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WSWS : Nouvelles et analyses : Etats-Unis

La généalogie de la torture

Une critique du livre : Torture and Democracy par Darius Rejali

Par Shannon Jones
5 juin 2008

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Torture and Democracy, Darius Rejali, Princeton University Press, 2007, 880 pp., 39.50$

Les écoeurantes scènes de torture des prisonniers de la prison d'Abou Ghraib en Irak et les mauvais traitements infligés aux détenus du camp de concentration américain de Guantanamo Bay à Cuba ont attiré l'attention internationale sur la question de l'usage officiel de la torture par les Etats.

L'utilisation très répandue de la torture par l'armée américaine et les agences de renseignement s’accompagne aux États-Unis d'atteintes répétées aux droits démocratiques. La « guerre contre le terrorisme » a servi à justifier les écoutes téléphoniques sans mandat, la détention sans mise en accusation et d'autres atteintes aux droits constitutionnels. L'administration Bush, avec la complicité du Congrès américain, s'est donné des pouvoirs quasi-dictatoriaux, affirmant son droit d'arrêter et de détenir indéfiniment toute personne qu’elle considère comme un « combattant ennemi ».

Darius Rejali, dans son dernier livre Torture and Democracy, décrit l'emploi constant et largement répandu de la torture. Il donne un exposé méticuleusement détaillé de l'utilisation des techniques de torture par les gouvernements autoritaires tout comme les gouvernements démocratiques bourgeois, depuis l'Inquisition espagnole jusqu'à nos jours. Il arrive à la conclusion que ce qu’on appelle les démocraties industrielles, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la France en particulier, sont responsables du développement et de l'exportation d'un grand nombre des techniques de torture actuellement utilisées de par le monde.

Rejali, un irano-américain, est professeur au Reed College de Portland en Oregon, il est considéré comme un expert de premier plan sur la question de la torture et de ses conséquences pour la société. Il est l'auteur de plusieurs autres travaux sur cette question, parmi lesquels Torture and Modernity : Self, State and Society in Iran. (Torture et modernité : L’individu, l’Etat et la société en Iran.)

La thèse principale de l'auteur est que la montée de la vigilance sur les droits de l'homme depuis les années 1970 n'a pas réduit l'usage de la torture, elle n'a fait que pousser les régimes qui la pratiquent à utiliser des méthodes « propres » qui sont plus difficiles à détecter. Il mentionne en particulier l'essor de la torture par l'électricité et par des techniques incapacitantes, comme indications de cette tendance.

Rejali est très critique vis-à-vis de ceux qui défendent l'utilisation de la torture par les États-Unis. Il dénonce les affirmations selon lesquelles les « techniques d'interrogatoire dures » (harsh interrogation techniques) défendues par les avocats de l'administration Bush – y compris la contrainte à rester debout, à porter une cagoule, ou encore affamer, assoiffer, administrer des drogues modifiant l'état de conscience et priver de sommeil, entre autres – ne sont pas une torture. Il démontre que des méthodes similaires ont été dénoncées lorsqu'elles ont été employées par les gouvernements étrangers contre des soldats américains, par exemple par le Japon et l'Allemagne pendant la Deuxième Guerre mondiale.

En ce qui concerne l'utilisation de la technique de la baignoire (waterboarding) par la CIA, Rejali fait remarquer que c'est une technique qui remonte au dix-septième siècle qui a par la suite été introduite aux États-Unis par des soldats de retour de la Guerre des Philippines.

Il note que, « Les limites posées aux "interrogatoires plus poussés" de la CIA sont quasiment les mêmes que celles qui étaient posées aux "interrogatoires aigues" par le chef de la Gestapo, Muller, en 1943. » (p. 503).

Rejali remarque très justement que l'utilisation de la torture n'est pas seulement une question liée au traitement des prisonniers capturés pendant les interventions militaires américaines à l'étranger. Il note la longue histoire des techniques de torture, par exemple les coups d'aiguillon électrique à bétail, ce qu’on appelle le troisième degré [third degree – questions et traitements rudes pour déstabiliser la personne], etc., qui sont utilisées par la police contre les détenus aux États-Unis, il cite l'exemple du récent cas de torture infligée à Abner Louima par la police de New York. Il avertit que les techniques de torture apprises par les soldats américains en Irak et en Afghanistan finiront par apparaître dans les pratiques de la police américaine.

Il s'oppose fortement à ce que la police soit équipée de poings électriques (stun guns) et de tasers parce que l'utilisation abusive de ces objets sur des prisonniers est difficilement détectable, ce qui en fait des moyens de torture idéaux.

Rejali réfute également les arguments réactionnaires, et qui ignorent les faits, présentés par un défenseur des sionistes, Allan Dershowitz, et d'autres qui sont en faveur des « mandats de torture ». Il fait remarquer qu'il n'y a aucun cas bien établi où la torture a permis de découvrir une « bombe sur le point d'exploser » et que la torture est plus susceptible de produire de mauvaises informations que d'autres techniques de renseignement. De plus, il affirme que les tortionnaires vont toujours plus loin que les méthodes autorisées.

Cependant, le travail de Rejali est dans l'ensemble entaché par une approche apolitique, qui traite la question de la torture d'une manière abstraite, largement détachée des buts politiques et des intérêts de classe des régimes qui s'en servent.

Bien que Rejali documente l'utilisation persistante, et à grande échelle de la torture, en dépit des interdictions légales, des commissariats de police aux agences de sécurité fédérales, il n'est pas capable de tirer de conclusion significative sur ce que cela nous dit du caractère de la société américaine. C'est dû en grande partie au fait qu'il accepte sans réserve les hypothèses qui fondent cette soi-disant « guerre contre le terrorisme » et qui sont utilisées pour justifier les atrocités commises par les États-Unis et d'autres puissances impérialistes.

L'auteur traite Abou Graib et Guantanamo comme s'ils n'étaient pas liés à l'offensive contre les droits démocratiques aux États-Unis. De plus, il ne fait aucune évaluation critique du caractère des guerres en Irak et en Afghanistan, acceptant implicitement les hypothèses qui fondent ces aventures réactionnaires et néo-coloniales.

Le livre est d'une lecture difficile. L'auteur adopte une approche détachée, académique, presque neutre dans la description de certains des mauvais traitements les plus horribles, dressant un catalogue de l'histoire de chaque technique de torture connue et de son utilisation pour chaque pays. Même si cela a certainement nécessité une énorme quantité de recherches, l'accumulation d'une telle masse de détails finit par insensibiliser le lecteur et réduire nettement l'impact global du livre.

Un critique a suggéré que le livre pourrait servir en quelque sorte de manuel de torture. Même s’il ne fait aucun doute que telle n'était pas l'intention de l'auteur, on se demande si tous ces détails sont nécessaires pour soutenir ses affirmations.

L'une des conclusions tirées par Rejali est que la torture est un savoir-faire qui est transmis de tortionnaire à tortionnaire, et non pas une science. Il avance cette thèse comme une réfutation des affirmations de l'universitaire américain de gauche, Noam Chomsky selon lequel la CIA américaine a été le principal distributeur de techniques de torture durant la seconde moitié du vingtième siècle.

Pourtant, quel qu'ait été son rôle exact dans la diffusion de techniques de torture spécifiques, il ne fait aucun doute que la CIA a aidé des régimes de droite clients des États-Unis qui ont utilisé la torture, notamment en Amérique latine. La réfutation de Chomsky par Rejali n'apparaît pas sincère, et vise davantage à se distancer d'une critique de gauche de l'impérialisme américain qu'à améliorer la compréhension que le public a de la torture.

Page 22, il pose la question rhétorique, « Comment se fait-il que démocratie et torture puissent coexister ? » Mais il ne pose pas la question, plus pertinente de savoir « Où en est la démocratie américaine dans une situation où les autorités affirment ouvertement leur droit de pratiquer la torture au mépris des lois nationales et des conventions internationales ? »

Il rejette explicitement une analyse de la société qui s'appuierait sur les classes sociales, dédaignant ce qu'il appelle l'« hypothèse de l'élite dirigeante », qui affirme que « les états démocratiques sont dirigés par une élite qui, pour une raison quelconque, veut dissimuler sa condition d'exploiteur sous le déguisement d'un gouvernement authentiquement démocratique. » (p. 411)

Pour l'essentiel, ce livre est une plaidoirie adressée aux autorités étatiques pour qu'elles admettent que la torture n'est pas dans leur meilleur intérêt. L'auteur affirme que la torture est inefficace, corruptrice, et démoralisante. Il écrit : « Dans son sens le plus large, ce livre offre aux Etats de bonnes raisons pour ne pas torturer les prisonniers... la torture institutionnalisée est la chose la plus éloignée du réalisme politique ; en fait, elle est tout simplement irrationnelle dans certains cas. Les meilleurs moyens d'exercer la violence et de réunir des informations dépendent de la coopération du public ou au moins d'informateurs volontaires. » (p. 26)

Sur ce point, Rejali accorde une grande attention à l'expérience des Français en Algérie dans les années 50 et au début des années 60. À propos de la lutte des Français contre l'insurrection anti-coloniale algérienne, il écrit, « Ce qu'il faut retenir ici, c'est que les institutions démocratiques ne voulaient pas, ou étaient incapables, d’empêcher l’utilisation de la torture. Les uns après les autres, le système judiciaire, les députés, les partis d'opposition et la presse ont failli… Les conséquences pour la France ont été sérieuses. En 1958, l'armée a menacé d'intervenir dans la politique nationale pour la première fois depuis le coup d'état du 18 brumaire de Napoléon, entraînant l'effondrement de la Quatrième République. En 1961 l'armée a finalement organisé un putsch et a échoué » (p. 47)

Dans un entretien publié dans l'édition de février 2008 du Harper's Magazine, il dit,    « Comme je le montre dans Torture and Democracy, la bataille d'Alger a tourné en faveur des Français seulement après que Paul Aussaresses, qui organisait la politique de torture a été remplacé par le très intelligent et rusé Colonel Yves Goddard, et ce sont ses informateurs, et non la politique de torture d'Aussarresses, qui ont donné aux Français les avantages dont ils avaient besoin. Goddard savait comment le renseignement fonctionne dans la réalité. »

Dans le même entretien, il considère comme un signe « encourageant » le fait que jusqu'à présent des méthodes de torture « propres » soient employées parce que cela signifie que « les chefs de gouvernement savent que les gens veillent ».

Donc, par implication, ce que Rejali propose ce sont des guerres coloniales « propres » dans lesquelles l'occupant pratique la modération et un jugement équilibré. Mais l'auteur ne cite aucun exemple parce qu'il n'y en a aucun.

Comment se fait-il que la torture, une relique de la barbarie médiévale, prospère au 21e siècle ? Dans le second chapitre, l'auteur avance une série de « modèles » pour expliquer pourquoi les Etats dits démocratiques comme les États-Unis pratiquent la torture : pour l'information, pour les confessions et comme moyen d'intimidation. Mais l'auteur évite le point principal. Même s'il est vrai que les États-Unis et d'autres démocraties occidentales ont pratiqué la torture par le passé, ce qui est nouveau c'est que la classe dirigeante américaine adhère maintenant ouvertement à ces méthodes et qu’elle les défend. L'acceptation de la torture et d'autres violations absolues des principes démocratiques, comme la suspension de l'habeas corpus [obligation faite aux forces de l'ordre de présenter tous les détenus devant un juge, une garantie contre la détention arbitraire,] sont sans précédent dans l'histoire des États-Unis.

Derrière le non-respect de l'autorité constitutionnelle de la loi, il y a la vertigineuse augmentation des inégalités sociales aux États-Unis et mondialement. Les États-Unis sont une société tellement polarisée entre différentes classes sociales que la forme de gouvernement démocratique est en train de se désagréger. Le 1 pour cent le plus riche de la population américaine contrôle 34,3 pour cent de la richesse nette de tous les ménages et 20 pour cent de tous les revenus. À l'opposé, les 40 pour cent les plus pauvres ne contrôlent que 0,2 pour cent de la richesse.

Les États-Unis incarcèrent une plus grande part de leur propre population qu'aucun autre pays au monde : 1,6 million, soit 1 Américain adulte sur 100. En 2007 ils ont été le cinquième Etat du monde pour le nombre d'exécutions, derrière la Chine, l'Iran, l'Arabie Saoudite et le Pakistan.

L'intensification des atteintes aux droits démocratiques est aussi liée à l'orientation de l'establishment américain du monde des affaires vers les agressions militaires et la conquête de pays étrangers. La tentative de prendre le contrôle des ressources du Moyen-Orient riche en pétrole et de soumettre le peuple de la région requiert l'utilisation massive de la violence. Cela requiert aussi la suppression de l'opposition à ce programme à l'intérieur des États-Unis.

En conséquence, même si un nombre très important de personnes en appelle à la morale ou cherche à faire pression sur les autorités, cela ne peut inverser la tendance à la suppression des libertés civiles, y compris l'acceptation ouverte de la torture. La défense des droits démocratiques est liée à la lutte contre les sources de l'inégalité sociale et de la guerre, c'est-à-dire contre le système de profit capitaliste lui-même.

(Article original anglais paru le 29 mai 2008)


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