Ministre de la Justice la plus controversée de l'histoire de
la Cinquième République, Rachida Dati quittera ses fonctions en juin. Le président
Sarkozy ayant annoncé le 21 janvier qu'elle sera candidate en seconde position
sur la liste UMP pour l'Île-de-France aux élections au Parlement européen
prévues en juin, position qui lui garantira d'être élue.
Elle aura été le fer de lance de la politique de Sarkozy,
adhérant complètement à sa volonté de mettre au pas la justice française.
Sarkozy, élu en grande partie sur une campagne sécuritaire, traitant les jeunes
de banlieue de « racaille » et rencontrant le leader d'extrême droite
Jean-Marie Le Pen dès son élection trouva pourtant en Dati, issue d'une famille
d'immigrés, une alliée parfaite.
Née en 1965 dans une famille modeste de 11 enfants, c'est la
première personnalité politique d’origine maghrébine à avoir eu accès à
une fonction régalienne dans gouvernement français. Elle fut classée parmi
les « personnalités d'ouverture » de Sarkozy : des ministres et
autres hauts responsables qui étaient censés représenter un embryon d'union
nationale entre des forces « de gauche », et une droite prétendument
rénovée (c'est-à-dire opposée au racisme et soucieuse du sort des classes
populaires, en façade), dirigée par Sarkozy.
Ainsi des anciens socialistes Bernard Kouchner (actuel
ministre des Relations internationales), Dominique Strauss-Kahn (ancien
ministre de l'Économie, devenu directeur du FMI grâce à l'appui de Sarkozy),
Jack Lang (ancien ministre de la Culture nommé par Sarkozy dans un comité de
réflexion sur la réforme des institutions) ou encore de Martin Hirsch (ancien
président de l'association caritative Emmaüs et actuel Haut commissaire à la
lutte contre la pauvreté), Fadela Amara (fondatrice de l'association féministe Ni
putes ni soumises et actuelle secrétaire d'Etat à la politique de la ville)
et Rama Yade (secrétaire d'état aux droits de l'Homme, dont le père était un
homme politique socialiste sénégalais, elle fut brièvement inscrite au PS avant
de passer à l'UMP en raison de la politique de discrimination positive promue
par Sarkozy).
Mais Dati, elle, n'a jamais été associée à aucun mouvement
pouvant réclamer, au moins superficiellement, être « de gauche ».
Après une maîtrise d'économie, elle obtient rapidement un
poste élevé à Matra en 1987, puis à la Berd au début des années 1990, banque
créée par Jacques Attali pour financer le rétablissement du capitalisme dans
les pays de l'Est. Attali est un économiste et polémiste opportuniste qui
défendait les nationalisations de Mitterrand en 1981, le tournant de la rigueur
en 1983 et qui a présenté un programme de libéralisations à tout va en 2007.
Dati est le cas, pas si rare en politique, d'une personne
issue de la classe ouvrière (son père était maçon, elle a travaillé comme
aide-soignante et vendeuse au porte-à-porte pour payer ses études) qui a choisi
de s'en sortir seule le plus vite possible plutôt que pencher vers la
solidarité. Cécilia Sarkozy, première femme du président, issue de la grande
bourgeoisie, a dit d'elle, « C'est plus qu'une amie, c'est ma sœur.
Je ne la lâcherai jamais. Je connais tout d'elle. Elle est de la race des
seigneurs. » [notre italique.] Son insertion dans la haute société
rappelle le mélange de culot et de calcul du personnage arriviste de Rastignac
chez Balzac : en cherchant à gagner la confiance des gens de pouvoir et
ciblant ceux qui pouvaient faire avancer ses ambitions. Elle présentera les
choses ainsi : « J’ai eu peur du déterminisme. Il fallait que
j’accède à autre chose. »
Celle qui, en 1982, à 17 ans, écrivait au courrier des
lecteurs du journal Jeune Afrique que « un article a
particulièrement attiré mon attention, celui des travailleurs
"clandestins". Le problème s’accentue sous toutes ses formes.
Avec ces régularisations des "sans-papiers", avec ceux qui font la
grève de la faim pour être enfin assimilés à leurs compatriotes étrangers en
règle. Le résultat est hausse de tension, racisme et même xénophobie envers ces
étrangers dont la plupart ne le méritent pas, quelle que soit leur situation »,
se retrouve maintenant associée au président le plus réactionnaire depuis
Pétain.
Pour s'intégrer à ce milieu, elle adhérera à l'institut
Montaigne (think tank libéral), au club Le siècle (qui rassemble de puis 1944
des personnalités politiques françaises de droite comme de gauche), et créera
le sien, le club du XXIe siècle (pendant du Siècle orienté vers l'intégration
des hommes d'affaires et hauts fonctionnaires issus de l'immigration). Devenue
juge en 1999, elle deviendra conseillère de Sarkozy au ministère de l'Intérieur
en 2002, soit moins de quatre ans après avoir été nommée magistrate, ce qui est
interdit par les statuts de la magistrature (article 12).
Sa nomination à la justice causera rapidement des frictions
avec la profession judiciaire. Peut-être en partie par esprit de corps et
conservatisme, mais aussi parce qu'elle ne semblait pas qualifiée pour le
poste, notamment en raison de son admission sur titre (au lieu de la voie
classique par concours) à l'école de la magistrature et sa carrière très courte
en tant que magistrate (1999-2002). Le titre en question, un MBA (Bac +5), ne
lui ayant de plus pas été décerné puisqu'elle n'a jamais terminée sa cinquième
année.
Son goût particulièrement affiché pour le luxe, tournant
parfois à la provocation (elle est allée jusqu'à justifier l'achat de collants
et de rouge à lèvres de luxe sur le budget du ministère), constituait un
affront supplémentaire dans le contexte des réductions budgétaires qu'elle
allait mettre en place.
Plus d'une douzaine de démissions de collaborateurs proches,
dont d'éminents juristes comme l'ancien directeur de l'Ecole de la magistrature
Michel Dobkine, ont émaillé son mandat au ministère de la Justice. Selon l'un de
ses anciens collaborateurs cité dans une récente biographie intitulée Belle-amie
: « On ne comprenait même pas ce qu'elle nous demandait. Elle ne porte
aucun débat, aucune idée sur les questions centrales de Justice. » Il y a
une raison fondamentale à cela : elle est en poste pour mener aveuglément
la politique voulue par Sarkozy.
Devant tout à ses relations, elle se montrera un bon soldat
de Sarkozy, appliquant les réformes à la lettre et sans états d'âme : elle
a décrit son travail de ministre ainsi lors d'une interview : « j'avais
un cahier. J'ai pris tous les engagements du président, et je cochais. »
Ce faisant, elle a contribué à un mouvement du "tout sécuritaire" qui
a débuté il y a une dizaine d'années. Depuis 2001, dix-sept lois ont renforcé
les moyens de la police et de la justice pénale et quatre autres textes sont
prévus. Son départ n'entraînera aucun infléchissement de la politique
gouvernementale.
Sarkozy a besoin de réformer profondément la justice, autant
pour répondre plus fermement aux mouvements de protestations que pour protéger
son régime des investigations de la justice. D'autant qu'il pourrait y avoir
un intérêt personnel : un rapport de Jean-Claude Marin, procureur général
de Paris, daté du 22 novembre 2007 mentionne son nom (tout en recommandant le
non-lieu) dans l'affaire des frégates de Taïwan.
Ainsi, on peut mettre au compte de Dati, entre autres :
— La loi du 11 août 2007 instaurant des peines
minimales pour les récidivistes qui constitue un retour en arrière, les peines
minimales ayant été entièrement supprimées en 1994 pour laisser plus de liberté
à l'appréciation des circonstances par les juges.
— La loi du 25 février 2008 sur la rétention de sûreté
qui permet de prolonger la détention des auteurs de crimes graves qui « présentent
une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive »
après qu'ils ont fini de purger leur peine. Ceci constitue une violation du
principe de Légalité (qui impose que toute privation de liberté soit décidée
par un juge, pour des faits précis, et une seule condamnation par fait).
Au-delà des conséquences directes et extrêmement dures pour les condamnés,
c'est un précédent inquiétant. Rien n'indiquant quelles sont les limites
acceptables des exceptions au principe de Légalité, le gouvernement pourrait en
créer à l'avenir pour des infractions de plus en plus faibles, y compris
certaines contraventions comme il s'en produit régulièrement dans les luttes
politiques et syndicales ; après tout, quelqu'un qui ne renonce pas à ses
engagements politiques présente aussi « une probabilité très élevée de récidive ».
— Elle a surtout dirigé la modification de la carte
judiciaire, qui supprime des tribunaux dans les zones peu peuplées en
transférant leur personnel dans les tribunaux restants mais sans leur apporter
de moyens supplémentaires. Ce n'est qu'une mesure d'économie contribuant à
rendre la justice à la fois plus lente et moins accessible aux citoyens. Elle a
supprimé sept cours d'appel sur 22, ainsi que 321 juridictions de première
instance de diverses catégories, soit plus du quart du total des juridictions
de ces catégories. L'opposition à ce projet était très forte, autant dans les
tribunaux que chez les élus de tous bords et les avocats. Plus de 200 recours
contre son décret d'application avaient été déposés, s'appuyant en particulier
sur le fait que le comité consultatif créé pour l'occasion n'a jamais été
consulté. Un nouveau décret a donc dû être pris en octobre 2008, ne changeant
que quelques détails du projet.
— Le projet de loi sur la délinquance des mineurs se
place également dans cette logique du « tout répressif ». Dati a
certes annoncé qu'il ne comportera pas les éléments les plus critiqués comme la
possibilité de détenir des enfants de 12 ans, mais le projet maintient la
responsabilité pénale à partir de 13 ans alors qu'actuellement, la maturité des
mineurs est appréciée au cas par cas par le juge après avis d'un psychologue.
De plus, cette dernière mesure intervient dans le contexte
d'une réduction de 40 pour cent du budget de la protection judiciaire de la
jeunesse et d'une séparation comptable entre les missions de
prévention-protection d'une part et d'accompagnement des mesures de justice
visant les mineurs d'autre part. Le premier volet va se retrouver à la charge
des collectivités locales sans aucun transfert de fonds correspondants. Il y a
là une volonté délibérée de faire des jeunes les principales victimes de la
crise économique qui se développe.
Elle est allée au-delà du simple devoir de solidarité d'un
ministre avec son gouvernement, devenant un vecteur privilégié des messages
autoritaires que l'élite dirigeante veut faire passer à l'opinion. Ainsi, dans
l'affaire du journaliste de Libération emmené brutalement en garde-à-vue
pour une banale affaire de diffamation, déclarant que les policiers n'avaient
rien à se reprocher, y compris pour avoir menotté le journaliste devant sa
famille. Ce qui constitue un avertissement clair aux médias.
Et encore plus lorsqu'elle reprendra le travail seulement
cinq jours après avoir accouché. Une décision aux implications politiques
évidentes, qui cherche à « donner l'exemple » à la classe ouvrière et
qui mine le droit au congé de maternité, dans la droite ligne du slogan
cynique, « travailler plus pour gagner plus ».
La candidature de Dati aux Européennes est présentée dans
toute la presse comme une chute en disgrâce.Ce départ correspond à la situation
de plus en plus délicate de l'UMP au pouvoir, les tensions internes en sont
exacerbées alors que le pouvoir a de plus en plus besoin de donner une image de
fermeté.
L'opposition parmi les juges et les fonctionnaires de la
justice a atteint un niveau élevé, ce qui ne peut qu'inquiéter un pouvoir qui
s'appuie de plus en plus sur la répression. En novembre 2008, plus de 500
magistrats avaient signé une pétition demandant la fin des pressions
personnelles exercées par le ministre contre eux ainsi que des excuses pour les
critiques qu'elle avait publiquement faites contre des magistrats. Le 23
octobre, lors d'une journée d'action largement suivie, les magistrats, rejoints
par les autres professions judiciaires, déclaraient leur opposition à son « action
catastrophique », sa « politique menée sans aucun moyen [et] qui met
en danger la démocratie ».
Le taux d'approbation de Sarkozy est tombé aux alentours de
40 pour cent, dans les grandes manifestations, de nombreux manifestants le
prennent directement à partie dans leurs pancartes. Il cherche donc à la
remplacer par quelqu'un de moins controversé qui pourrait peut-être inciter les
personnels de justice dont il a tant besoin à rester à leur place, tout en
veillant à ne pas donner de signes d'encouragement aux mouvements de protestation :
un départ précipité aurait pu laisser entendre que des concessions peuvent être
obtenues par la mobilisation.
Le fait qu'il ait lui-même annoncé la candidature de Dati
suit la même logique : il cherche coûte que coûte à présenter un pouvoir
ferme, jamais pris au dépourvu. Plus la population se détachera de lui, et plus
il se montrera autoritaire avec ses collaborateurs et l'opposition officielle.
Et ceux-ci ne pourront qu'accepter ce traitement, de peur d'encourager des
résistances populaires qui leur échapperaient.