La récente visite
du président Barack Obama en Afghanistan, et sa couverture
médiatique aux États-Unis, ont permis de clarifier la nature de la
relation entre Washington et le régime de Kaboul.
Comme l'a noté le
Washington Post, le premier voyage d'Obama en Afghanistan en
tant que président « s'est fait rapidement et dans la
discrétion » pour des raisons de sécurité. Il est arrivé à
la base aérienne de Bagram, surtout connue pour être le théâtre
de violences et de meurtres contre des détenus, a rencontré des
officiels afghans et américains au palais présidentiel (les
Afghans n'étant avertis de la visite du président américain que
quelques heures à l'avance), a prononcé un discours démagogique
devant les troupes américaines à Bagram avant de « quitter
le pays avant l'aube ».
L'un des principaux
objectifs de la visite d'Obama a été de mettre les points sur les
i, à la manière des truands, au président Hamid Karzaï suite aux
récents rapprochements de ce dernier avec la Chine et
l'Iran. Karzaï s'était rendu à Pékin et à Téhéran les
semaines dernières, et il avait reçu une visite du président
iranien Mahmoud Ahmadinejad. Le Washington Post a
poliment fait référence à la halte surprise d'Obama en
Afghanistan comme « une chance de rappeler à Karzaï la
nécessité de travailler la main dans la main avec les
États-Unis ».
De quoi le
président américain a parlé à Karzaï durant leur entretien de
la nuit de dimanche ? Est-ce qu'il lui a rappelé que ce sont
le gouvernement et l'armée américains qui l'avaient installé au
pouvoir en décembre 2001 ? Est-ce qu'il a mentionné les
milliards de dollars d'aide américaine qui ont afflué à Kaboul
depuis lors, dont l'essentiel a fini dans les poches des proches et
des commanditaires de Karzaï ? Est-ce qu'il a menacé le
président, ou même sous-entendu qu'il risquait de finir comme Ngo
Dinh Diem, le président du Sud Vietnam, et informateur de longue
date des États-Unis, assassiné au cours d'un coup d'État organisé
par la CIA en 1963 ?
La couverture
médiatique de l'événement a mis en exergue l'acrimonie de la
conversation. Le Washington Post l'a décrit comme « une
rencontre brève et tendue ». Beaucoup d'encre a coulé dans
les médias au sujet des prétendues inquiétudes du gouvernement
Obama sur la corruption rampante du régime afghan, l'un des plus
corrompu au monde. Mais ce n'est là que pour divertir le public.
Après tout, les États-Unis ont installé Karzaï au palais
présidentiel, et ont maintenu son régime impopulaire en place plus
de huit ans durant.
Pour mettre les
choses en perspective : le frère d'Hamid Karzaï, Ahmed Wali
Karzaï, « l'homme le plus puissant dans le Sud de
l'Afghanistan, » est un informateur de la CIA, recevant un
salaire en bonne et due forme « pour de nombreuses années au
cours desquelles il a rendu divers services » (y compris
l'organisation d'escadrons de la mort contre les talibans) - et
l'armée américaine le maintiendra au pouvoir pour cette raison, et
ce en dépit de ses liens lucratifs et bien connus avec le trafic de
drogues, comme l'écrivait le NewYork Times le 30
mars 2010.
Washington et les
médias américains connaissent parfaitement le président afghan :
un politicien vénal, riche et sans remords ; les difficultés
actuelles viennent des tentatives de la marionnette des États-Unis
d'établir une certaine indépendance par rapport à son maître.
Un article du New
York Times (intitulé « On considère que le dirigeant
afghan se dégage de l'influence américaine », du 29 mars
2010) ainsi qu'un éditorial de Thomas Friedman dans le Times
(« Cette fois c'est pour de bon », du 31 mars 2010)
donnent quelques éclaircissements sur les complexités de la
situation présente.
Le premier article
se plaint du « tapis rouge déroulé » pour l'Iranien
Ahmadinejad à Kaboul et y fait référence comme à « un
exemple parmi d'autres de la manière dont M. Karzaï prend ses
distances avec ses commanditaires américains [.] M. Karzaï ose
maintenant dire que ses intérêts et ceux des États-Unis ne
coïncident plus. » Il fait remarquer plus loin que durant la
visite du dirigeant iranien, « avec Karzaï se tenant à ses
côtés à Kaboul, Ahmadinejad a accusé les États-Unis de
favoriser le terrorisme ».
De plus, selon le
Times, Karzaï a organisé un lunch pour des personnes
importantes des médias et des affaires en Afghanistan en janvier
lors duquel « il a exprimé un profond cynisme sur les
motivations américaines, et sur le fardeau que cela représente
pour lui d'essayer de calmer les États-Unis. "Il a développé
une théorie complète sur le pouvoir américain", a dit un
Afghan présent à cette rencontre s'exprimant sous le couvert de
l'anonymat par crainte des représailles. "Il croit que
l'Amérique essaye de dominer la région, et qu'il est le seul qui
puisse s'y opposer." »
On peut supposer
que ce sont les journalistes du Times qui ont choisi de
qualifier les conceptions de Karzaï sur les « motivations
américaines » de « profond cynisme ». Cette
représentation assez lucide des ambitions géopolitiques
américaines est en fait partagée par une bonne partie de la
population mondiale.
Le compte-rendu de
la réunion de janvier se poursuit ainsi : « Karzaï a
déclaré que, s'il se retrouvait seul, il pourrait passer un accord
avec les talibans, mais que les États-Unis le lui interdisent.
L'objectif des Américains, a-t-il dit, est de laisser le conflit
afghan s'éterniser, et ainsi permettre aux troupes américaines de
rester dans le pays. »
« Les
motivations profondes de Karzaï ne sont pas toujours claires. Il se
peut que Karzaï soutienne la présence américaine là-bas, et
qu'il croit que prendre ses distances avec eux serait bien vu de la
part des Afghans ordinaires. »
Ce dernier
commentaire, fait en passant, mérite d'être noté. Il admet ce que
tous les observateurs objectifs ont compris, que les masses de la
population afghane méprisent les Américains et les forces alliées
et les considèrent comme des occupants. Un article récent du
Global Post news service, sur une base avancée américaine
dans la province de Kandahar, remarquait : « Les taux de
désapprobation de la présence américaine sont élevés, les
locaux se tiennent à l'écart des troupes en patrouille et de leurs
alliés de l'Armée nationale afghane. "Ils nous détestent,"
nous a déclaré un soldat qui a demandé à ce que son nom ne soit
pas imprimé. »
Mais est-ce que ça
devrait nous étonner ? La rencontre entre l'Afghanistan et les
États-Unis a été catastrophique pour le peuple afghan au cours
des trois décennies passées. Des dizaines de milliers de troupes
américaines sont actuellement occupées à terroriser la population
civile, au sol comme depuis le ciel. Le régime de Karzaï défendu
par la force militaire américaine trône au milieu d'une misère
sans nom pour la grande majorité des gens.
Un rapport de l'ONU
publié mardi expliquait que plus d'un tiers des Afghans vit dans
« la pauvreté absolue » et à peu près autant ne sont
que légèrement au-dessus du seuil de pauvreté. Il n'y a que 23
pour cent de la population qui ont accès à de l'eau potable, et 24
pour cent des plus de 15 ans savent lire et écrire, les taux
d'analphabétisme étant encore nettement plus faibles parmi les
femmes et les populations nomades » y est-il affirmé.
Le mardi également,
l'Inter Press Service mentionnait les conclusions de
l'Organisation internationale des droits des enfants Terre des
Hommes, qui affirment que près de deux jeunes garçons sur trois
arrêtés en Afghanistan subissent des violences. Ce rapport, selon
IPS, « révèle un système judiciaire qui soumet les jeunes,
dont la plupart sont déjà des victimes innocentes, à la torture,
les aveux forcés et des violations évidentes de leurs droits
devant les tribunaux. »
Rien dans cette
misère et cette violence ne perturbe le sommeil des officiels du
gouvernement Obama ou des membres de la rédaction du New York
Times.
D'un autre côté,
l'éditorialiste du Times Thomas Friedman a trouvé l'article
de son journal sur Karzaï qui se distancerait de son maître « très
troublant. » Cet article, a-t-il expliqué, « détaille
la manière dont le président afghan Hamid Karzaï a invité le
président iranien Mahmoud Ahmadinejad à Kaboul - pour planter
son doigt dans l'oil du gouvernement Obama. »
Friedman cite
ensuite le compte-rendu du lunch de janvier au cours duquel Karzaï
a critiqué les motivations américaines en Afghanistan. Il
poursuit : « c'est ce qu'on reçoit en retour après
avoir risqué les vies de milliers de soldats américains et avoir
dépensé déjà 200 milliards de dollars. » L'amertume digne
d'un employeur qui se sentirait trahi par « déloyauté »
d'un salarié partant en retraite y est palpable, Tout cet argent
dépensé pour ne rien avoir en retour !
(Dans une édition
récente, le magasine New Republic avait résumé le
caractère de maître à esclave de la relation américano-afghane,
comme de la nature des élections « démocratiques »
assez succinctement. Il note que les représentants d'Obama "n'ont
fait aucun secret du fait que les États-Unis cherchaient d'autres
options [que Karzaï]. Aucun remplaçant convenable ne pouvant être
trouvé, la réélection de Karzaï en 2009 n'a jamais été
sérieusement remise en cause. Est-ce que les officiels américains
avaient fait passer une petite annonce.)
Dans son édito,
Friedman est également obligé de prendre en compte cette réalité :
l'hostilité des Afghans envers l'occupation américaine :
« Quand Karzaï croit que la manière de punir l'Amérique [.]
est d'inviter le président iranien à Kaboul - où il a donné un
virulent discours anti-américain depuis le palais présidentiel -
il faut y faire attention. Cela veut dire que Karzaï doit penser
que l'anti-américanisme est répandu dans la rue afghane et qu'en
en jouant lui-même [.] il se renforce politiquement. Ce n'est pas
un bon signe. »
Encore une fois,
cette reconnaissance et les non-dits sur lesquels elle s'appuie sont
révélateurs. Friedman se fiche éperdument de ce que pensent les
Afghans ordinaires. Toute sa rhétorique sur la « bonne
gouvernance » et la construction de « quelque chose qui
soit à la fois décent et durable » n'ira jamais au-delà des
mots.
Une nervosité
considérable transpire des articles du Times. Les différents
auteurs ont clairement compris qu'en dépit des milliards dépensés
en troupes et en armement, en dépit des offensives meurtrières
passées et à venir, en dépit de tous les efforts faits pour
cultiver à Kaboul (par la corruption ou l'intimidation) un régime
totalement soumis, toute l'intervention néocoloniale en Afghanistan
risque tout de même de se terminer par un échec.