Torture and Democracy, Darius Rejali, Princeton University
Press, 2007, 880 pp., 39.50$
Les écoeurantes scènes de torture des
prisonniers de la prison d'Abou Ghraib en Irak et les mauvais traitements
infligés aux détenus du camp de concentration américain de Guantanamo Bay à
Cuba ont attiré l'attention internationale sur la question de l'usage officiel
de la torture par les Etats.
L'utilisation très répandue de la torture par
l'armée américaine et les agences de renseignement s’accompagne aux États-Unis
d'atteintes répétées aux droits démocratiques. La « guerre contre le terrorisme »
a servi à justifier les écoutes téléphoniques sans mandat, la détention sans
mise en accusation et d'autres atteintes aux droits
constitutionnels. L'administration Bush, avec la complicité du Congrès
américain, s'est donné des pouvoirs quasi-dictatoriaux, affirmant son droit
d'arrêter et de détenir indéfiniment toute personne qu’elle considère comme un « combattant
ennemi ».
Darius Rejali, dans son dernier livre Torture
and Democracy, décrit l'emploi constant et largement répandu de la torture.
Il donne un exposé méticuleusement détaillé de l'utilisation des techniques de torture
par les gouvernements autoritaires tout comme les gouvernements démocratiques
bourgeois, depuis l'Inquisition espagnole jusqu'à nos jours. Il arrive à la
conclusion que ce qu’on appelle les démocraties industrielles, les États-Unis,
la Grande-Bretagne et la France en particulier, sont responsables du
développement et de l'exportation d'un grand nombre des techniques de torture
actuellement utilisées de par le monde.
Rejali, un irano-américain, est professeur au
Reed College de Portland en Oregon, il est considéré comme un expert de premier
plan sur la question de la torture et de ses conséquences pour la
société. Il est l'auteur de plusieurs autres travaux sur cette question,
parmi lesquels Torture and Modernity : Self, State and Society in Iran.
(Torture et modernité : L’individu, l’Etat et la société en Iran.)
La thèse principale de l'auteur est que la
montée de la vigilance sur les droits de l'homme depuis les années 1970 n'a pas
réduit l'usage de la torture, elle n'a fait que pousser les régimes qui la
pratiquent à utiliser des méthodes « propres » qui sont plus
difficiles à détecter. Il mentionne en particulier l'essor de la torture par
l'électricité et par des techniques incapacitantes, comme indications de cette
tendance.
Rejali est très critique vis-à-vis de ceux qui
défendent l'utilisation de la torture par les États-Unis. Il dénonce les
affirmations selon lesquelles les « techniques d'interrogatoire dures »
(harsh interrogation techniques) défendues par les avocats de
l'administration Bush – y compris la contrainte à rester debout, à porter une
cagoule, ou encore affamer, assoiffer, administrer des drogues modifiant l'état
de conscience et priver de sommeil, entre autres – ne sont pas une torture. Il
démontre que des méthodes similaires ont été dénoncées lorsqu'elles ont été
employées par les gouvernements étrangers contre des soldats américains, par
exemple par le Japon et l'Allemagne pendant la Deuxième Guerre mondiale.
En ce qui concerne l'utilisation de la
technique de la baignoire (waterboarding) par la CIA, Rejali fait
remarquer que c'est une technique qui remonte au dix-septième siècle qui a par
la suite été introduite aux États-Unis par des soldats de retour de la Guerre
des Philippines.
Il note que, « Les limites posées aux "interrogatoires
plus poussés" de la CIA sont quasiment les mêmes que celles qui étaient
posées aux "interrogatoires aigues" par le chef de la Gestapo,
Muller, en 1943. » (p. 503).
Rejali remarque très justement que
l'utilisation de la torture n'est pas seulement une question liée au traitement
des prisonniers capturés pendant les interventions militaires américaines à
l'étranger. Il note la longue histoire des techniques de torture, par exemple
les coups d'aiguillon électrique à bétail, ce qu’on appelle le troisième degré
[third degree – questions et traitements rudes pour déstabiliser la
personne], etc., qui sont utilisées par la police contre les détenus aux
États-Unis, il cite l'exemple du récent cas de torture infligée à Abner Louima
par la police de New York. Il avertit que les techniques de torture apprises
par les soldats américains en Irak et en Afghanistan finiront par apparaître
dans les pratiques de la police américaine.
Il s'oppose fortement à ce que la police soit
équipée de poings électriques (stun guns) et de tasers parce que
l'utilisation abusive de ces objets sur des prisonniers est difficilement
détectable, ce qui en fait des moyens de torture idéaux.
Rejali réfute également les arguments
réactionnaires, et qui ignorent les faits, présentés par un défenseur des
sionistes, Allan Dershowitz, et d'autres qui sont en faveur des « mandats
de torture ». Il fait remarquer qu'il n'y a aucun cas bien établi où la
torture a permis de découvrir une « bombe sur le point d'exploser »
et que la torture est plus susceptible de produire de mauvaises informations
que d'autres techniques de renseignement. De plus, il affirme que les
tortionnaires vont toujours plus loin que les méthodes autorisées.
Cependant, le travail de Rejali est dans
l'ensemble entaché par une approche apolitique, qui traite la question de la
torture d'une manière abstraite, largement détachée des buts politiques et des
intérêts de classe des régimes qui s'en servent.
Bien que Rejali documente l'utilisation
persistante, et à grande échelle de la torture, en dépit des interdictions
légales, des commissariats de police aux agences de sécurité fédérales, il
n'est pas capable de tirer de conclusion significative sur ce que cela nous dit
du caractère de la société américaine. C'est dû en grande partie au fait qu'il
accepte sans réserve les hypothèses qui fondent cette soi-disant « guerre
contre le terrorisme » et qui sont utilisées pour justifier les atrocités
commises par les États-Unis et d'autres puissances impérialistes.
L'auteur traite Abou Graib et Guantanamo comme
s'ils n'étaient pas liés à l'offensive contre les droits démocratiques aux
États-Unis. De plus, il ne fait aucune évaluation critique du caractère des
guerres en Irak et en Afghanistan, acceptant implicitement les hypothèses qui
fondent ces aventures réactionnaires et néo-coloniales.
Le livre est d'une lecture difficile. L'auteur
adopte une approche détachée, académique, presque neutre dans la description de
certains des mauvais traitements les plus horribles, dressant un catalogue de
l'histoire de chaque technique de torture connue et de son utilisation pour
chaque pays. Même si cela a certainement nécessité une énorme quantité de
recherches, l'accumulation d'une telle masse de détails finit par
insensibiliser le lecteur et réduire nettement l'impact global du livre.
Un critique a suggéré que le livre pourrait
servir en quelque sorte de manuel de torture. Même s’il ne fait aucun doute que
telle n'était pas l'intention de l'auteur, on se demande si tous ces détails
sont nécessaires pour soutenir ses affirmations.
L'une des conclusions tirées par Rejali est
que la torture est un savoir-faire qui est transmis de tortionnaire à
tortionnaire, et non pas une science. Il avance cette thèse comme une
réfutation des affirmations de l'universitaire américain de gauche, Noam
Chomsky selon lequel la CIA américaine a été le principal distributeur de
techniques de torture durant la seconde moitié du vingtième siècle.
Pourtant, quel qu'ait été son rôle exact dans
la diffusion de techniques de torture spécifiques, il ne fait aucun doute que
la CIA a aidé des régimes de droite clients des États-Unis qui ont utilisé la
torture, notamment en Amérique latine. La réfutation de Chomsky par Rejali
n'apparaît pas sincère, et vise davantage à se distancer d'une critique de gauche
de l'impérialisme américain qu'à améliorer la compréhension que le public a de
la torture.
Page 22, il pose la question rhétorique, « Comment
se fait-il que démocratie et torture puissent coexister ? » Mais il
ne pose pas la question, plus pertinente de savoir « Où en est la
démocratie américaine dans une situation où les autorités affirment ouvertement
leur droit de pratiquer la torture au mépris des lois nationales et des
conventions internationales ? »
Il rejette explicitement une analyse de la société
qui s'appuierait sur les classes sociales, dédaignant ce qu'il appelle l'« hypothèse
de l'élite dirigeante », qui affirme que « les états démocratiques
sont dirigés par une élite qui, pour une raison quelconque, veut dissimuler sa
conditiond'exploiteur sous le déguisement d'un gouvernement
authentiquement démocratique. » (p. 411)
Pour l'essentiel, ce livre est une plaidoirie
adressée aux autorités étatiques pour qu'elles admettent que la torture n'est
pas dans leur meilleur intérêt. L'auteur affirme que la torture est inefficace,
corruptrice, et démoralisante. Il écrit : « Dans son sens le plus large,
ce livre offre aux Etats de bonnes raisons pour ne pas torturer les
prisonniers... la torture institutionnalisée est la chose la plus éloignée du
réalisme politique ; en fait, elle est tout simplement irrationnelle dans
certains cas. Les meilleurs moyens d'exercer la violence et de réunir des
informations dépendent de la coopération du public ou au moins d'informateurs
volontaires. » (p. 26)
Sur ce point, Rejali accorde une grande
attention à l'expérience des Français en Algérie dans les années 50 et au début
des années 60. À propos de la lutte des Français contre l'insurrection
anti-coloniale algérienne, il écrit, « Ce qu'il faut retenir ici, c'est
que les institutions démocratiques ne voulaient pas, ou étaient incapables,
d’empêcher l’utilisation de la torture. Les uns après les autres, le système
judiciaire, les députés, les partis d'opposition et la presse ont failli… Les
conséquences pour la France ont été sérieuses. En 1958, l'armée a menacé
d'intervenir dans la politique nationale pour la première fois depuis le coup
d'état du 18 brumaire de Napoléon, entraînant l'effondrement de la Quatrième
République. En 1961 l'armée a finalement organisé un putsch et a échoué » (p.
47)
Dans un entretien publié dans l'édition de
février 2008 du Harper's Magazine, il dit, « Comme je le montre
dans Torture and Democracy, la bataille d'Alger a tourné en faveur des
Français seulement après que Paul Aussaresses, qui organisait la politique de
torture a été remplacé par le très intelligent et rusé Colonel Yves Goddard, et
ce sont ses informateurs, et non la politique de torture d'Aussarresses, qui
ont donné aux Français les avantages dont ils avaient besoin. Goddard savait
comment le renseignement fonctionne dans la réalité. »
Dans le même entretien, il considère comme un
signe « encourageant » le fait que jusqu'à présent des méthodes de
torture « propres » soient employées parce que cela signifie que « les
chefs de gouvernement savent que les gens veillent ».
Donc, par implication, ce que Rejali propose
ce sont des guerres coloniales « propres » dans lesquelles l'occupant
pratique la modération et un jugement équilibré. Mais l'auteur ne cite aucun
exemple parce qu'il n'y en a aucun.
Comment se fait-il que la torture, une relique
de la barbarie médiévale, prospère au 21e siècle ? Dans le second
chapitre, l'auteur avance une série de « modèles » pour expliquer
pourquoi les Etats dits démocratiques comme les États-Unis pratiquent la
torture : pour l'information, pour les confessions et comme moyen
d'intimidation. Mais l'auteur évite le point principal. Même s'il est vrai que
les États-Unis et d'autres démocraties occidentales ont pratiqué la torture par
le passé, ce qui est nouveau c'est que la classe dirigeante américaine adhère
maintenant ouvertement à ces méthodes et qu’elle les défend. L'acceptation de
la torture et d'autres violations absolues des principes démocratiques, comme
la suspension de l'habeas corpus [obligation faite aux forces de l'ordre
de présenter tous les détenus devant un juge, une garantie contre la détention
arbitraire,] sont sans précédent dans l'histoire des États-Unis.
Derrière le non-respect de l'autorité
constitutionnelle de la loi, il y a la vertigineuse augmentation des inégalités
sociales aux États-Unis et mondialement. Les États-Unis sont une société
tellement polarisée entre différentes classes sociales que la forme de
gouvernement démocratique est en train de se désagréger. Le 1 pour cent le plus
riche de la population américaine contrôle 34,3 pour cent de la richesse nette
de tous les ménages et 20 pour cent de tous les revenus. À l'opposé, les 40
pour cent les plus pauvres ne contrôlent que 0,2 pour cent de la richesse.
Les États-Unis incarcèrent une plus grande
part de leur propre population qu'aucun autre pays au monde : 1,6 million, soit
1 Américain adulte sur 100. En 2007 ils ont été le cinquième Etat du monde pour
le nombre d'exécutions, derrière la Chine, l'Iran, l'Arabie Saoudite et le Pakistan.
L'intensification des atteintes aux droits
démocratiques est aussi liée à l'orientation de l'establishment américain
du monde des affaires vers les agressions militaires et la conquête de pays
étrangers. La tentative de prendre le contrôle des ressources du Moyen-Orient
riche en pétrole et de soumettre le peuple de la région requiert l'utilisation
massive de la violence. Cela requiert aussi la suppression de l'opposition à ce
programme à l'intérieur des États-Unis.
En conséquence, même si un nombre très
important de personnes en appelle à la morale ou cherche à faire pression sur
les autorités, cela ne peut inverser la tendance à la suppression des libertés
civiles, y compris l'acceptation ouverte de la torture. La défense des droits
démocratiques est liée à la lutte contre les sources de l'inégalité sociale et
de la guerre, c'est-à-dire contre le système de profit capitaliste lui-même.