Le premier ministre conservateur Stephen Harper a exigé, et obtenu, de la
gouverneure générale Michaëlle Jean l’ordre de proroger ou fermer le
parlement canadien jusqu’au 3 mars.
La principale raison, bien qu’inavouée, du gouvernement conservateur
minoritaire pour proroger le Parlement une seconde fois en douze mois est
d’empêcher d’autres auditions parlementaires sur la complicité de l’Etat
canadien dans la torture.
Ces auditions nuisent à l’image publique des Forces armées canadiennes
(FAC) et perturbent les plans de l’élite canadienne qui vise à défendre ses
intérêts en participant à des guerres impérialistes; et ce, malgré le
soutien des trois partis de l’opposition pour le rôle majeur du Canada pour
la guerre de contre-insurrection en Afghanistan.
Le mois dernier, Richard Colvin, un ancien haut diplomate canadien en
Afghanistan, a affirmé devant la commission du ministère des Affaires
étrangères que le gouvernement et les FAC avaient ignoré et supprimé ses
avertissements répétés que les forces de sécurité afghanes maltraitaient et
torturaient de présumés prisonniers talibans, y compris les centaines de
prisonniers qui leur avaient été remis par l’armée canadienne en 2006-2007.
Colvin a ensuite témoigné que ceux qui avaient été remis à la notoire
Direction nationale de la sécurité afghane étaient des paysans et des gens
ordinaires pris dans les opérations de ratissage des FAC. « Autrement dit,
a poursuivi Colvin, nous avons capturé beaucoup de gens innocents et les
avons envoyés se faire sévèrement torturer. »
Les assertions du gouvernement conservateur et de l’armée canadienne
selon lesquelles avant mai 2007 ils n’avaient aucune raison de penser que
les forces de sécurité afghanes pratiquaient la torture n’ont jamais été
crédibles. Même le département d’Etat américain avait admis publiquement que
l’Etat afghan pratique la torture.
Mais dans les dernières semaines, d’autres renseignements ont été
dévoilés, provenant entre autres de documents des FAC, venant confirmer des
éléments centraux du témoignage de Colvin. Des sondages d’opinion ont
pendant ce temps révélé qu’une majorité de Canadiens croit Colvin, et non
les conservateurs ou l’armée, et que le soutien populaire pour
l’intervention des FAC en Afghanistan a diminué davantage.
La suspension des travaux parlementaires n’a pas été annoncée par Harper
mais par son attaché de presse, Dimitri Soudas, lors d’une conférence de
presse hâtivement préparée l’après-midi du 30 décembre, au beau milieu des
vacances des fêtes.
Ces actions à la dérobée sont conformes aux gestes et aux intentions
antidémocratiques du gouvernement.
En fermant le Parlement, les conservateurs espèrent éviter d’autres
révélations de leur complicité criminelle et de celle des FAC. La complicité
de l’Etat canadien dans la torture est non seulement répugnante, elle
constitue un crime sous le droit international. Selon les Conventions de
Genève, transférer des prisonniers s’il y a lieu de croire que leurs
nouveaux geôliers vont les torturer constitue un crime de guerre.
Lors de la téléconférence de mercredi, Soudas a rejeté avec aigreur la
suggestion selon laquelle la fermeture du Parlement par le gouvernement
était motivée par sa détermination à saborder d’autres auditions concernant
la question des détenus afghans.
« La réponse est non », a dit Soudas. « La commission… n’a trouvé
absolument aucune preuve de méfait de la part des soldats, des diplomates et
des forces armées du Canada. »
En fait, il y a une montagne de preuves. Si seulement une petite portion
de ces preuves n’a vu le jour jusqu’à maintenant, c’est parce que le
gouvernement utilise tous les moyens à sa disposition pour les supprimer.
Colvin a été menacé de poursuite sous les nouvelles et draconiennes lois
de sécurité nationale du pays s’il comparaissait devant la Commission
d’examen des plaintes concernant la police militaire au sujet des détenus
afghans. Cette dernière a été poussée par des plaintes venant d’Amnistie
internationale et de l’Association pour les libertés civiques de la
Colombie-Britannique. (La Commission d’examen des plaintes concernant la
police militaire, ou le CPPM, est une instance de supervision quasi
judiciaire établie par le Parlement.)
Apprenant la situation dans laquelle se trouvait Colvin, la Commission
des affaires étrangères de la Chambre des communes, qui, tout comme le
Parlement lui-même, a une majorité de députés dans l’opposition, l’a invité
à comparaître devant elle.
La campagne du gouvernement visant à supprimer toutes les enquêtes sur la
question des détenus afghans est aussi marquée par ces actions :
• La tentative infructueuse du gouvernement pour que les tribunaux
mettent fin à l’enquête du CPPM concernant le traitement des détenus afghans
sur la base qu’elle ne peut légiférer sur cette question.
• Le refus du gouvernement de remettre au CPPM, dans un délai
raisonnable, des documents dont il a besoin pour poursuivre son enquête. Les
quelques-uns qui lui ont été remis ont été fortement censurés, souvent sur
des pages entières.
• Le refus du gouvernement, pour des raisons de sécurité nationale, de
fournir à la Commission des Affaires étrangères les documents reliés à la
question des détenus afghans et sa décision subséquente de défier les
pouvoirs du Parlement en s’opposant à une motion de la Chambre de communes
qui lui demandait de fournir à la commission les documents requis.
•Un boycott par les conservateurs de la Commission des affaires
étrangères pour la majeure partie de décembre qui l’a privée d’un quorum et,
conséquemment, de ses pouvoirs formels.
Le modèle est clair : le gouvernement s’est donné beaucoup de mal,
défiant et maintenant fermant le Parlement, afin de faire dérailler toute
enquête sur la question des détenus afghans.
Incapable d’expliquer les vraies raisons du gouvernement pour proroger le
Parlement, Soudas a prétendu que les conservateurs veulent consulter les
Canadiens sur leur programme de fin de récession avant de divulguer un
nouveau budget un jour après que le parlement ait repris ses activités.
L’attaché de presse de Harper a aussi noté que le Parlement aurait
probablement été suspendu pour la majeure partie du mois de février en
raison des Jeux olympiques de Vancouver.
La vérité dans cette affaire, c’est que le gouvernement veut empêcher ses
adversaires politiques d’avoir une tribune pour deux mois. Ensuite, après
les Jeux olympiques, que les conservateurs ont l’intention d’utiliser pour
fouetter le patriotisme canadien et comme vitrine pour les ministres
fédéraux, le gouvernement présentera un nouveau budget. Selon leurs
résultats dans les sondages, ce budget sera ensuite utilisé par les
conservateurs comme plateforme pour tenter d’obtenir une majorité dans des
élections printanières.
C’est la deuxième fois en un peu moins d’un an que le gouvernement
conservateur suspend le Parlement pour tenter de se sortir d’une mauvaise
passe politique.
En décembre 2008, Harper, faisant appel aux pouvoirs de la gouverneure
générale, non-élue et n’ayant de compte à rendre à personne, et bénéficiant
de l’appui de la majorité écrasante de l’élite du monde des affaires
canadien, a accompli un véritable coup constitutionnel. En violation
flagrante des normes démocratiques et de l’histoire parlementaire, le
gouvernement minoritaire conservateur a fermé le parlement pour empêcher
l’opposition d’exercer son droit démocratique de faire tomber le
gouvernement avec un vote de non-confiance, ceci moins de deux mois après
une élection nationale qui n’avait donné de majorité à aucun parti et deux
semaines seulement après que le parlement ait été rappelé (voir :
Le
coup d’Etat constitutionnel du Canada : Un avertissement à la classe
ouvrière).
Cette fois, au contraire, les partis d’opposition ne menacent pas de
défaire le gouvernement. Le chef du Parti libéral, Michael Ignatieff a dans
les faits donné un chèque en blanc à Harper et à ses conservateurs, répétant
dans plusieurs interviews qu’il a données à la fin de l’année que son parti
n’avait aucune intention de précipiter une élection en 2010. Le Bloc
québécois, le parti indépendantiste, durant les quatre années de pouvoir du
gouvernement conservateur, a constamment justifié son soutien
« conjoncturel » au gouvernement Harper sur la base que c’était pour
« défendre les intérêts du Québec ». Quant au Nouveau Parti démocratique (NPD),
le parti bénéficiant du soutien des syndicats, il est venu à la rescousse du
gouvernement l’automne dernier, s’abstenant de voter lors d’un vote de
confiance, et a répété à maintes reprises qu’il était prêt à collaborer plus
étroitement avec les conservateurs dans le but de « faire fonctionner » le
Parlement.
Dans le système parlementaire canadien basé sur le système britannique,
le gouvernement a beaucoup de latitude pour fixer l’ordre du jour et le
calendrier du parlement. Ceci comprend la plupart du temps le droit de
mettre un terme à la session parlementaire en cours.
Ceci étant dit, la prorogation du parlement de la semaine passée avait
clairement un objectif réactionnaire et antidémocratique : empêcher d’autres
révélations sur l’implication de l’État canadien dans la torture, stopper
l’érosion du soutien à l’opération de contre-insurrection de type colonial
en Afghanistan à laquelle participe le Canada et créer des conditions plus
favorables pour l’élection d’un gouvernement conservateur majoritaire
voulant la guerre à l’étranger et l’élimination de ce qui reste de l’État-Providence
à l’intérieur.
De plus, il faut noter, tant l’an dernier lorsqu’ils ont voulu contrer la
menace de l’opposition de les faire tomber que cette année lorsqu’ils ont
fait dérailler toute enquête sur la façon dont le Canada a traité les
prisonniers afghans, les conservateurs ont ouvertement appelé aux forces de
l’extrême droite.
L’an dernier, les conservateurs ont cherché à fouetter le chauvinisme
anglophone, avec leurs accusations que les libéraux et les « socialistes »
du NPD complotaient avec les « séparatistes » du BQ.
Au cours des dernières semaines, les conservateurs ont accusé
l’opposition de mener une campagne contre l’armée. Harper est allé aussi
loin que donner un discours sur un navire de guerre des FAC qui avait
clairement comme objectif de trouver un appui dans l’armée pour intimider
ces adversaires bourgeois. Le premier ministre conservateur a déclaré : « À
une époque où certains dans l'arène politique n'hésitent pas avant de lancer
les allégations les plus sérieuses à nos hommes et nos femmes en uniforme,
basées sur les preuves les plus minces, souvenez-vous que les Canadiens d'un
océan à l'autre sont fiers de vous et vous appuient, et que je suis fier de
vous, et je me tiens à vos côtés. »
Le leader libéral à la Chambre, Ralph Goodale. a appelé la prorogation du
parlement « une insulte choquante à la démocratie ». Le chef du NPD Jack
Layton a dit que le Canada avait « un sérieux déficit démocratique en plus
d’un déficit économique astronomique ».
Mais ces partis — qui proposaient l’an dernier de remplacer les
conservateurs avec une coalition dirigée par les libéraux « responsables
fiscalement parlant », qui voulait implanter les diminutions de 50 milliards
pour les entreprises du gouvernement Harper et de continuer la guerre en
Afghanistan jusqu’en 2011 — sont incapables de mener une lutte réelle,
populaire et progressiste contre les manœuvres réactionnaires et
antidémocratiques des conservateurs.
L’an dernier, leurs protestations devant le coup constitutionnel de
Harper n’ont pas duré 24 heures et aucun des partis n’a critiqué fonction
réactionnaire de la gouverneure générale ou ses vastes pouvoirs arbitraires.
En réponse aux insinuations des conservateurs qu’ils couchent avec les
talibans, les libéraux et le NPD se sont rués pour affirmer qu’ils
« soutenaient les troupes » et que l’indifférence du gouvernement envers la
torture « nuisait à la mission ». En réalité, la mission (la stabilisation
de l’occupation de l’Afghanistan par les Américains et l’expansion de l’Otan
dans l’Asie centrale riche en pétrole) est elle-même une entreprise
criminelle qui engendre nécessairement la torture et les autres crimes de
guerre.