Voici la cinquième partie d'une série
d'articles traitants des événements de mai-juin 1968 en France. La première
partie, mise en ligne le 28 mai, traite du développement de la révolte étudiante
et de la grève générale jusqu'à son apogée fin mai. La seconde
partie, mise en ligne le 29 mai, examine la manière dont le Parti
communiste (PCF) et son pendant syndical, la CGT, ont permis au président
Charles de Gaulle de reprendre les choses en main. Les troisième
et quatrième
parties, mises en ligne les 21 juillet et 12 août, s'intéressent au rôle joué
par les pablistes ; les quatre dernières parties examineront le rôle de
l'organisation de Pierre Lambert, l'Organisation communiste internationale
(OCI).
L'organisation communiste internationaliste
(OCI) rompit officiellement avec le Comité international de la quatrième
internationale (CIQI) en 1971, mais la trajectoire politique qu'elle suivit en
1968 était déjà très éloignée de la perspective révolutionnaire qu'elle avait
défendue, aux côtés des autres sections du CIQI, contre le révisionnisme
pabliste au début des années 1950.
Le programme mis en avant par l'OCI en 1968
avait plus de points communs avec les traditions du centrisme et du
syndicalisme français qu'avec le programme révolutionnaire de la Quatrième Internationale.
Avec les soutiens français du Secrétariat unifié pabliste (les jeunesses
communistes révolutionnaires – JCR) emmenés par Alain Krivine et le Parti
communiste international (PCI) dirigé par Pierre Frank, l'OCI porte une large
part de responsabilité dans le fait que la direction stalinienne du Parti
communiste français (PCF) et la Confédération générale du travail (CGT) ont pu
étrangler la grève générale de mai et sauver le régime gaulliste.
L'axe principal de la ligne politique de l'OCI
reposait sur la revendication de l'établissement d'un comité central de grève.
Pour l'accompagner, un appel général à « l'unité », ou, selon la
formule préférée de l'OCI, l'« unité de front de classe ouvrière et de ses
organisations ». Dans les mois décisifs de 1968, c'étaient là les principaux
slogans que l'on pouvait trouver dans toutes les prises de positions et appels
politiques de l'OCI et de ses organisations associées.
L'OCI a résumé son orientation générale de
l'époque dans un livre de 300 pages publié un an après l'année de la grève
générale. L'OCI y concluait : « La stratégie et la tactique du prolétariat
dans la lutte pour le pouvoir […] se résument dans le combat pour l’unité de
front de classe ouvrière et de ses organisations, combat qui, en mai 1968,
revêtait la forme spécifique du mot d’ordre du Comité central national de la
grève générale. »
L'auteur de ce livre publié en tant qu'édition
spéciale du journal de l'OCI Informations Ouvrières est François de
Massot, un membre de premier plan de l'organisation depuis 1950. De Massot
donne une description détaillée des développements au jour le jour et ce livre fournit
des éléments précis sur l'intervention de l'OCI, y compris la reproduction des
appels politiques et des tracts. Il permet de déterminer exactement la ligne
politique de l'OCI. [1]
Le « Front unique de classe »
Léon Trotsky, qui avait fondé la Quatrième
Internationale au cours d'une lutte prolongée contre le centrisme, résumait son
attitude envers la revendication d'un front unique en ces mots : « Le
centriste jure par la politique du front unique en même temps qu'il le vide de
son contenu révolutionnaire et transforme ce qui était une tactique en un
principe général. » En 1932, il écrivait à propos du SAP (Parti des
travailleurs socialistes allemands) : « En tout cas, la politique de front
unique ne peut constituer le programme d'un parti révolutionnaire. Et pourtant,
c'est à cela que se ramène aujourd'hui toute l'activité du SAP. » [2]
Ce reproche s'applique tout autant à
l'activité de l'OCI en 1968. Elle a transformé la politique du front unique, la
faisant passer d'une tactique à son premier principe programmatique. Au nom du front
unique, auquel elle donnait le sens d'unité de tous les syndicats, elle se
dispensait de toute forme d'initiative vraiment révolutionnaire.
C'était le sens de l'étrange formule « pour
un front unique de classe des travailleurs et de leurs organisations » qui
apparaissait rituellement dans tous ses appels et ses prises de position. Tout
en accusant assez correctement les pablistes et les dirigeants étudiants
petits-bourgeois d'ignorer les organisations de masse, elle adoptait une
attitude fétichiste envers ces mêmes organisations et insistait sur le fait
qu'elles constituaient le seul cadre possible de toute lutte entreprise par les
ouvriers.
Déjà à l'été 1967, un grand rassemblement
organisé par l'OCI avait adopté une résolution qui affirmait : « Nous
[…] déclarons solennellement qu’il n’est pas dans notre intention de nous
substituer aux organisations, et principalement aux centrales ouvrières, pour
la réalisation de l’unité d’action, tâche qui, naturellement, incombe aux
syndicats. »
De Massot cite cette résolution dans son livre
et entreprend de la justifier par l'argument selon lequel un syndicat
représente les intérêts de la classe ouvrière, quelle que soit la politique de
sa direction. Il écrit : « Les travailleurs se constituent comme
classe à travers les organisations que, dans la lutte contre l’exploitation,
ils ont édifiées, qui sont le moyen de leur rassemblement contre l’ennemi de
classe. Par leur place objective dans la lutte — c'est-à-dire indépendamment
de la politique de leurs directions momentanées — ces organisations
représentent des positions de la classe ouvrière dans son combat constant
contre l’exploitation. Le Front unique ouvrier ne peut se réaliser qu’à travers
les organisations de classe du prolétariat. » [italiques ajoutés.]
Partant de cette affirmation, l'OCI s'interdit
en 1968 de critiquer le programme bourgeois-réformiste des syndicats. Le seul
reproche qu'elle émit contre les directions syndicales était que les directions
entravaient l'unité des travailleurs. Les initiatives politiques de l'OCI se
bornaient à appeler à une coopération à tous les niveaux entre les différents syndicats.
C'était le sens fondamental de leur revendication d'un comité central de grève,
comme nous le verrons plus tard.
Dans ses tracts et ses appels largement
distribués, l'OCI s'abstint également de toute critique ouverte des partis
stalinien et sociaux-démocrate. Alors que les articles théoriques et les
analyses réservées à un petit cercle de lecteurs traitaient du rôle
contre-révolutionnaire du stalinisme et de la social-démocratie, dans ses
tracts adressés aux masses, l'OCI appelait simplement les dirigeants syndicaux
staliniens et réformistes à s’unir.
L'interprétation du front unique par l'OCI
n'avait rien à voir avec les tactiques développées dans le mouvement marxiste.
En 1922, Léon Trotsky avait expliqué la nécessité du front unique, parlant de « la
nécessité d'assurer à la classe ouvrière la possibilité d'un front unique dans
la lutte contre le capital, malgré la scission inévitable à notre époque des
organisations politiques qui s'appuient sur la classe ouvrière. » [3]
Un an plus tôt, le troisième congrès de l'Internationale
communiste avait insisté pour que le Parti communiste allemand (KPD) adopte la
politique du front unique. Le Comintern avait tiré les leçons de ce que l'on
appela le « Mouvement de mars », un soulèvement du KPD qui était resté
isolé et s'était effondré. Il en avait conclu que le KPD devait d'abord « conquérir »
l'allégeance des masses avant d’être en mesure de prendre le pouvoir. Il
combinait la politique du front unique directement avec la revendication d'un
gouvernement ouvrier, l'intervention dans les syndicats réformistes et un
certain nombre de revendications transitoires, parce que, comme l'expliquait
Trotsky, « Les masses continuent à vivre leur vie quotidienne dans une
époque révolutionnaire, même si elles le font d'une manière assez différente. »
[4]
Dix ans plus tard, Trotsky avait une fois de
plus appelé à adopter la tactique du front unique en Allemagne. Cette fois il
s’agissait d'empêcher Hitler de prendre le pouvoir. Trotsky demanda aux communistes
et aux sociaux-démocrates de former un front unique contre la menace national-socialiste
(nazie) qui planait sur l'Allemagne. Les dirigeants des deux partis refusèrent
fermement une telle mesure. Ce refus des dirigeants staliniens du KPD de
coopérer avec ceux qu'ils appelaient les « sociaux-fascistes » du Parti
social-démocrate (SPD) avait divisé et paralysé la classe ouvrière, rendant
possible la victoire de Hitler.
Dans les deux cas, — le début des années 1920
et le début des années 1930 — le front unique était avancé comme une tactique
et non comme substitut à une stratégie révolutionnaire. Il était limité à une
coopération sur des questions pratiques et ne signifiait pas que le KPD devait
faire passer son propre programme à l'arrière-plan ou se retenir de critiquer
le SPD.
Trotsky ne s'est jamais bercé de l'illusion
que les dirigeants sociaux-démocrates pouvaient être transformés en
révolutionnaires par l'intermédiaire d'un front unique. Au contraire, le front
unique était destiné à détacher les masses de l'influence des dirigeants sociaux-démocrates.
Dans la mesure où les communistes montraient
aux travailleurs sociaux-démocrates qu'ils voulaient, sans plus de conditions,
défendre leurs intérêts au quotidien et former un bloc avec le SPD contre les
fascistes, cela ne pouvait servir qu'à affaiblir la direction du SPD qui
collaborait avec l'Etat bourgeois. Les membres du SPD auraient ainsi l'occasion,
en se fondant sur leur propre expérience, de juger de la valeur de leur
organisation et de sa direction.
Le front unique ne signifiait en aucun cas la
renonciation à une politique révolutionnaire indépendante. Trotsky insista sur
ce point en 1932 : « Au cas où les réformistes freinent la lutte au
détriment évident du mouvement pour contrebalancer la situation et l'état
d'esprit des masses, nous conservons toujours, en tant qu'organisation
indépendante, le droit de mener la lutte jusqu'au bout et sans nos demi-alliés
temporaires. » [5]
Le
syndicalisme au lieu du marxisme
L'OCI transforma la tactique politique révolutionnaire
du front unique en une justification opportuniste de sa propre subordination
aux syndicats. Elle insistait pour que la lutte menée par les ouvriers et les
étudiants soit confinée au cadre de ces organisations, et elle s'abstenait de
toute initiative politique qui aurait pu intensifier le conflit entre les
travailleurs et les appareils syndicaux.
En fait, seule une minorité de travailleurs était
organisée dans les syndicats. En 1968, un peu moins de 30 pour cent de la force
de travail étaient syndiqués (aujourd'hui ce chiffre est de 7 pour cent). Les
deux tiers de l'ensemble des travailleurs et l’écrasante majorité de la
jeunesse n'étaient pas dans les organisations et étaient assez justement
méfiants envers les syndicats. L'OCI était incapable d'offrir une perspective
en dehors des syndicats à ces couches de la population.
Les étudiants étaient envoyés vers la
fédération des étudiants UNEF, qui était dominée par le Parti socialiste unifié
(PSU), de Michel Rocard. Selon de Massot : « Pour organiser cette
résistance, les étudiants disposaient d’un instrument, un syndicat,
l’Union Nationale des Etudiants de France. […] Dès que la lutte
réelle commence pourtant, l’UNEF retrouve toute son importance, en dépit des
hésitations et des faiblesses de sa direction. Par son intervention
responsable, en tant qu’organisation syndicale des étudiants, elle fait de la
lutte contre la répression l’affaire de la masse des étudiants en même temps
qu’elle place les organisations ouvrières devant leurs responsabilités. Elle
est le moyen de la mobilisation des étudiants en même temps qu’elle permet un
véritable combat pour le Front unique. » [italiques dans l'original]
Dans une attaque contre les pablistes, de
Massot écrit, « Se refuser à la lutte pour le front unique des
travailleurs et des organisations, lui opposer une prétendue unité à la base
qui fait purement et simplement abstraction des organisations édifiées par la
classe ouvrière en un siècle et demi de luttes et de sacrifices, des
organisations par lesquelles elle s’est constituée comme classe consciente
d’elle-même et du combat qu’elle livre au capital, et dans lesquelles elle se
rassemble nécessairement pour livrer ce combat, confondre les organisations de
masse et leurs directions bureaucratiques, crier "C.G.T. trahison" et
biffer, d’un geste noble, les syndicats et les partis politiques de la classe
ouvrière de la carte de la lutte des classes, c’est, en fait, fuir le combat contre
la bureaucratie comme le combat contre l’État capitaliste. »
Cette glorification des syndicats présentés
comme des organisations où la classe ouvrière « s’est constituée comme
classe consciente d’elle-même et du combat qu’elle livre au capital » n'a
rien à voir avec la tradition marxiste, elle vient plutôt de la tradition
syndicaliste, qui a une histoire longue et bien connue en France. Le mouvement
marxiste a toujours maintenu une attitude critique envers les syndicats. Déjà
au début du vingtième siècle, Lénine insistait sur le fait que la conscience
syndicale était une conscience bourgeoise de la classe ouvrière, et que dans
les périodes de tension sociale exacerbées (comme ce fut le cas de 1914 à 1918
en Allemagne) les syndicats se tenaient invariablement à la droite la plus extrême
du mouvement ouvrier. [6]
Les syndicalistes français insistaient sur le
principe de non-ingérence des partis politiques dans le travail syndical. En
1906, la CGT avait inscrit le principe de la complète indépendance entre les syndicats
et tous les partis politiques dans sa Charte d'Amiens. Tant que cette
indépendance était dirigée contre le conservatisme croissant et le crétinisme
parlementaire de la social-démocratie, le syndicalisme français possédait un
certain degré de vitalité révolutionnaire. Bien qu'il niât le rôle du parti, il
n'était « rien d'autre qu'un parti anti-parlementaire de la classe
ouvrière » comme le fit un jour remarquer Trotsky. [7]
Cependant, ce ne fut plus le cas lorsque le
principe de l'indépendance politique des syndicats fut dirigé contre
l'influence du parti révolutionnaire. En 1921, Trotsky, alors un membre
dirigeant de l'Internationale communiste, écrivait : « La théorie selon
laquelle il existe une division complète et inconditionnelle entre le travail
du parti et celui des syndicats et qu'ils doivent pratiquer une non-ingérence
mutuelle et absolue est précisément le résultat des développements politiques
en France. C'en est l'expression la plus extrême. Cette théorie s'appuie sur un
opportunisme démesuré.
« Tant que la bureaucratie du travail,
organisée dans les syndicats, conclut des accords salariaux pendant que le
Parti socialiste défend les réformes au Parlement, la division du travail et la
non-ingérence mutuelles sont plus ou moins possibles. Mais aussitôt que les
véritables masses révolutionnaires prennent part à la lutte, ce mouvement
n'assume plus un rôle authentiquement révolutionnaire et le principe de
non-ingérence dégénère dans la scolastique réactionnaire.
« La classe ouvrière ne peut obtenir la
victoire que si elle a à sa tête une organisation qui représente son expérience
historique vivante, et qui soit capable de généraliser théoriquement et de
diriger toute la lutte en pratique. En tenant compte du sens profond de sa tâche
historique, le parti ne peut incorporer que la minorité la plus consciente et
active de la classe ouvrière. Les syndicats, de l'autre côté, cherchent à
incorporer la classe ouvrière dans son ensemble. Ceux qui reconnaissent que le
prolétariat a un besoin urgent de la direction idéologique et politique de son
avant-garde, unie dans le Parti communiste, reconnaissent que le parti doit
également devenir la force motrice des syndicats, c'est-à-dire, à l'intérieur
des organisations de masse de la classe ouvrière. » [8]
Cette tradition syndicaliste a exercé une
influence considérable et durable sur l'OCI. Si l'on en croit Pierre Lambert,
les relations de son organisation avec les syndicats se sont longtemps appuyées
sur des principes plus syndicalistes que marxistes.
Dans une autobiographie écrite vers la fin de
sa vie, Lambert se vantait d'avoir restauré la Charte d'Amiens dans sa propre
organisation en 1947. S'appuyant sur son expérience du travail syndical illégal
durant la guerre puis dans la CGT sous domination stalinienne, il proposa un amendement
lors du congrès de l'organisation trotskyste en France : « j’ai
proposé un amendement qui a été adopté à l’unanimité, substituant aux points 9
et 10 des 21 conditions, la reconnaissance, en France, de l’indépendance
réciproque des partis et des syndicats. » [9]
Les « 21 conditions » sont les
conditions d'adhésion établies par le Second Congrès mondial de l'Internationale
communiste en 1920, qui étaient conçues pour exclure les organisations
réformistes et centristes. Le point 9 obligeait les partis membres à « développer
systématiquement et durablement les activités communistes dans les syndicats »
et à « exposer partout la trahison des sociaux-patriotes et les
oscillations des "centristes". » Le point 10 exigeait une rupture
avec « l'Internationale d'Amsterdam constituée de syndicats jaunes » et le
soutien aux syndicats qui adhéraient à l'Internationale communiste.
Le remplacement de ces deux points par « La
reconnaissance de l'indépendance mutuelle des partis et de syndicats »
signifiait l'abandon de la lutte politique contre le réformisme et la
bureaucratie syndicale stalinienne.
Jeu
de cache-cache politique
Tout en glorifiant sans réserve les syndicats,
l'OCI se livrait à un jeu de cache-cache politique en ce qui concernait sa
propre identité, laquelle était globalement gardée secrète. Elle parlait
rarement en son nom propre, préférant se cacher derrière des organisations de façade
comme le Comité d'alliance ouvrière, dont l'identité politique précise restait
floue. Même de Massot ne fait que rarement référence à l'OCI par son vrai nom.
Il écrit généralement « l'avant-garde révolutionnaire », entretenant
le flou quant à une référence à l'OCI, ou à l'une de ses organisations de façade,
ou simplement à un groupe actif de syndicalistes.
Alors que le conflit avec le régime gaulliste
atteignait son apogée le 29 mai et que le rôle réactionnaire des syndicats
devenait extrêmement visible, un tract produit par le Comité d'alliance
ouvrière et largement distribué n'appela pas à la construction de l'OCI ou de
la Quatrième Internationale, mais, au contraire, à la création d'une « Ligue
révolutionnaire des travailleurs » fictive.
Cette « Ligue révolutionnaire des travailleurs »
était une chimère. Personne n'en avait entendu parler avant. Elle n'avait ni
membres, ni programme, ni statuts. Elle n'existait qu'en imagination. La seule
mention de cette organisation figure à la fin d'un manifeste de 40 pages publié
par l'OCI en décembre 1967.
Dans ce document, la « Ligue
révolutionnaire des travailleurs » est décrite comme « une étape sur
la voie de la construction du parti révolutionnaire ». Selon ce manifeste,
la perspective de la « Ligue révolutionnaire des travailleurs » émane
de l'hypothèse selon laquelle le programme de l'OCI « est le seul à
répondre aux exigences de la crise historique de l’humanité, mais […] les
cadres organisateurs de la classe ouvrière française ne sont pas, dans
l’immédiat, en situation de rejoindre ses rangs. » [10]
Ce genre de camouflage politique s'est
reproduit à intervalles réguliers au cours de toute l'histoire de l'OCI et des
organisations qui l'ont précédée. L'OCI fait penser à une poupée russe. Tout
comme une poupée se cache dans une autre, elle cherche à cacher son identité
derrière une succession d'organisations de façade. L'observateur politique ne
sait jamais vraiment à qui il a affaire.
Ce jeu de cache-cache politique est une forme
spécifique d'opportunisme. L'OCI s'est détournée du principe révolutionnaire de
base, « Dire la vérité ! » et a refusé de montrer aux
travailleurs son véritable visage. Tout en invoquant la Quatrième Internationale
en petit comité, elle présentait un programme dilué aux masses, partant du
principe que c'était tout ce qu'elles étaient prêtes à accepter.
Il peut bien sûr y avoir des circonstances où
un parti révolutionnaire évite de présenter ouvertement l'intégralité de son
programme – par exemple, sous un régime dictatorial ou à l'intérieur d'un
syndicat réactionnaire. Mais, pour l'OCI, la tâche n'était pas de faire
illusion devant l'appareil d'Etat ou la bureaucratie syndicale, qui étaient
tous deux bien informés de l'identité du parti. L'OCI a trompé ces travailleurs
et ces jeunes qui étaient entrés en politique pour trouver une nouvelle
orientation.
En particulier, l'OCI voulait éviter tout
embarras aux plus bas échelons de la bureaucratie syndicale dont elle
recherchait intensément le soutien. En cachant son identité, elle créait les
conditions pour que bureaucrates syndicaux entrent en contact avec l'OCI sans
risquer un conflit ouvert avec les échelons supérieurs anti-trotskystes de la
bureaucratie.
L'OCI décrivait ces bureaucrates syndicaux de
base comme les « cadres organisateurs de la classe ouvrière » ou
encore les « organisateurs naturels de la classe » — deux termes qui
sont souvent répétés dans ses publications. L'OCI admettait clairement que
cette couche était d'une importance cruciale pour l’appareil syndical dans son
ensemble, lui permettant de garder le contrôle de la base. Pourtant, elle
maintenait que le conflit entre les hauts et bas échelons de la hiérarchie (entre
« l'appareil » et « les cadres ») devrait pousser ces
derniers dans une direction révolutionnaire.
Une déclaration publiée par le parti au début
de 1968 dans La Vérité explique que les « cadres » sont « à
la fois l’intermédiaire par lequel l’appareil – et principalement l’appareil
stalinien – assure son contrôle sur la classe, et la couche militante par
laquelle le prolétariat se constitue et s’organise en tant que classe. » Dans
cette même déclaration, le nombre de ces « cadres organisateurs » est
estimé « de 10 à 15 000 militants étroitement contrôlés et encadrés
par le PC ». [11]
L'OCI considérait que sa propre tâche était de
« faire mûrir et éclater la contradiction objective qui oppose
l’orientation pro-bourgeoise de l’appareil et la nécessité, pour ces militants,
cadres organisateurs, de continuer à résister et à combattre avec leur classe. »
Les passages cités ci-dessus sont associés à
des attaques féroces contre le pablisme, mais en réalité, l'attitude adoptée
par l'OCI envers les syndicats et les staliniens en 1968 était quasiment
identique à celle adoptée par les pablistes en 1953.
Pablo était, à l’époque, arrivé à la
conclusion qu'une nouvelle offensive révolutionnaire ne se développerait pas
sous la forme d'un mouvement indépendant de la classe ouvrière sous la bannière
de la Quatrième Internationale, mais qu'elle prendrait plutôt la forme d'un
virage à gauche de certaines sections de l'appareil stalinien sous la pression
objective des événements. De la même manière, l'OCI s'attendait à ce qu'un
développement révolutionnaire émerge de « la différenciation interne au
sein des organisations et [de] la maturation de la contradiction actuelle entre
l’appareil et les cadres organisateurs de la classe. » [12]
Il existait bien des divisions profondes et
des tensions au sein des syndicats et du Parti communiste en 1968, mais un
mouvement révolutionnaire n'aurait pu se développer que dans une lutte ouverte
contre les staliniens, avec une rupture politique nette. Mais l'OCI a contourné
cette tâche en élevant le front unique du rang de tactique au rang de stratégie
et en cachant sa véritable identité.
Il y a d'ailleurs de nombreux passages dans le
livre de De Massot qui indiquent que les staliniens eux-mêmes auraient pu,
selon lui, prendre une direction révolutionnaire. L'auteur chante par exemple
les louanges d'un appel de l'organisation de jeunesse des staliniens daté du 13
mai, aux motifs qu'il ne s'en prend pas à la « gauche radicale », qu'il appelle
à l'unité des lycéens, des étudiants, et des jeunes travailleurs, et plaide en
faveur d'un gouvernement des travailleurs. De Massot commente : « L’appareil
est non seulement contraint de suivre le mouvement, mais pour en conserver le
contrôle, reprendre l’initiative politique au sein de la classe ouvrière, il
doit sous une certaine forme et dans certaines limites le précéder : en
prendre la tête. […] En agissant ainsi, l’appareil ressoude autour de lui les
militants et ceux-ci vont radicaliser aussi la classe dans son ensemble. »
[13]
À suivre
Notes :
[1] François de
Massot, La grève générale (Mai-Juin 1968) », Supplément au numéro 437
d’ « Informations Ouvrières ». Toutes les citations de cet
article en sont extraites sauf indication contraire.