Le gouvernement allemand et les partis d’opposition ont
pendant des semaines menti au public sur les vrais dessous de l’attaque aérienne
qui a fait jusqu’à 142 victimes, le 4 septembre, à proximité de la ville
afghane de Kunduz.
Il est clair maintenant que le colonel de la Bundeswehr
(l’armée allemande) Georg Klein, qui avait donné l’ordre de cette frappe
aérienne, l’avait fait dans le but explicite de tuer les nombreuses personnes
entourant deux camions-citernes détournés et embourbés dans un banc de sable.
Le gouvernement allemand le savait depuis le début et les partis de
l’opposition parlementaire l’ont su au plus tard le 3 novembre. Tous ont
néanmoins affirmé jusqu'au weekend dernier que c’étaient les deux camions-citernes
qui étaient visés par l’attaque aérienne et que les nombreux morts que celle-ci
avait faits n’étaient que des « victimes collatérales ».
La nuit même de l’attaque, le colonel Klein avait rédigé un
rapport dans lequel il est dit sans équivoque : « Le 4 septembre à 1h
51 j’ai pris la décision d’anéantir, en faisant intervenir l’armée de
l’air, deux camions-citernes détournés ainsi que les INS se trouvant près
des véhicules », INS (abréviation de Insurgent -- insurgés) désignant les
rebelles. Plus loin dans le rapport, il explique plus clairement encore, qu’il
a ordonné le bombardement afin « d’atteindre des ennemis de la
reconstruction ».
Ce rapport se trouvait le lendemain sur le bureau de celui qui
était ministre de la Défense à ce moment, Franz Josef Jung (CDU). Celui-ci
prétendit malgré tout que la cible des bombes avaient été les deux camions-citernes
embourbés et que, par leur destruction, Klein avait voulu empêcher un attentat
suicide qui menaçait le camp militaire allemand se trouvant à 7 kilomètres.
Jung nia aussi obstinément que l’attaque avait fait des victimes civiles, bien
que des journalistes, les autorités locales et l’armée américaine avaient
démontré le contraire depuis longtemps.
Quelques jours plus tard, la chancelière allemande Angela
Merkel s’exprima sur le bombardement de Kunduz dans une déclaration officielle
et s’opposa avec une véhémence peu ordinaire à toute critique, qu’elle vienne
d’Allemagne ou de l’étranger.
Le 28 octobre, l’OTAN présentait un rapport officiel portant
la signature du commandant de l’Isaf (International Security Assistance Force),
Stanley McChrystal. Ce rapport disait lui aussi, sans laisser de doute, que
l’attaque était dirigée contre ceux qui se trouvaient autour des camions et non
pas contre les camions eux-mêmes.
Selon ce rapport, le colonel Klein avait reçu peu après minuit
l’information que près des camions-citernes se trouvaient environ 80
combattants talibans et « plusieurs dirigeants talibans connus ». Sur
quoi, Klein avait ordonné l’attaque aérienne. Le rapport dit à ce propos que
l’attaque avait « pour cible les gens et non pas les véhicules » et
fait cette critique : « L’intervention du soutien aérien pour
combattre des rassemblements humains importants, sans qu’il existe une menace
imminente pour les propres forces armées, ne sont pas compatibles avec les
intentions ni avec les consignes du commandant de l’Isaf. »
Le successeur de Jung, Karl-Theodor zu Guttenberg (CSU) s’appuya
sur ce rapport dans sa défense publique de l’attaque aérienne, une semaine
après sa prise de fonctions, le 6 novembre. Il savait donc que l’attaque avait
pour cible les gens amassés autour des camions. Il la désigna cependant comme
« militairement adéquate » et alla jusqu’à affirmer qu’il
« aurait forcément dû y avoir » une frappe aérienne même si Klein
n’avait pas – comme le dit le rapport de l’Otan – commis des fautes de
procédures.
Les principaux représentants des diverses fractions parlementaires
avaient eux aussi pris connaissance du rapport de l’Isaf à ce moment-là et
avaient même disposé d’une traduction en allemand comme le fit savoir
Guttenberg. Mais on continua tout de même à cacher au public allemand les
vraies raisons du bombardement de Kunduz.
Ce n’est que trois semaines plus tard qu’apparurent de
nouveaux détails. Le quotidien Bild rapporta, se servant d’un rapport
délivré le 9 septembre par la gendarmerie, que l’armée allemande avait connu
très tôt l’existence de victimes civiles. Le ministre Jung, qui dans
l’intervalle était devenu ministre du Travail du nouveau gouvernement, donna
alors sa démission et Guttenberg démis l’Inspecteur général de la Bundeswehr, Wolfgang
Schneiderhan et le secrétaire d’Etat à la Défense, Peter Wichert, de leurs
fonctions. La raison donnée pour leur limogeage étant qu’ils lui auraient
dissimulé l’existence de ce rapport et d’autres – ce que tous deux nient.
Guttenberg « corrigea » alors son jugement de
l’attaque aérienne. Il déclara devant le parlement que celle-ci n’avait pas été
adéquate. Mais il protégea néanmoins le colonel Klein et certifia que celui-ci
« avait agi en toute bonne foi ». Guttenberg assura à plusieurs
reprises les visiteurs en uniformes qui se trouvaient dans la tribune du public
qu’il ne « laisserait pas tomber » Klein.
A la fin de la semaine dernière finalement, le magazine
d’information Spiegel et le quotidien Süddeutsche Zeitung publièrent
des extraits du rapport de Klein et de celui de l’Otan qui firent s’effondrer
en partie la construction mensongère érigée jusque-là. Guttenberg dut alors
admettre lui aussi que l’attaque aérienne avait eu pour cible le groupe
nombreux se trouvant autour des camions et qu’il l’avait su depuis sa prise de
fonctions.
L’armée allemande avait de bonnes raisons d’induire le public
en erreur. Le massacre de Kunduz constitue une césure dans l’histoire de la
Bundeswehr et il a trait à la conception politique qui lui sert de fondement.
Il soulève des questions juridiques, politiques et historiques de fond que la
Bundeswehr ne veut pas discuter publiquement, parce qu’il n’existe aucune
majorité dans le public pour ses positions.
Depuis les horreurs de la Deuxième Guerre mondiale et les
crimes commis par la Wehrmacht, il y a jusqu’à ce jour en Allemagne une
répulsion largement répandue vis-à-vis du militarisme et de la guerre. La
Bundeswehr ne put être fondée en 1955 que face à la résistance massive de la
population et avec de sévères contraintes. Elle devait être une armée purement
défensive, soumise au contrôle du parlement et ayant en permanence besoin d’une
légitimation démocratique.
Jusqu’à la réunification allemande, une intervention de la
Bundeswehr en dehors du champ d’action de l’Otan était considérée comme une
enfreinte à la Constitution. Lorsque cette interdiction fut atténuée dans les
années 1990 et finalement levée, les interventions militaires à l’étranger
furent présentées comme des missions de paix. L’Isaf, qui se base sur un mandat
des Nations unies, est elle aussi considérée officiellement comme une mission
de sécurité et de construction devant soutenir l’actuel gouvernement afghan
dans l’établissement et le maintien d’un environnement sûr. Larguer des bombes
sur un rassemblement humain et cibler des opposants pour les éliminer sont incompatibles
avec ce cadre d’action.
Le ministre de la Défense Guttenberg a réagi à l’effondrement
de son échafaudage mensonger par la fuite en avant. Le weekend dernier, il a
donné de nombreuses interviews et est apparu dans plusieurs émissions télévisées.
Il y a catégoriquement rejeté toutes demandes de démission. « Je resterai
assurément debout, même si le temps est à la tempête. C’est ainsi que j’ai été
élevé – et c’est aussi comme cela que j’agirai dans ce cas », dit à la
chaîne de télévision RTL ce descendant de famille aristocratique.
Dans Bild am Sonntag, il prit fait et cause pour des
« règles plus réalistes » pour la Bundeswehr en Afghanistan. Ce qui jusque-là
avait lieu dans une zone d’ombre juridique doit maintenant être officiellement
légitimé. Guttenberg dit qu’il avait indiqué à maintes reprises qu’il existait
en Afghanistan des « conditions semblables à une guerre » et dans de
telles conditions « le recours aux armes contre d’autres hommes n’est pas
à exclure ». Les soldats « ne comprenaient que difficilement le
fait qu’ils devaient s’attendre à des poursuites judiciaires malgré que leur
comportement fût conforme au mandat ».
Guttenberg répliqua aux représentants du SPD (Parti
social-démocrate) et des Verts qui exigeaient sa démission qu’ils avaient su
dès le 3 novembre que c’étaient les talibans qui étaient la cible du
bombardement. La Süddeutsche Zeitung commenta ces propos disant que
Guttenberg « faisait partager la responsabilité [de l’attaque] au SPD, au
parti de Gauche et aux Verts » et que son message à l’opposition
était : « vous êtes assis dans le même bateau. »
Gutenberg essaya aussi d’intimider ceux qui le critiquaient en
les menaçant de la colère de la troupe. Il se servit en cela de la vieille
méthode qui consiste à présenter tout opposant de la guerre comme un ennemi des
soldats qui y risquent leur vie. Il déclara ainsi à Bild am Sonntag que
les soldats avaient besoin « du soutien entier de la patrie » ainsi
que de « protection et de sécurité du point de vue légal ».
Vendredi dernier, Guttenberg emmena l’ensemble des porte-parole
de la commission parlementaire pour la Défense faire une brève visite au camp
militaire allemand de Kunduz. Le but officiel de cette visite était de
solliciter la compréhension des soldats pour la commission d’enquête qui s’est
constituée le 16 décembre. Selon des informations publiées par l’armée, il mit
en même temps en garde contre un discrédit des soldats par le travail de la
commission. La presse était exclue de la rencontre.
Cette mise en garde au nom de l’armée à une commission démocratiquement
élue sent la dictature militaire.
Le débat a entre-temps commencé dans les médias pour savoir si
l’élimination ciblée de rebelles est juridiquement permise. Tandis que Heribert
Prantl, le rédacteur responsable de la politique intérieure du Süddeutsche
Zeitung qui est juriste de formation en vient à la conclusion que tant
l’élimination ciblée d’adversaires que la prise en compte de victimes civiles
sont clairement contre le droit en vigueur, l’expert en droit du quotidien taz,
proche des Verts, défend la conception opposée. Le mandat parlementaire et les
règles d’intervention de l’Isaf permettent l’élimination ciblée de combattants
ennemis, affirme Christian Rath. Les réserves de l’Allemagne vis-à-vis des règles
de l’Isaf, qui ne permettent l’utilisation des armes en vue de tuer que pour se
défendre en cas d’attaque, avaient déjà été levées sans bruit au mois d’avril.
Le quotidien conservateur FAZ lui aussi est d’avis que
« L’Allemagne se trouve en Afghanistan dans une mission de guerre, et
c’est pourquoi il est fondamentalement permis à la Bundeswehr d’éliminer des
adversaires combattants de façon ciblée ».
Durant l’été, le gouvernement allemand avait modifié la
soi-disant « Carte de poche » qui résume pour les soldats les
« principes de l’usage de la force militaire ». Il y a des éléments
montrant que ce changement a encouragé le colonel Klein à ordonner le raid. Le
quotidien Leipziger Volkszeitung cite ainsi une source anonyme du centre
de commandement de l’armée à Potsdam : « Le colonel Klein a dû se
sentir assurément encouragé à intervenir de façon énergique par les récentes
consignes gouvernementales. »
Sous cet aspect, la décision du parquet qui mène actuellement
l’enquête sur Klein sera d’une grande importance. Si l’enquête est suspendue ou
si elle aboutit à un non-lieu, cela reviendrait à donner carte blanche à
l’armée allemande pour qu’elle puisse tuer à loisir.
Klein a pris la décision de faire périr plus d’une centaine de
personnes sur la base de critères extrêmement ténus. Selon les informations
disponibles jusque-là, il s’est appuyé sur un seul informateur qui se trouvait
à proximité des camions-citernes et qui a communiqué avec lui par
l’intermédiaire de deux personnes – un traducteur et un autre agent. Cet
informateur aurait assuré Klein qu’il ne se trouvait autour des camions que des
« talibans ».
Cette information – si elle a existé – était fausse. Il a été
démontré depuis que se trouvaient aussi parmi les victimes des civils et des
enfants. La séparation faite entre « talibans » et civils est de
toute manière très vague. Selon des articles du Spiegel, qui a fait des
recherches parmi les victimes de l’attaque, la différence entre talibans et
villageois est mouvante. De toute évidence, les habitants des villages afghans
résistent de plus en plus aux forces d’occupation. Le magazine d’information
cite ainsi Mohammed Daud Ibrahimi, un membre des services secrets
afghans : « Les gens contre lesquels nous nous battons la nuit sont
le jour de bons fermiers qui cachent leurs fusils dans l’armoire. »
Ce furent seulement des représentants du gouvernement
particulièrement proches du régime corrompu d’Hamid Karzaï qui s’exprimèrent
favorablement sur l’attitude allemande.