Selon de récents sondages, l'appui pour les libéraux, qui gouvernent le
Québec depuis mai 2003, n'a jamais été aussi faible dans toute l'histoire
moderne de la province. Des spéculations sur la démission du premier ministre
Jean Charest au cours de la prochaine année sont courantes dans les journaux.
Seulement, on ne saurait dire qui pourrait venir le remplacer. La plupart de ses
ministres sont considérés comme des politiciens de second ordre.
À la fin de la semaine dernière, Charest a annoncé qu'il reportait son
départ pour un voyage de haute visibilité d'une semaine en France, afin de
participer au vote sur la motion de défiance déposée par l'opposition
officielle du Parti québécois (PQ). Cette annonce fut une surprise étant donné
que son parti a une majorité parlementaire sûre, bien que mince, et que de
telles motions sont monnaie courante.
Mais Charest était clairement anxieux de se donner un air d'assurance dans
des conditions où son gouvernement est ébranlé par une série de scandales
concernant les processus d'appel d'offres en construction, des contributions
illégales au parti et la nomination des juges.
Tous les principaux quotidiens québécois avaient en première page, jeudi
dernier, l'annonce de la Fédération des travailleurs du Québec (FTQ) qu'elle
appuyait dorénavant une enquête publique sur les allégations de collusion et de
corruption dans l'industrie de la construction, y compris sur les processus
d'attribution de contrats provinciaux et municipaux. La plus grande fédération
syndicale du Québec, et qui domine dans l'industrie de la construction de la
province, la FTQ, qui compte 500.000 membres, a été le seul allié du
gouvernement libéral sur sa décision de s’opposer à la tenue d'une telle
enquête.
« Charest isolé par la volte-face
de la FTQ » déclarait The Gazette. La Presse, le quotidien
le plus influent du Québec, publiait au même moment au sommet de sa page
frontispice une illustration voulant démontrer l'isolement du gouvernement.
D'un côté était affichée la liste de ceux appelant à une commission d'enquête
publique dans l'industrie de la construction — le PQ et les deux autres
partis représentés à l'Assemblée nationale, la FTQ et sa concurrente la
Confédération des syndicats nationaux (CSN), l'organisation représentant les
municipalités de la province, l'Association des procureurs de la Couronne et
l'Association des policiers provinciaux du Québec — et de l'autre, tous
ceux s'opposant à une commission d'enquête : le gouvernement Charest. Le
jour suivant, La Presse a consacré toute sa section des commentaires à
une seule caricature d'une page complète montrant Charest dans une petite
chaloupe, sur le point d'être renversé par une immense vague.
Charest et ses libéraux résistent sans aucun doute à une enquête, car ils
craignent que cela produise une série de révélations troublantes, et
probablement criminelles, sur le tissu de liens qui unit le gouvernement, les
collecteurs de fonds du Parti libéral, et les contractants qui ont obtenu des
milliards de dollars en contrats du programme de réfection, éminemment, mais
tout-à-fait insuffisant, des infrastructures de la province.
Plus tôt cette année, Charest a nommé Michel Bastarache, un ancien juge de
la Cour suprême du Canada, afin d’investiguer une allégation contre lui par son ex-ministre de la Justice, Marc
Bellemare. Bellemare, qui a quitté son poste au cabinet en 2004 après seulement
une année en tant que membre de l’Assemblée nationale, a affirmé que
Charest lui avait ordonné de nommer les suggestions d’un important collecteur
de fonds libéral à trois postes de juge.
La nomination de la Commission Bastarache par Charest, laquelle il a affirmé
être nécessaire afin de maintenir son honneur et l’intégrité du système
de justice, était une manœuvre évidente visant à éviter une enquête dans
l’industrie de la construction. Cependant, cela s’est retourné
contre lui. La presse était disposée à donner le bénéfice du doute à Charest
quant à ce qui s’était passé entre lui et Bellemare. Mais l'enquête a
entendu des témoignages montrant l'accès facile des collecteurs de fonds
libéraux au bureau du premier ministre, en particulier son adjoint chargée des
nominations au gouvernement et les sondages d'opinion ont montré à maintes
reprises que la plupart des Québécois croient Bellemare et non le premier
ministre.
Une analyse des récents contrats de construction des municipalités suggère
que la collusion entre les entrepreneurs et leurs amis politiques a mené à une
énorme inflation des prix. Il a été trouvé que depuis l’éruption du scandale
dans le domaine de la construction et le déclenchement de plusieurs
investigations policières, les soumissions retenues ont été de 25 à 30 pour cent
inférieurs que ce qui était projeté.
Quant à la FTQ, elle a été accusée de collusion avec nombreux patrons de la
construction en plus d’utiliser l’intimidation pour maintenir sa
place dominante lors des campagnes de mauradage triennales mandatées par le
gouvernement. L’année dernière, le dirigeant du secteur de la
construction de la FTQ a été forcé de démissionner suite à un scandale lié à
ses dépenses.
Cela dit, plusieurs des plus virulents à l’égard de la corruption de la
FTQ sont indifférents, voire hostiles, aux intérêts des travailleurs de la
construction. Leur vraie plainte est que la bureaucratie de la FTQ, sur
laquelle Charest a pu compter nombreuses fois pour réprimer l’opposition
de la classe ouvrière, a trop d’influence sur le gouvernement. Une des
plaintes de la grande entreprise est que la FTQ contrôle le Fond de solidarité
valant plusieurs milliards de dollars et qui bénéficie d’avantages
fiscaux spéciaux.
La presse prétend que la construction et les autres scandales sont à la base
de la crise qui secoue le gouvernement Charest.
La réalité est tout à fait différente. La vraie source de la crise du
gouvernement est le fossé sans cesse grandissant entre les besoins et
aspirations des travailleurs et les exigences de la grande entreprise pour un
virage majeur à droite.
Les sondages
d'opinion ont montré à maintes reprises l’insatisfaction populaire avec
tout l'establishment politique, y compris le PQ, le parti préféré de la
bureaucratie ouvrière, puis avec l'évolution de la société québécoise au cours
des dix dernières années. Pendant ce temps, la grande entreprise est devenue de
plus en plus véhémente dans ses exigences pour le démantèlement de toutes les
conquêtes sociales de la classe ouvrière.
Le gouvernement
Charest a pris le pouvoir en 2003 en promettant la « réingénierie »
de l'État québécois, c'est-à-dire d'aller de l'avant avec la diminution et la
privatisation des services publics, et d'implanter l'agenda de la grande
entreprise. Et c'est ce qu'il a fait. Les libéraux ont fait passer des lois
facilitant la sous-traitance du travail, ont ouvert grand la porte à la
privatisation de la santé, mis fin au gel des frais de
scolarité universitaires et ont coupé les impôts de la grande entreprise et des
riches.
Mais, il a dû
implanter ce programme à petits pas, en s'appuyant sur la FTQ et sur d'autres
fédérations syndicales pour maintenir la « paix sociale ». En
décembre 2003, une première vague de mesures de ce gouvernement de droite a
enclenché un mouvement de masse des travailleurs et des grèves. Pour maintenir
le contrôle du mouvement d'opposition, les syndicats, de manière démagogique,
ont dû menacé le gouvernement d'une grève générale.
Par la suite, les syndicats ont utilisé les vacances de Noël pour démobiliser
les membres. La presse, pendant ce temps, a exhorté Charest à ne pas abandonner
le « modèle québécois » de collaboration tripartite entre le
gouvernement, les syndicats et la grande entreprise. Charest a bien reçu le
message et cela lui a été très utile pour les années suivantes.
En 2005, la
bureaucratie syndicale a aidé le gouvernement à mettre un terme à la plus
longue grève étudiante de l'histoire de la province, une grève que la
bureaucratie syndicale et le gouvernement avaient tous les deux peurs qu'elles
deviennent un catalyseur pour un mouvement social plus large. Et en 2007, les
syndicats ont dépeint Charest comme le candidat « moins pire »
vis-à-vis l'ADQ (Action démocratique du Québec), un parti populiste de droite.
Cependant, vers le
milieu de la décennie, la grande entreprise est devenue de plus en plus
sceptique par rapport au gouvernement Charest pour ne pas être suffisamment
agressif envers la classe ouvrière. Cette position fut mise en évidence en 2005
par la parution d'un cri de ralliement néo-libéral, le Manifeste pour un Québec
lucide. Ce manifeste fut publié par un groupe d'ex-politiciens fédéralistes et
indépendantistes québécois ainsi que par d'autres faiseurs d'opinion, incluant
l'ancien premier ministre péquiste Lucien Bouchard. Ce groupe a été appelé, les
lucides.
Lors des élections de
2007, les médias de la grande entreprise ont donné un regain d'énergie à l'ADQ,
tentant de l'utiliser comme un instrument pour pousser la politique beaucoup
plus à droite. Charest a répondu favorablement à cette pression, annonçant peu
avant le vote que tout le 1 milliard de dollars que le gouvernement du Québec
était pour recevoir en financement additionnel de la part d'Ottawa serait
utilisé pour financer des baisses d'impôts.
Mais, après que les
libéraux, de manière imprévue, aient été réduit à un gouvernement minoritaire
lors de cette même élection, ils ont eu des difficultés à satisfaire aux
demandes de la grande entreprise qui demandait que les libéraux montrent du « leadership »
en imposant des coupures impopulaires dans les dépenses sociales. De plus,
lorsque la population est devenue davantage consciente des politiques de droite
de « libre-échange » de l'ADQ, son soutien populaire a chuté. L'ADQ
n'a aujourd'hui que quatre sièges à l'Assemblée nationale.
Lors des élections
québécoises de décembre 2008, tenues tout de suite après l'éruption de la crise
économique mondiale, la grande entreprise s'est ralliée derrière Charest et les
libéraux, calculant qu'un gouvernement libéral majoritaire serait le meilleur
outil pour implanter leur programme.
(Article original anglais paru le 25 novembre 2010)