Le président français Nicolas Sarkozy poursuit ses atteintes
aux libertés publiques en engageant une réforme de la justice pénale qui, sous
prétexte d'améliorer la protection des libertés individuelles, la rendra moins
indépendante.
Ce projet, qu'il a annoncé le 7
janvier lors de la rentrée solennelle de la Cour de cassation (la plus haute
juridiction judiciaire), aura pour principale mesure la disparition du juge
d'instruction remplacé par « un juge de l'instruction, qui
contrôlera le déroulement des enquêtes mais ne les dirigera plus ».
Ce qui ne peut signifier qu'une chose : la direction des enquêtes sera
laissée au parquet.
Le parquet, aussi appelé ministère public, est une
organisation très hiérarchisée qui regroupe les magistrats (les procureurs et
leurs substituts) chargés de diriger les enquêtes de police et de requérir une
peine contre l'accusé. Il est à la jonction entre le pouvoir exécutif et le
pouvoir judiciaire. Selon l'article 30 du code de procédure pénale, il est
placé sous l'autorité du ministre de la Justice et doit appliquer la politique
pénale décidée par le gouvernement. Il n'instruit les affaires qu'à charge.
Le juge d'instruction, créé par le Code Napoléon de 1808,
fait partie des magistrats « du siège » c'est-à-dire ceux qui
bénéficient de l'inamovibilité (les juges). Il intervient dans les affaires les
plus graves, les plus complexes (les crimes et certains délits) qui
représentent 5 pour cent du total des affaires traitées. C'est une institution
spécifique aux systèmes juridiques dits « inquisitoires » (par
opposition au système « accusatoire » anglo-saxon) comme les systèmes
français, belge, ou encore le système italien jusqu'en 1989, date à laquelle
celui-ci fut réformé.
Dans un système inquisitoire
moderne, les tribunaux conservent une petite partie de leurs prérogatives de
l'Ancien Régime. En théorie, la justice pénale n'est pas censéeêtre là,
seulement pour départager des plaignants sur la base des arguments qu'ils lui
présentent, mais pour aller rechercher elle-même des éléments de la vérité
avant le procès et ne déterminer qu'ensuite qui a tort et qui a raison.
En conséquence, les juges d'instruction y sont dotés de
pouvoirs étendus pour instruire les affaires « à charge et à
décharge ». Une fois saisis d'une affaire par le
procureur ou un
plaignant, ils peuvent perquisitionner, interroger qui ils souhaitent, placer
les personnes en détention provisoire, et peuvent ordonner l'usage de la force
publique pour exécuter ces décisions.
Un rapport précisant le contenu de la réforme devrait être
rendu en juin. Ce dont on peut déjà être sûr c'est que les personnes mises en
examen auront beaucoup moins de chances de prouver leur innocence si la seule
enquête à leur décharge doit être menée à leurs frais et par un avocat qui ne
jouira pas d'autant de possibilités d'action que le parquet.
On peut également supposer qu'il
sera encore plus difficile de prouver les atteintes aux droits des personnes
commises par l'État, que ce soit dans la répression des mouvements de
contestation qui s'amplifient actuellement ou dans les opérations militaires à
l'étranger.
Très peud'avocatsse
sont prononcés en faveur de cette réforme, alors qu'ils ont encore plus intérêt
que les magistrats à obtenir des garanties sur l'indépendance de la justice. La
chaîne publique France 2 a dû aller jusqu'à interviewer l'avocat personnel de
Sarkozy, Thierry Herzog (sans préciser ce détail) pour trouver quelqu'un de
favorable.
Avant 1896, les inculpés n'avaient pas droit à l'aide d'un
avocat quand ils étaient entendus par le juge d'instruction, qui était peu
contrôlé – Balzac pouvait le qualifier de « personnage le plus
puissant de France ». Par la suite, des réformes successivesont réduit ses pouvoirs. En 2000 un poste
de Juge des libertés a été créé, il autorise les mesures de mise en détention
provisoire ou d'écoutes téléphoniques ; en 2001 on a créé une chambre de
l'instruction devant laquelle les personnes mises en examen peuvent contester
les décisions des juges d'instruction et ceux-ci travaillent systématiquement
en équipes depuis 2004. Il y a donc un autre motif à cette réforme que la
défense des libertés.
Dans un entretien avec le
journaliste Karl Laske de Libération, la juge Eva Joly qui avait
notamment instruit l'affaire Elf a déclaré : « Le véritable projet
est de bâillonner et de supprimer les contre-pouvoirs en France. Seuls 5 pour
cent des affaires viennent devant le juge d'instruction. Mais ce sont les
dossiers compliqués, qui ne concernent pas la délinquance ordinaire. Pourquoi
penser que la défense des libertés individuelles serait, dans une affaire,
mieux assurée par le parquet et la police qu'avec un juge d'instruction
indépendant, contre lequel il existe des recours ? Le juge est une personne
identifiée, nommée par décret, après avis conforme du Conseil supérieur de la
magistrature [l'autorité qui est également en charge de juger leurs fautes
professionnelles], qui mène l'enquête, contrairement aux policiers ou aux
parquetiers qui peuvent être mutés, sont interchangeables, et n'offrent pas une
garantie de continuité ».
Elle poursuit : « Si le
souci était de mieux garantir les libertés individuelles, il faudrait plutôt
mettre fin à la possibilité pour les policiers ou le parquet de placer en
garde-à-vue nos concitoyens pour outrages. Ou encore se pencher sur les
comparutions immédiates. On y juge encore le vol de deux bouteilles de
shampoing restituées. La commission sur l'affaire d'Outreau n'a pas non plus
préconisé la suppression du juge d'instruction. À l'époque d'Outreau, c'est un
système entier qui avait dysfonctionné. »
La dramatique affaire d'Outreau
en 2004-2005, où 17 personnes avaient été accusées de violences sexuelles
contre des enfants sur la base de témoignages qui se sont tous révélés infondés
lors du procès, avait été l'occasion pour le pouvoir d'imputer à la seule
fonction de juge d'instruction tous les manques du système judiciaire.
Cette réforme ne fait pas non
plus l'unanimité au sein du parquet : à Nancy le 9 janvier, durant l'audience
solennelle de rentrée du Tribunal de grande instance qui réunissait les
magistrats du siège et du parquet, la présidente du tribunal, Marie-Agnès
Crédoz, a déclaré sa « grande interrogation sur le sens du discours du
chef de l'État, » ajoutant : « L'indépendance est la seule
garantie d'une bonne justice, puisqu'elle oblige à l'impartialité, à
l'objectivité, à la neutralité, mais qu'elle met aussi le juge à l'abri de
l'intrusion d'autres pouvoirs. Tous les magistrats présents se sont alors levés
pour applaudir, à l'exception du procureur de Nancy, Raymond Morey.
Cet événement a également mis en
évidence le poids de la hiérarchie sur le parquet : après le discours, le
procureur Morey a rapidement convoqué les membres du parquet en groupe pour les
sermonner, puis ils ont reçu une seconde convocation devant le procureur
général Christian Hassenfrantz pour le même motif. La réforme confierait la
direction des enquêtes à des gens que l'on ne laisse pas même applaudir
librement.
Les juges d'instruction dans leur
version actuelle participent à la garantie d'une justice indépendante. Mais
cette garantie reste toute relative lorsque le pouvoir politique veut y faire
obstruction. Le juge Éric Halphen avait ainsi abandonné ses fonctions devant
les obstacles rencontrés durant l'enquête sur les HLM de Paris qui impliquait
le président Chirac et d'autres hauts responsables de la droite.
L'existence de ces juges n'est pas non plus une garantie d'ouverture
des poursuites lorsque des intérêts très hauts placés sont en jeu. L'un des cas
les plus graves de déni de justice concerne le massacre des Algériens de Paris
en octobre 1961, ordonné par le préfet Maurice Papon, qui n'a jamais donné lieu
à une enquête. Il a fallu attendre 1999 pour que ces faits soient évoqués
devant un juge, et ce ne fut pas pour juger Papon mais au cours d'un procès en
diffamation qu'il avait intenté – et perdu – contre l'historien
Jean-Luc Einaudi [Cf. A
qui profite le silence ? Maurice Papon et le massacre d'octobre].
Certains juges d'instruction,
démontrant un véritable mépris pour les droits démocratiques, ont par ailleurs
abusé de leur pouvoir, utilisant par exemple la détention préventive comme
moyen de pression alors que l'article 137 du code de procédure pénale ne
prévoit cette mesure qu’« à titre exceptionnel ». [Cf. France
: Le Juge Bruguière - de l'utilisation de l'anti-terrorisme comme instrument
politique].
En outre, l'indépendance
juridique n'est pas garante d'indépendance politique, et n'a pas empêché
certains d'entamer une carrière politique tout à fait conventionnelle :
Éva Joly est maintenant conseillère du gouvernement norvégien et liée au Parti
vert. Bruguière a soutenu Sarkozy en 2007 et s'est présenté sous l'étiquette
UMP aux élections législatives qui ont suivi – sans être élu. Halphen
avait un temps soutenu le nationaliste de gauche Jean-Pierre Chevènement en
2002.
Les juges d'instruction constituent néanmoins un
impondérabledans le jeu de
la démocratie bourgeoise française. Ils ont pu révéler de nombreuses affaires
de financement occulte concernant tous les grands partis politiques du PCF à
l'UMP. La réforme annoncée par Sarkozy semble montrer que lorsque cette
démocratie est en crise elle ne peut plus se permettre ce genre de luxe.
Plusieurs affaires de grande ampleur sont actuellement en
cours et leur élucidation serait sérieusement compromise si cette réforme
devait aboutir : l'affaire Clearstream [Cf. :
L'affaire Clearstream: la droite française en crise], l'affaire de l'UIMM
[lien anglais : France:
corruption scandal hits employers' federation, unions] ou encore l'affaire
Total (une affaire de commissions occultes versée pour obtenir des marchés en
Irak ou en Russie sur laquelle enquête le juge Philippe Courroye depuis 2002).