiré
« ne disposait d’une arme à feu » ou « représentait une menace quelconque
qui aurait pu causer la mort ou entraîné une blessure sérieuse » et qu’« il
n’y eut à aucun moment d’avertissement précédant l’ouverture du feu par les
soldats ».
Le rapport concède aussi que les affirmations selon lesquelles les
soldats avaient répondu à des coups de feu tirés par l’IRA sont fausses.
C’est un soldat qui commença à tirer et d’autres qui auraient « perdu leur
self-contrôle et tiré à leur tour, oubliant ou ignorant les instructions ou
l’entraînement donnés ».
Mais cette affirmation que les soldats auraient perdu leur self-contrôle
est censée dédouaner l’armée et l’élite politique et les laver de
l’accusation que Bloody Sunday fut le résultat de ce qu’on avait adopté
précédemment une politique du « Tirer pour tuer », approuvée par le
gouvernement conservateur britannique en place à l’époque.
Le rapport affirme que « Dans les mois qui ont précédé le dimanche
sanglant, des tentatives véritables et sérieuses furent entreprises au plus
haut niveau [du gouvernement britannique] pour œuvrer vers un accord
politique pacifique en Irlande du Nord. »
« Toute action comportant l’utilisation ou l’utilisation probable de
violence illégitime entraînant la mort à l’encontre des nationalistes à
l’occasion de cette manifestation (ou d’une autre manière) aurait été
entièrement contre-productive vis-à-vis des préparatifs en vue d’un accord
pacifique et ne fut ni envisagée ni prévue par le gouvernement du
Royaume-Uni. »
Le rapport ajoute : « Nous n’avons trouvé aucune preuve de tolérance ou
d’encouragement » vis-à-vis d’un usage de la violence entraînant la mort.
Cinquante mille personnes avaient participé à la manifestation de Derry,
organisée par la NICRA (Northern Irland Civil Rights Association --
Association des droits civiques d’Irlande du Nord) et qui revendiquait la
fin de la discrimination anticatholique dans le Nord de l’Irlande. La tuerie
qui s’ensuivit fut un tournant dans l’histoire des « troubles ».
Elle conduisit à l’imposition du gouvernement direct par Londres et
contribua à pousser une bonne partie de la classe ouvrière catholique
derrière l’IRA et à renforcer les virulentes divisions sectaires qui
entraînèrent trois décennies de guerre civile.
Une enquête menée en 1972 sur le « dimanche sanglant » par l’ancien
lieutenant colonel Lord Widgery avait entrepris un camouflage direct. Cette
enquête avait conclu que les soldats avaient tiré en situation de légitime
défense, qu’on leur avait tiré dessus, et affirma avoir produit des preuves
balistiques que les manifestants tués avaient eu des armes à feu entre les
mains. Widgery avait dit qu’il n’y aurait pas eu de morts s’il n’y avait pas
eu de « marche illégale ».
Le gouvernement travailliste n’avait accédé, en janvier 2000, à la
demande d’une nouvelle enquête dirigée par Lord Saville et deux juges de
deux pays du Commonwealth que dans le seul but de s’assurer le soutien du
Sinn Fein à l’« Accord du Vendredi Saint » de Mai 1998. Cet accord était
destiné à mettre fin au conflit paramilitaire en Irlande du Nord. Le premier
ministre de l’époque, Tony Blair, avait dit clairement que le but recherché
« n’était pas d’incriminer des individus ou des institutions, ou encore
d’encourager de nouvelles récriminations… Notre préoccupation est à présent
simplement d’établir la vérité et de mettre un terme à ce douloureux
chapitre une bonne fois pour toutes. »
Les délibérations s’ouvrirent en mars de la même année après près de deux
ans d’enquête. Le dernier témoin à être entendu le fut en janvier 2005. Ce
sont en tout 2.500 dépositions qui furent enregistrées et 922 personnes qui
furent appelées à donner un témoignage direct. L’enquête considéra aussi 160
volumes de documents, entendit 121 enregistrements et visionna 110 films
vidéo.
La publication du rapport de l’enquête dirigée par Mark Saville, un juge
britannique de haut rang, avait à l’origine été prévue en 2005. Elle fut
repoussée à plusieurs reprises et durant toute l’enquête il y eut de clairs
signes de camouflage.
En juillet 1999, la Haute Cour rejeta un appel demandant que l’identité
des 17 parachutistes qui avaient fait usage de leurs armes au cours du
« dimanche sanglant » soit révélée et on accorda le même anonymat à des
centaines d’autres soldats.
En février 2010, le ministère britannique de la Défense (MoD) admit qu’il
avait détruit deux des cinq fusils restants utilisés par l’armée britannique
au cours de la journée sanglante. Des 20 fusils dont il est possible qu’ils
aient été utilisés ce jour-là, 14 ont été détruits par le MoD et 10 ont été
vendus. Une grande quantité de documents de l’armée et du service secret MI5
mis à la disposition de l’enquête étaient censurés et des documents cruciaux
firent l’objet de certificats signés par les ministres du gouvernement et
par le Ministère de la Défense, empêchant qu’ils ne soient rendus publics.
Malgré toutes ces limites le matériel présenté à l’enquête a été
accablant.
John Martin, le médecin légiste qui avait effectué les tests lors de
l’enquête Widgery et dont on dit qu’ils avaient démontré que certains des
manifestants tués par les soldats britanniques avaient manipulé des armes à
feu, dit qu’il s’était trompé. Il admit que les traces de plomb trouvées sur
les mains de plusieurs des victimes auraient pu provenir d’autres sources –
y compris des gaz d’échappement.
Des experts indépendants nommés par l’enquête Saville ont décrit les
preuves présentées à l’enquête Widgery comme sans valeur. On entendit
également un témoignage disant qu’une bombe à clous avait été placée après
coup sur une des victimes, Gerald Donaghey, mais Saville rejeta ce
témoignage.
Un témoin oculaire dit clairement que ceux qui avaient été tués étaient
sans armes, une des victimes, Jim Wray, 22 ans, était allongée sur le sol
lorsqu’il reçut deux balles. Les balles furent tirées à une distance d’un
mètre, ce qui représente un acte criminel délibéré. Barney McGuigan, 41 ans
et père de six enfants, reçut dans la tête une balle « dum dum », interdite,
qui éclate à l’impact.
Une bonne partie des preuves présentées ont cependant été ignorées dans
le but de parvenir au résultat final de l’enquête, surtout en ce qui
concerne la politique du « tirer pour tuer » conçue en préparation à la
manifestation.
Un mémoire top secret adressé le 17 octobre 1971 par le chef d’Etat major
de l’armée, le général Michael Carver, au premier ministre, suggérait qu’il
serait peut être nécessaire de pénétrer dans le district principalement
catholique du Bogside afin d’« éradiquer les terroristes et les voyous ».
Un mémoire confidentiel du général Sir Robert Ford, le commandant des
forces terrestres en Irlande du Nord, à son supérieur le général Harry Tuzo,
manifestait de l’inquiétude à l’égard du nombre de quartiers dans lesquels
un groupe de jeunes pro républicains, le Derry Youth Hooligans (DYH),
empêchait l’armée de pénétrer. Dans ce mémoire, il écrivait : « J’en viens à
la conclusion que la force minimum nécessaire pour parvenir à un retour de
la loi et de l’ordre est de tuer des meneurs sélectionnés du DYH, après que
des avertissements clairs aient été donnés. »
Le 14 décembre 1971, le général Ford prit la parole devant un comité
ministériel sur l’Irlande du Nord, et il présenta une politique délibérée de
la provocation centrée sur l’arrêt d’une marche prévue par la NICRA. Ford
avait discuté le fait de donner à des soldats des balles de calibre 22
« pour permettre que les meneurs soient engagés avec des munitions moins
meurtrières. » Trente des fusils furent envoyés pour permettre
l’« ajustement et la familiarisation ». Il déclara : « nous devons accepter
la possibilité que les cartouches de calibre 22 peuvent tuer. »
Ford nota dans une déclaration à l’enquête qu’il y avait eut une réunion
à Downing Street (Résidence du premier ministre n.d.t) le 27 janvier 1972 au
cours de laquelle fut discuté un plan pour stopper la marche. Le même jour,
un document rédigé par le colonel Dalzell-Payne avait été distribué au
ministère de la Défense avertissant de ce qu’on allait devoir utiliser la
méthode « dispersion ou ouverture du feu » contre les manifestants. Ford
mentionna aussi une déclaration au parlement du 19 avril 1972 dans laquelle
Heath admettait que le plan préparé pour contrer la marche était connu des
ministres du gouvernement.
Un mémoire adressé au commandant de la 8e brigade dit à celui-ci de
« préparer un plan pendant le week-end » tenant compte de la « vraisemblance
d’une espèce de bataille ». Les témoins John Roddy et Charles McDaid dirent
à l’enquête comment ils avaient reçu des mises en garde de la part d’un
soldat sympathisant et d’un téléphoniste du siège de la Royal Ulster
Constabulary à Derry (la police d’Irlande du Nord, n.d.t) leur disant de
rester éloigné de la manifestation parce que les parachutistes venaient
« pour tirer » et allaient « tuer du monde ».
Le témoin 027, un soldat placé dans un programme de protection de témoins
après avoir reçu des menaces de mort, dit comment la nuit précédent Bloody
Sunday des groupes de parachutistes se vantaient disant qu’ils comptaient «
abattre du gibier ». Lorsqu’ils arrivèrent à Derry, un parachutiste sauta du
véhicule blindé et commença immédiatement à tirer sur un groupe d’une
quarantaine de civils qui « couraient, essayant de s’enfuir. [Le soldat] H.
tira sans viser …d’une distance de 20 mètres. La balle traversa un homme
puis un autre et tous deux tombèrent, l’un était mort, l’autre blessé…
alors, il avança encore et tua l’homme blessé. Ils étaient allongés
ensemble, moitié sur le trottoir moitié dans la rigole. [Le soldat] E. tua
un autre homme à l’entrée du parc, qui tomba lui aussi sur le trottoir. »
Des jeunes s’enfuyant devant des soldats britanniques dans le quartier de
Bogside
à Derry, Irlande du Nord, où le massacre a eu lieu.
Lorsque les soldats étaient arrivés les manifestants « se sont
immédiatement arrêtés, tournés vers nous et ont levé les mains. C’est ainsi
qu’ils se trouvaient lorsqu’on a tiré sur eux. »
Outre l’état major de l’Armée et le Parti conservateur, le Parti
travailliste porte une responsabilité directe dans ce qui s’est produit le
jour du « dimanche sanglant ». Trois ans auparavant, en 1969, le
gouvernement d’Harold Wilson avait envoyé l’armée britannique en Irlande du
Nord, affirmant qu’il s’agissait de défendre la minorité catholique contre
une campagne d’attaques sectaires et d’assassinats des gangs loyalistes
protestants.
En réalité, l’envoi de soldats faisait partie d’une campagne d’escalade
de la répression de la part de l’Etat britannique et dirigée contre les
partis nationalistes tels que l’IRA officielle et l’IRA provisoire (parti
qui avait fait scission), ainsi que le mouvement des droits civiques et en
fin de compte contre l’effervescence politique et les sentiments
anti-impérialistes de la classe ouvrière irlandaise.
En août 1971, le gouvernement d’Irlande du Nord introduisit, sous forme
du Special Powers Act, une législation qui permettait l’internement sans
procès. Commencèrent alors des arrestations de masse ; à la mi-janvier 1972
le nombre des emprisonnés atteignait 600.
La réponse brutale de la bourgeoisie britannique en Irlande du Nord était
motivée par la peur d’une mise en cause de son pouvoir, non seulement en
Irlande du Nord mais dans l’ensemble du Royaume-Uni. Le développement
explosif de la lutte pour les droits civiques coïncida avec la première
grève nationale des mineurs en Angleterre depuis la grève générale de 1926.
Cela marquait le début d’une vague montante de grèves qui ont culminé
dans la chute du gouvernement Heath durant la deuxième grève des mineurs, en
1974. Sur fond de soulèvements sociaux et politiques majeurs dans toute
l’Europe, l’élite dirigeante considérait l’Irlande comme un terrain d’essai
pour des mesures dont elle pensait qu’elles seraient requises pour venir à
bout d’un défi potentiellement révolutionnaire de la classe ouvrière – un
défi évité uniquement à la fin par les trahisons des bureaucraties
travaillistes et syndicales et de leur apologètes politiques.
(Article original publié le 18 juin 2010)