Une vague de manifestations et d'émeutes secoue
le Tibet depuis le 10 mars — 49e anniversaire de l'échec de la révolte
dirigée par le dalaï-lama en 1959. Les troubles placent la direction du Parti
communiste chinois (CCP) devant un dilemme — une répression violente
risque d'amener de nouvelles condamnations internationales à quelques mois des
Jeux olympiques de Pékin, tandis que des concessions encourageront le
séparatisme ailleurs en Chine, ainsi qu'à Taiwan, où une élection
présidentielle se tient le samedi 22 mars. De plus, Pékin est parfaitement
conscient du potentiel qu'ont les manifestations au Tibet de déclencher un
mécontentement populaire plus large au sujet du chômage et des taux d'inflation
les plus élevés depuis 12 ans.
Le climat politique cette année en Chine
ressemble à celui de la fin des années 80, lorsque l'hostilité envers
l'augmentation des prix et les effets des réformes libérales avait nourri une
vague de protestations. En mars 1989, la mort du dirigeant religieux tibétain,
le 10e pancha lama, avait été à l'origine d'une série d'émeutes dans la
capitale tibétaine, Lhassa. Le président Hu Jintao, qui était alors le chef du Parti
communiste chinois (CCP) au Tibet, avait imposé la loi martiale dans la ville.
Ces événements en anticipaient d'autres bien plus explosifs quelques mois plus
tard, avec les manifestations de travailleurs et d'étudiants, à travers tout le
pays qui culminèrent lors de la répression militaire sanglante sur la place
Tienanmen de Pékin le 4 juin. La répression qu'avait exercée Hu au Tibet
lui avait valu le soutien de la direction du CCP pour qu'il devienne le
successeur de Deng Xioaping.
Les troubles récents ont éclaté le 10 mars
après que la police chinoise ait arrêté 60 moines du monastère de Drepung qui
manifestaient pour l'anniversaire de la révolte de 1959, une révolte soutenue
par la CIA. Le même jour, le dalaï-lama déclarait depuis son exil en Inde
: « Depuis près de six décennies, les Tibétains sont contraints de vivre
dans un état de peur permanente sous la répression chinoise. » Le
lendemain environ 600 moines ont organisé une manifestation devant le quartier
général de la police de Lhassa en demandant la libération des moines
emprisonnés. Des manifestations sporadiques la semaine dernière ont entraîné
d'autres arrestations dans la ville.
Le vendredi, la police locale a empêché des
moines du monastère de Ramoche de manifester. Cela a provoqué une réaction des Tibétains
ordinaires, qui sont traités comme des citoyens de seconde zone, économiquement
et culturellement, depuis des dizaines d'années. Des centaines de manifestants
ont ravagé et mis le feu à au moins une centaine de magasins, de banques et
d'hôtels appartenant aux Chinois Hans locaux. Des bus et des voitures ont
également été incendiés.
Plusieurs milliers d'officiers de police
paramilitaires ont été mobilisés pour réprimer les émeutes. Dans une tentative
de minimiser les critiques internationales, les médias d'Etat ont diffusé des
reportages limités sur les manifestations plutôt que de les passer entièrement
sous silence. D'après l'agence de presse officielle Xinhua « Tout au long
de l'incident, les policiers de Lhassa ont fait preuve d'une grande retenue.
Ils sont restés patients, professionnels et ils avaient reçu la consigne de ne
pas utiliser la force. »
Ces affirmations n'ont cependant aucune
crédibilité. Les journalistes étrangers n'ont pas le droit d'aller au Tibet, et
CNN, le seul service d'information étranger qui soit autorisé à y entrer, a été
interdit de diffusion. Les services de police chinois spécialisés dans Internet
ont également filtré les informations liées aux troubles. Même les signaux des
téléphones portables ont apparemment été bloqués au Tibet. Les touristes ont
reçu l'ordre de quitter la région.
Les médias chinois ont rapporté qu'au moins 13
« civils innocents » ont été tués lors des émeutes à Lhassa vendredi
dernier, mais le nombre réel de morts est incertain. Trois personnes sont
mortes en sautant d'un bâtiment pendant une rafle des émeutiers par la police.
Les médias d'Etat ont montré des scènes où les émeutiers attaquaient des civils
et des magasins des Hans (chinois) et des Hui (musulmans), mais aucune scène de
répression policière. Les représentants du gouvernement ont décrit les
émeutiers comme des éléments du « lumpenprolétariat » et des « hooligans »
– les termes mêmes qui avaient été utilisés pour décrire les manifestants
de la place Tienanmen en 1989. Le gouvernement autoproclamé du dalaï-lama
en exil a affirmé qu'au moins 99 manifestants avaient été tués par les troupes
chinoises.
De larges portions de Lhassa ont été
verrouillées par la police paramilitaire, et des véhicules blindés patrouillent
dans les rues. Les camions militaires qui transportent les soldats diffusent
des appels aux insurgés pour qu'ils se rendent avant la date limite de lundi
minuit, sous peine de subir un châtiment sévère. Des haut-parleurs dans les
rues ont appelé les habitants « à faire la différence entre les ennemis et
les amis, et maintenir l'ordre. » On rapporte que des troupes chinoises
lourdement armées patrouillent dans la zone autour de l'ancien temple de
Jokhang – qui est considéré comme le sanctuaire le plus sacré du
bouddhisme tibétain.
Lundi, environ 600 manifestants ont été
encerclés par les forces de sécurité chinoises. D'après le Times de Londres, 40
prisonniers ont été exhibés à travers les rues de Lhassa pour intimider la
population. Ces mesures ont été soutenues par le propre « guide spirituel »
de Pékin, le pancha lama, qui a condamné la violence des manifestants.
Les troubles se sont propagés aux provinces
voisines du Gansu, du Qinghai et du Sichuan. Dimanche dernier, quelques 200
manifestants tibétains ont lancé des bombes et brûlé un commissariat de police,
un marché et des maisons dans la région d'Ābà au Sichuan. À Lanzhou, la
capitale de la province du Gansu, 500 étudiants tibétains ont organisé une
occupation de l'Université des minorités du nord-ouest le dimanche après-midi.
Le même jour, un couvre-feu a été imposé à Xiahe, une autre ville du Gansu,
après que la police ait empêché une manifestation de 1000 tibétains, dont des
moines du monastère de Labrang. Même à Pékin, 200 étudiants à l'Université des
nationalités du centre ont procédé à une veillée silencieuse aux bougies dans
la nuit de lundi – sous la surveillance de la police politique chinoise.
Tensions
sociales
Le dalaï-lama a d'abord appelé au calme.
Cependant, avec le développement de la couverture médiatique internationale, il
a commencé à critiquer le « règne de la terreur » et le « génocide
culturel » du gouvernement chinois contre les Tibétains. Bien qu'il ait
nié les accusations de Pékin selon lesquelles il serait derrière ces
manifestations, ses commentaires ont galvanisé les Tibétains de Chine et de
l'étranger. De petites manifestations de Tibétains et de leurs sympathisants
ont eu lieu devant les ambassades et les consulats dans de nombreuses villes de
par le monde.
Le dalaï-lama tente d'utiliser les
manifestations pour faire pression sur Pékin et ainsi obtenir une plus grande
autonomie pour le Tibet. Il représente une section de l'élite tibétaine,
qui a abandonné ses précédentes demandes pour l'indépendance et qui voit son avenir
comme lié à l'expansion du capitalisme chinois par un accord de partage du
pouvoir, à la manière de l'ancienne colonie britannique de Hong Kong. Ne
souhaitant pas trop s'aliéner Pékin, le dalaï-lama a réfuté toute
responsabilité pour les manifestations violentes. « Nous ne devons pas
développer de sentiment anti-chinois. Que cela nous plaise ou non, nous devons
vivre côte à côte, » a-t-il déclaré dans un appel à la fin des violences au
Tibet hier. Il a proposé de démissionner de son poste de chef du gouvernement
tibétain en exil si « on perd le contrôle de la situation. »
La question centrale des revendications du dalaï-lama
est de cantonner l'opposition à la question de la préservation de la culture
tibétaine. Cependant, ce qui sous-tend les manifestations de Lhassa, ce
sont les profonds ressentiments des Tibétains pauvres des villes et des
campagnes contre les privations économiques et sociales qu'ils partagent avec
leurs semblables à travers toute la Chine. Tout comme le régime de Pékin, le dalaï-lama
craint un mouvement social qui unirait les pauvres et les opprimés par-delà les
divisions linguistiques et culturelles.
Un éditorial du Financial Times du 16
mars indiquait que Pékin avait commis l'erreur de croire à sa propre propagande
concernant la réduction de la pauvreté au Tibet. « Le danger de cette approche
est devenu évident ces derniers jours. Loin d'être reconnaissants envers Pékin
pour les bénéfices de la modernisation et le développement économique, beaucoup
de Tibétains ont beaucoup de ressentiment à l’égard du gouvernement et des
immigrés chinois Hans qui ont afflué au Tibet et qui dominent le commerce. »
Les réformes libérales imposées par le régime
chinois dans les années 1990 ont détruit le mode de vie des paysans tibétains
appauvris et des éleveurs, qui constituent 80 pour cent des 2,7 millions
d'habitants du Tibet. Le Tibet est déjà la région la plus pauvre de Chine, 1
million de personnes vivent en-dessous du seuil de pauvreté officiel qui est de
150 dollars par an. L'ouverture de la ligne ferroviaire Qinghai-Tibet en 2006 a
accéléré l'augmentation de l'inégalité sociale. L'industrie naissante du
tourisme, tout comme le commerce de détail et l'immobilier, sont contrôlés par
les immigrés Hans et une mince couche de l'élite tibétaine aisée, et non par
les pauvres des zones urbaines ou rurales.
Un rapport de l'organisation Human Rights Watch
(HRW) de juin 2007 avait averti que la campagne organisée par Pékin depuis 2000
pour déplacer les éleveurs tibétains vers les zones urbaines menaçait le mode
de vie de 700 000 personnes. Les officiels chinois affirmaient que
l'urbanisation des éleveurs était « une forme éclairée de modernisation »,
mais leur approche était bureaucratique et l'objectif principal était de
libérer la place pour les investisseurs et les projets d'infrastructures.
L'étude indiquait que les éleveurs déplacés, ne parlant pas chinois, ne
parvenaient à obtenir que des emplois subalternes à bas salaire. Ils n'avaient
pas d'argent pour démarrer un petit commerce. Certains éleveurs ont essayé de
s'établir comme paysans, mais le gouvernement ne leur a accordé aucune aide.
Le rapport du HRW cite F.R. : « Les Chinois
ne nous laissent pas continuer notre activité [comme éleveurs] et nous forcent
à vivre dans des villes construites par eux, ce qui nous laissera sans
troupeaux et nous ne pourrons pas faire d'autre travail, alors nous deviendrons
sûrement des mendiants » et Z. R. : « Aucune nouvelle maison n'a été
construite, ils se sont contentés de mettre de nouvelles fenêtres et portes à d’anciens
bâtiments de prisons. Le gouvernement a fait beaucoup de publicité comme quoi
ils avaient fait venir l'électricité et l'eau, mais ceux qui y sont allés
disent qu'il n'y a pas de telles installations. Le gouvernement parle de
fournir de l’aide alimentaire un jour, mais pour l'instant ils n'ont toujours
rien reçu... »
Les États-Unis et d'autres gouvernements
occidentaux ont prudemment critiqué la répression de Pékin. La secrétaire d'Etat
américaine Condoleezza Rice a demandé à Pékin dimanche dernier de « pratiquer
la modération avec les manifestants » et a insisté pour que ceux qui ont
été emprisonnés soient libérés. Un porte-parole de la chancelière
allemande Angela Merkel, qui avait offensé Pékin en rencontrant le dalaï-lama
l'année dernière, a déclaré lundi que, « tout en comprenant et soutenant
le désir d'une autonomie culturelle et religieuse » au Tibet, l'Allemagne
soutenait aussi « l'intégrité territoriale de la Chine et tout ce qui
accompagne la politique d' "une seule Chine" ».
Jusqu'à présent, aucun gouvernement, y compris
l'administration en exil du dalaï-lama, n'a apporté son soutien aux appels de
certains militants tibétains à boycotter les Jeux Olympiques. Le ministre des Affaires
étrangères français, Bernard Kouchner a tenté hier de suggérer que l'Union européenne
pourrait envisager une proposition de boycotter la cérémonie d'ouverture, mais
il a vite ajouté qu'au stade actuel, le gouvernement français ne soutenait pas
un tel plan. Le président du parlement de l'UE, Hans-Gert Poettering a émis
l'idée qu’individuellement les politiciens devraient envisager de rester
à l'écart de la cérémonie. Aucune de ces propositions n'a reçu un soutien
significatif.
Les critiques internationales limitées ne sont
pas motivées par le souci des Tibétains ordinaires. L'ampleur des troubles au
Tibet est relativement faible, comparée aux nombreuses manifestations et aux
grèves des travailleurs et des fermiers chinois, qui sont complètement ignorés
par les médias internationaux. La raison en est évidente : les entreprises
mondiales dépendent de la surexploitation des travailleurs en Chine, où les
conditions de travail dignes d'un autre âgesont maintenues par
l'intermédiaire de mesures d’Etat policier. Le recours aux soldats
lourdement armés, la fermeture par l'armée de zones complètes et les
arrestations en masse sont essentielles pour discipliner la classe ouvrière et
protéger les intérêts des investisseurs mondiaux.
Les reportages nombreux sur la lutte pour un « Tibet
libre » servent un objectif politique différent. La région est un pion
dans la rivalité entre les grandes puissances depuis le dix-neuvième siècle,
lorsque la Grande-Bretagne et la Russie tsariste étaient engagées dans le « Grand
Jeu » pour l'influence en Asie Centrale. Après que les troupes de Mao
aient pris le contrôle du Tibet en 1950, le dalaï-lama a servi pendant des
dizaines d'années d’outil politique de Washington pour miner le régime de
Pékin. Les États-Unis n'ont arrêté de financer les opérations de guérilla du dalaï-lama
au Tibet qu'après que le président Richard Nixon soit arrivé à un rapprochement
avec le régime maoïste en 1972.
Ce regain d’intérêt international pour
le Tibet est un signe de ce que toute la région est une fois de plus en train
de devenir le point focal d'une compétition entre les grandes puissances.
L'intervention militaire des États-Unis en Afghanistan à la fin 2001 n'était
pas guidée par la « guerre globale contre le terrorisme », mais par
la nécessité de faire avancer les intérêts stratégiques et économiques de
Washington en Asie Centrale, région riche en sources d'énergie. Les États-Unis,
les puissances européennes, la Chine et la Russie sont tous en lice pour
l'influence et l'accès aux énormes réserves de pétrole et de gaz naturel de la
région.
Les États-Unis et leurs alliés cherchent à ne
pas s'aliéner Pékin par des appels à « Libérer le Tibet », tout en
gardant la question en suspens en maintenant des relations avec le dalaï-lama
et en soulevant hypocritement des inquiétudes pour les droits des Tibétains.
Comme Pékin le sait bien, Washington est tout à fait capable d'exploiter ce
genre de mouvements séparatistes pour faire progresser ses intérêts
géopolitiques, comme il vient tout juste de le faire en apportant son soutien à
un Kosovo « indépendant. »