Les renflouements massifs de plusieurs
Etats de l’Europe de l’Est sont le verdict que rend l’histoire sur le projet de
restauration capitaliste. Loin d’adhérer à la rhétorique du libre marché qui
soutient que l’intervention de l’Etat est la principale force freinant la vie
économique et dont ils ont été les principaux défenseurs, les oligarques
corporatifs de la région se tournent aujourd’hui vers l’Etat pour protéger leurs
immenses fortunes.
Alors que s’effondraient les régimes de
l’Europe de l’Est dans les années 1989-91, les réformateurs pro-capitalistes et
leurs alliés des bureaucraties staliniennes proclamaient l’avènement de la
démocratie et promettaient que l’économie de marché allait créer les conditions
pour la prospérité et la liberté. Mais des centaines de millions de personnes
furent plutôt plongées dans le dénuement, alors que l’industrie nationalisée
créée par la Révolution d’octobre en Russie et l’expansion de l’industrie
d’Etat en Europe de l’Est après la guerre était démantelée. On ferma des
industries et les vendit au profit de la nouvelle élite d’hommes d’affaires
multimillionnaires, sortie en grande partie des rangs de l’appareil stalinien.
Mettre l’accent sur ces développements
n’implique pas cependant une défense nostalgique des régimes répressifs
staliniens qui prônaient l’autarcie économique. L’usurpation par la
bureaucratie du pouvoir politique de la classe ouvrière en Union soviétique et
sa proclamation de la théorie du « socialisme dans un seul pays »
créèrent les conditions pour des politiques contre-révolutionnaires,
internationalement et en URSS même, qui isolèrent l’Union soviétique et
minèrent l’industrie nationalisée et la planification économique. Cela culmina
par la décision de la bureaucratie, collaborant étroitement avec l’impérialisme
occidental, de démanteler l’économie nationalisée afin de protéger ses propres
privilèges et sa richesse.
La dévastation de la Russie, advenant la
restauration du capitalisme, avait été prédite par les opposants marxistes de
la bureaucratie stalinienne plusieurs décennies avant même que l’événement ne
se produise. Léon Trotsky, co-leader avec Lénine de la Révolution d’octobre et
fondateur de la Quatrième Internationale après avoir été exilé de l’URSS par
Staline, a écrit en 1929 que la restauration du capitalisme russe serait
« un capitalisme dépendant, semi-colonial et sans aucun avenir. La Russie
numéro 2 occuperait une position entre la Russie numéro 1 et l’Inde. Le système
soviétique et son industrie nationalisée et son monopole du commerce extérieur,
malgré toutes ses contradictions et difficultés, est un système protecteur pour
l’indépendance économique et culturelle du pays. »
Cette évaluation fut confirmée de façon
tragique par le développement postsoviétique de la Russie et de l’Europe de
l’Est.
Selon un rapport du Programme des Nations unies
pour le développement publié en 1999, le produit intérieur brut (PIB) a chuté
de 12 pour cent en Europe centrale et de l’Est entre 1990 et 1997. En ex-URRS,
le PIB de 1997 ne constituait que 55 pour cent du PIB de 1990. Le
« traitement choc » du libre marché ferma de larges sections de
l’industrie et priva de travail des millions de personnes. Les taux
d’alcoolisme, de maladie et de suicide explosèrent.
Un article du New York Times (25 octobre 2008)
note : « En 2006, l’espérance de vie moyenne en Russie, à moins de 67
ans, était en fait plus basse qu’elle ne l’était à la fin des années 1950,
environ un demi-siècle plus tôt. Pour une société instruite, urbanisée et en
temps de paix, un tel monumental échec de santé publique est une anomalie
historique extraordinaire. L’espérance de vie en Russie est maintenant environ
la même qu’en Inde et l’espérance de vie pour les hommes russes, aujourd’hui à
peine plus élevée que 60 ans, est plus faible que celles de leurs homologues du
Pakistan. »
Durant la période post-soviétique, on compte en Russie trois
décès pour deux naissances. Le taux de mortalité a augmenté de plus de 50 pour cent
par rapport au niveau de 1965 pour les hommes en âge de travailler et de 30
pour cent pour les femmes en âge de travailler.
Le pronostic de Trotsky a aussi été confirmé en Europe de
l’Est malgré la reprise économique partielle de cette région après le carnage
des années 1990. En fait, cette reprise reposait sur des sables mouvants
financiers — des prix à la hausse pour les exportations de pétrole, de gaz
naturel et de métaux ainsi qu’un crédit à bon marché de 1,6 billion $ provenant
des banques occidentales, souvent pour établir des industries à faibles
salaires dont l’exportation est dirigée vers les marchés de l’Europe de l’Ouest.
L’éclatement des bulles liées aux marchandises et aux
emprunts de capitaux à l’Ouest a aussi dévasté l’Europe de l’Est. Au fur et à
mesure que les banques occidentales demandent à être remboursées, les
oligarchies d’Europe de l’Est réagissent en pillant davantage leur population
respective.
Les oligarchies russes par exemple — sous les directives de
la banque d’Etat du pays — remboursent présentement les banques occidentales à
l’aide des réserves monétaires russes de 650 milliards $, amassées sur
plusieurs années d’exportation de pétrole. Des 10 milliards $ dépensés
jusqu’à maintenant sur un sauvetage total annoncé de 200 milliards $, 6,5
milliards $ sont allés à deux milliardaires. Le magnat des métaux, Oleg
Deripaska, a reçu 4,5 milliards $ pour bloquer la vente forcée de Norilsk
Nickel à un consortium bancaire dirigé par BNP Paribas de la France, et Mikhail
Friedman a obtenu 2 milliards $ pour empêcher la Deutsche Bank d’acquérir
VimpelCom, une compagnie de télécommunications détenue par Friedman’s Alfa
Group.
La où les assauts sur les fonds publics ne suffisent pas,
les oligarchies ont recours à des attaques plus directes sur la classe
ouvrière. Au parlement ukrainien, des partisans provenant des camps rivaux du
président Viktor Yushchenko et de la première ministre (et magnat du gaz
naturel) Yulia Timoshenko se sont unis pour passer unanimement les coupes
sociales demandées par le Fonds monétaire international (FMI) en échange d’un
renflouement de 16,5 milliards de dollars. L’Ukraine gèlera le salaire minimum
et coupera dans les dépenses sociales à un moment où le pays entre en récession
et fait face à une chute de la demande mondiale pour l’acier, un produit majeur
d’exportation pour l’Ukraine.
La Hongrie a reçu 25 milliards d’aide du
FMI, de l’Union européenne et de la Banque mondiale. Le Financial Times
a souligné que ce prêt important avait pour but « d’empêcher que la
panique sur les marchés ne se développe et s’étende au reste de l’Europe de
l’Est et de l’Europe centrale ». Le journal a expressément nommé la
Pologne et la République tchèque comme étant « vulnérables à la
contagion ». La Biélorussie négocie elle aussi un plan d’aide avec le FMI.
L’impact de la crise du crédit ne se limite
pas seulement à avoir semé le chaos dans l’économie de la région, mais elle a
aussi réveillé une compétition dangereuse pour l’influence politique et
militaire entre les grandes puissances. Cette crise survient quelques semaines à
peine après que les Etats-Unis eurent encouragé la Géorgie à attaquer les
gardiens de la paix russes positionnés dans la province séparée de l’Ossétie du
Sud, menaçant de déclencher une confrontation entre les Etats-Unis et la Russie.
Washington a ensuite utilisé la crise géorgienne pour négocier de nouveaux
droits d’installer des bases en Pologne et en République tchèque.
Les médias occidentaux ont insisté que la
Russie, dont l’économie dépend presque entièrement du pétrole et qui a vu les
valeurs de ses actions en bourse perdre 70 pour cent de leur valeur en une
année, doit accepter un rôle moins proéminent suite à la crise financière et la
récession mondiales. Le journal londonien Financial Times a écrit que
« La Russie doit ajuster ses ambitions géopolitiques à la hauteur de son
véritable poids, qui est celui d’une économie émergente qui compte pour
seulement 3 pour cent de la production brute mondiale et dont le niveau de vie
est le quart de ce qu’il est aux Etats-Unis. »
Cette crise en Europe de l’Est risque aussi
de devenir une confrontation entre l’impérialisme américain et l’impérialisme
ouest-européen, dont plusieurs pays sont opposés aux tentatives des Etats-Unis
d’admettre la Géorgie au sein de l’OTAN. Aujourd’hui, la crise frappe une
région dominée par le capital de l’Europe de l’Ouest : 1,5 billion du 1,6
billion en prêts étrangers en Europe de l’Est proviennent des banques de
l’Europe occidentale alors que les Etats-Unis utiliseront à n’en pas douter
l’aide du FMI pour avancer ses intérêts dans cette région du monde aux dépens
de ces rivaux européens.
De plus, les élites dirigeantes de l’Europe
de l’Ouest sont bien au fait du précédent établi lors de la crise financière de
l’Asie du Sud-Est et des sauvetages subséquents du FMI à la fin des années
1990. Les Etats-Unis avaient utilisé le FMI comme cheval de Troie pour
accroître son influence économique aux dépens du Japon.
La crise économique et la menace de la
guerre ont un impact profond sur la conscience de la population de la région.
Les travailleurs de l’Europe de l’Est commencent à faire le bilan de la
restauration capitaliste. L’humour noir russe a déjà établi, en parlant de la
perversion et la distorsion du marxisme par les staliniens et les
falsifications de l’histoire par la bureaucratie soviétique, que « Tout ce
qu’on nous a dit sur le communisme était faux, mais tout ce qu’on nous a dit
sur le capitalisme était vrai. »
(Article original anglais paru le 10
novembre 2008)