Les mémos de l’administration Bush rendus publics jeudi
dernier par le département américain de la Justice démontrent que Washington a
pratiqué, de manière délibérée et systématique, la torture durant des années.
Les documents, rédigés par des avocats de l’Office of Legal
Counsel (OLC) pour la Central Intelligence Agency (CIA), montrent clairement
que la CIA pratiquait la torture avant et au moment où les mémos ont été écrits
en 2002 et 2005.
Ils dévoilent aussi que les officiels de l’administration
Bush étaient tout à fait conscients que les méthodes discutées pouvaient être
interprétées comme de la torture. Ils ont ainsi tenté de développer après coup
une justification pseudo-légale pour des actes de torture particuliers, en
provocation des lois américaines et internationales.
« Les étapes
du processus d’interrogation »
Un mémo daté du 10 mai 2005 décrit « l’interrogatoire
spécial ». Il vient largement corroborer les conclusions d’un rapport
récemment divulgué du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) qui
présente les diverses violations du droit international commises par
l’administration Bush dans la « guerre au terrorisme ».
Le mémo, qui cite des sections d’un document intitulé
« Background Paper », décrit l’enlèvement des prisonniers et leur
transfert vers des prisons secrètes :
« Avant d’être envoyé sur le lieu de l’interrogation,
le détenu subit un examen médical. Il est ensuite “menotté et on l’empêche de
voir et d’entendre à l’aide de bandeaux, de cache-oreilles et de cagoules”
durant le vol… Arrivé sur les lieux, le détenu “se retrouve sous le contrôle
total d’Américains” et est l’objet de procédures “précises, silencieuses et
presque austères”… Sa tête et son visage sont rasés ; on documente à
l’aide de photos son état physique alors qu’il est nu… »
A ce moment, « trois techniques d’interrogation sont
généralement employées » afin d’initier le détenu à la torture en « “démontrant
[au détenu] qu’il n’a aucun contrôle sur ses besoins humains fondamentaux” et
en l’incitant à “apprécier son bien-être, son confort et ses besoins immédiats
davantage que l’information qu’il détient”. La nudité, la privation de sommeil
(en menottant le détenu et, du moins à certaines occasions, en lui faisant
porter une couche) et le contrôle de l’alimentation sont les trois techniques
utilisées pour créer cette situation. »
Le mémo décrit ensuite en quoi consiste « un
interrogatoire par excellence ». Celui-ci débute par des menaces de
violence, un acte illégal d’après le droit américain et international.
« Les interrogateurs retirent la cagoule et
expliquent au détenu qu’il peut améliorer son sort s’il coopère et… que les
interrogateurs “vont faire ce qui est nécessaire pour obtenir l’information
importante”. » Le mémo poursuit ensuite : « Aussitôt que le
détenu transgresse les instructions des interrogateurs, ceux-ci le giflent à la
figure ou le frappent à l’abdomen. Ils le projettent contre un mur [à l’aide
d’une corde et d’un collier attaché à son cou] s’il est clair que le détenu ne
coopère pas… Cette séquence “peut être répétée à plusieurs reprises pour
évaluer le degré de résistance [du détenu]… Les interrogateurs… placent ensuite
le détenu en position debout pour l’empêcher de dormir, commencent à manipuler
son alimentation… et le laissent nu (excepté une couche). Cela conclurait la
première séance d’interrogation, qui peut avoir duré de 30 minutes à plusieurs
heures.” »
Le mémo explique ensuite que la deuxième séance pourrait
débuter une heure plus tard. Les interrogateurs ont alors recours plus
rapidement aux corrections physiques (les gifles et les coups à l’abdomen) et
continuent à projeter le détenu contre le mur.
« Les interrogateurs mettent ensuite davantage de
pression sur le détenu en l’arrosant à l’aide d’un boyau durant plusieurs
minutes. Ils cessent et reprennent cet acte au long de l’interrogatoire. Ils
mettent ensuite un terme à la séance en plaçant le détenu dans les mêmes
conditions qu’à la fin de la première séance; il est privé de sommeil est étant
maintenu debout [ses mains sont menottées au plafond], il est nu (excepté une
couche) et sa nourriture est modifiée. Cette séance pourrait elle aussi avoir
duré de 30 minutes à plusieurs heures. »
Cette étape est suivie par d’autres séances lors desquelles
les coups, les violentes poussées au mur et l’arrosage de la personne sont
considérablement intensifiés. Le processus, conclut le mémo, « peut durer
30 jours [à moins] que plus de temps ne soit requis ».
Les mémos prétendent instaurer des paramètres pour la
simulation de noyade, une méthode de torture dans laquelle les agents versent
de l’eau sur la bouche bâillonnée d’un individu couché, simulant ainsi la
suffocation et la noyade. Selon le mémo, les méthodes utilisées doivent être
limitées à des cas où la CIA croit que le suspect est au courant d’une attaque
terroriste imminente et que « d’autres méthodes d’interrogation n’ont pas
réussi » à casser le suspect.
Mais, vu que les interrogateurs de la CIA déterminent
eux-mêmes ces critères, l’utilisation potentielle de cette méthode est
illimitée.
Les deux mémos écrits en 2005 ne laissent aucun doute que
la pratique de la simulation de noyade était beaucoup plus répandue que
l’administration Bush ne l’admettait et qu’elle s’est poursuivie jusqu’au moins
en 2005.
Une défense
légale qui n’a rien de nouveau
Les trois premiers mémos signés par les avocats de l’OLC,
Jay Bybee et Steven G. Bradbury — l’un fut écrit le 1er août 2002 et les deux
autres datent du 10 mai 2005 — portent principalement sur les conséquences
légales potentielles de la violation de la Section 2340A du titre 18 du Code
des Etats-Unis, qui définit la torture et la rend illégale.
Le quatrième mémo, écrit le 30 mai 2005, se penche sur les
conséquences potentielles de la loi internationale sur les méthodes de la CIA,
spécifiquement l’article 16 de la Convention
des Nations unies contre latortureet autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants (ci-après
la « Convention des Nations unies ») dont les Etats-Unis sont
signataires ainsi que la relation entre cette loi et la Constitution
américaine.
Toute analyse objective de la Section 2340A ne laisse aucun
doute que les méthodes de la CIA violent la loi américaine. La loi stipule, en
partie :
« la “torture” signifie un acte commis par une
personne qui agit sous le couvert de la loi qui tente spécifiquement d’infliger
de la douleur ou de la souffrance physique intense ou mentale… sur une autre
personne qui est sous sa garde ou sous son contrôle physique ; “douleur ou
souffrance mentale intense” signifie un dommage mental prolongé causé par ou
résultant de A) l’infliction intentionnelle ou la menace d’infliction de
douleur ou de souffrance physique intense… C) la menace d’une mort
imminente. »
Les mémos analysent, dans des détails qui lèvent le cœur,
chaque forme particulière de torture et concluent maintes fois que ces méthodes
n’infligent pas une souffrance suffisamment « intense » qui ne
respecte pas le code américain de la définition de la torture.
De manière encore plus stupéfiante, les mémos prétendent
que vu que ce n’était pas l’intention spécifique des tortionnaires d’infliger
la douleur et la souffrance, mais de recueillir de l’information, aucun
interrogateur n’a violé la loi. En utilisant cet argumentaire, arracher des
dents, des ongles ou démembrer un corps tomberait aussi en dehors du champ
d’application de la loi, en autant que ces formes de torture soient destinées à
une fin, plutôt qu’une fin en soi.
Les affirmations pseudo-légales qui tentent de libérer les
tortionnaires des contraintes de la loi internationale et de la constitution
sont toutes douteuses.
L’argument central du quatrième mémo est qu’étant donné que
la Convention des Nations unies s’applique aux territoires sous la juridiction
américaine, elle ne peut s’appliquer aux prisons secrètes américaines où la
torture a pris place, ces territoires se trouvant dans d’autres Etats
souverains comme l’Afghanistan, la Pologne, le Maroc et la Thaïlande.
Conséquemment, selon l’administration Bush, les lois entérinées par les
Etats-Unis dans la Convention des Nations unies ne s’appliquent pas.
C’est un mensonge. Les prisons militaires secrètes
américaines étaient entièrement sous le contrôle des Etats-Unis. Cependant, les
élites dirigeantes locales, en vertu d’avoir permis aux Etats-Unis de torturer
sur leur territoire, font partie du crime et doivent aussi faire l’objet d’une
enquête.
Dans la même ligne, le mémo affirme qu’étant donné que la
« guerre au terrorisme » n’est pas une guerre normale, elle n’est pas
assujettie aux interdits de torture énoncés dans les Conventions de Genève.
Un autre argument d’importance est élaboré dans le
quatrième mémo qui cite une réserve faite par le Sénat américain quant à la
Convention des Nations unies, réserve qui stipulait que pour les Etats-Unis,
les « peines ou traitements cruels, inhumains ou
dégradants » interdits par la Convention seraient
définis par le cinquième, le huitième et le quatorzième amendements de la Constitution
américaine.
Personne ne sera surpris que Bradbury dans son mémo indique
qu’aucun de ces amendements n’interdit les gestes sous considérations. En
d’autres mots, ni les lois internationales ou les lois américaines interdisant
la torture ne s’appliquent aux prisonniers de la « guerre au terrorisme ».
Toutefois, pour ne rien laisser au hasard, le mémo note que
la CIA a « demandé si les techniques d’interrogation en question
violeraient » la Convention des Nations unies si les affirmations
radicales du département de la Justice américain ne résistait pas une révision
par les cours. Complaisamment, le procureur du département de la Justice a
trouvé, encore une fois, qu’aucune des formes de tortures ne violait la
Convention des Nations unies interdisant la torture.
Sur la question du cinquième amendement, le département de
la Justice a déclaré que les méthodes utilisées sur les suspects de terrorisme
ne pouvaient pas « choquer la conscience », ce qui est
traditionnellement la norme légale pour déterminer les violations du principe
du traitement équitable, puisqu’elles étaient nécessaires pour empêcher la
possibilité d’une attaque terroriste.
Malgré que Washington n’ait jamais présenté la moindre
preuve crédible que ses violations de la loi et des droits de l’homme aient
empêché une attaque terroriste, il faut noter que, dans l’histoire moderne,
tous les régimes qui ont torturé de façon systématique, y compris l’Allemagne
nazie, ont toujours déclaré que cette pratique était nécessaire pour des
questions de sécurité nationale.
La présence de
personnel médical
Les mémos prouvent, sans l’ombre d’un doute, que le
personnel médical de la CIA a été impliqué de proche dans la torture. Ces mémos
viennent confirmer la preuve présentée dans le rapport du CICR.
Le CICR avait noté que « Le rôle d’un médecin ou de
tout autre professionnel de la santé qui doit soigner un détenu est
explicitement de le protéger de tels mauvais traitements et on ne peut invoquer
de circonstances exceptionnelles pour ne pas se soumettre à cette
obligation. »
Et plus loin, « tout processus d’interrogation qui
demande un professionnel de la santé pour se prononcer sur la capacité d’un
individu à subir une telle procédure ou qui demande la présence d’un
professionnel de la santé pour superviser la procédure elle-même, doit
comporter des risques intrinsèques pour la santé. En tant que tel, un tel
processus d’interrogation est contraire à la loi internationale et la
participation de personnel de la santé à un tel processus est contraire aux
normes internationales de l’éthique médicale. »
Le deuxième mémo sur la torture de l’OLC note :
« Le personnel médical et les psychologues sont sur place tout au long des
interrogatoires (et comme il est détaillé plus loin, ils sont physiquement
présents ou au moins sont des observateurs lors de l’application de plusieurs
techniques, y compris toutes les techniques impliquant un contact physique avec
les détenus). »
Les mémos sont remplis de références au personnel médical
et aux psychologues. Ils ne laissent aucun doute que le but premier des
docteurs, des infirmières et autres professionnels de la santé présents lors
des interrogatoires n’était pas d’offrir une aide médicale, mais de juger de la
souffrance physique et mentale que pouvait supporter le torturé avant d’en
mourir ou d’en être handicapé.
La présence de médecin aux prisons secrètes rappelle
immédiatement à la mémoire les médecins et les scientifiques des camps de
concentration nazis lors de la Deuxième Guerre mondiale.
On doit mener une enquête sur les médecins et les
psychologues de la CIA et les crédits professionnels doivent leur être
immédiatement retirés par les associations professionnelles les gouvernant, y
compris l’Association médicale américaine et l’Association américaine des
psychologues.