Le président pakistanais Pervez Moucharraf est de plus en plus
assiégé depuis l’assassinat de la dirigeante de l’opposition Benazir Bhutto.
La version officielle de la mort de Bhutto est en miettes, soulevant encore
plus la question de l’implication de sections du régime dans le meurtre et
menaçant de faire exploser les manifestations de l’opposition avant les
élections nationales qui ont été reportées au 18 février.
Des images vidéo montrent un tireur près de la voiture de
Bhutto, qui tire visiblement sur elle alors qu’elle salue la foule par le toit
ouvrant de la voiture. Bhutto s’effondre dans la voiture et l’instant d’après
l’explosion de l’attentat suicide pulvérise la scène. Des témoins oculaires et
des représentants officiels de son parti, le Parti du peuple du Pakistan (PPP),
insistent sur le fait qu’elle a été abattue. Cependant, l’enquête officielle
prétend que la mort de Bhutto ne peut être attribuée à des blessures dues à des
projectiles d’armes à feu, mais à des blessures qu’elle aurait subies en se
frappant la tête sur une poignée du toit ouvrant de la voiture.
Ce scénario sert un objectif politique défini. Même avant que
l’enquête ne débute, le régime mettait l’assassinat sur le compte de al-Qaïda,
affirmant que ce n’était qu’un autre attentat suicide dans la myriade des
attentats suicides menés par les groupes pro-talibans dirigés par Baitullah
Mehsud. La présence d’un tireur ne correspond pas à ce scénario, et soulève des
questions embarrassantes à propos de son identité. L’assassinat s’est produit
dans la ville garnison de Rawalpindi, là où les quartiers généraux de l’armée
sont basés.
L’assassinat a été suivi par des jours de manifestations et
d’émeutes animées de la conviction largement répandue que le gouvernement ou
les militaires, sur qui s’appuie Moucharraf, sont responsables et
que l’enquête officielle est une couverture. Mehsud a nié toute
implication. Le mari de Bhutto, Asif Ali Zadari a refusé de donner l’autorisation
pour une autopsie, disant à la presse qu’il avait vécu « assez
longtemps » au Pakistan pour savoir comment cette procédure allait être
menée.
Alors que la version officielle des faits commençait à tomber
en morceaux, Moucharraf a été forcé d’accepter une offre d’assistance de
Scotland Yard d’Angleterre pour donner un semblant de crédibilité à l’enquête
policière. Il a continué de rejeter les demandes du PPP pour la tenue d’une
enquête internationale complète comme celle menée par l’ONU pour le meurtre du
premier ministre libanais, Rafik al-Harari, en 2005.
Lors d’une conférence de presse télévisée
avec des journalistes de l’étranger jeudi dernier, Moucharraf a reconnu pour la
première fois qu’il y avait des « problèmes » avec l’enquête et de « l’incertitude…
sur la cause exacte de la mort ». Mais il s’est opposé à toute suggestion
que les forces de sécurité sont responsables de l’assassinat, que ce soit
directement ou indirectement à cause de mesures de sécurité déficientes.
Le président a déclaré qu’il n’est pas
entièrement satisfait de l’enquête, mais a insisté sur le fait que le
gouvernement n’avait pas « de plans pour masquer la preuve ».
Lorsqu’on lui a demandé pourquoi la police avait nettoyé les lieux de
l’assassinat, détruisant ainsi les preuves qui auraient pu s’y trouver,
Moucharraf a répondu absurdement : « Pourquoi ne l’auraient-ils pas
fait ? Si vous voulez dire qu’ils l’ont fait intentionnellement, je dirais
que non. Ce n’est que de l’inefficacité, que des personnes qui ont pensé qu’il
fallait nettoyer la place; les automobiles devaient circuler. »
Après avoir accusé les groupes islamistes,
Moucharraf a dit que c’était une « farce » que de laisser entendre
que l’armée et les agences du renseignement pouvaient utiliser, pour leurs propres
fins, les mêmes personnes qui les attaquent. « Aucune organisation du
renseignement au Pakistan ne peut endoctriner un homme pour qu’il se fasse
exploser », a-t-il ajouté.
Le fait même que Moucharraf soit obligé de
faire de telles déclarations est une indication que très peu de personnes le croient.
L’armée pakistanaise et sa puissante agence du renseignement, l’ISI
(Inter-Services Intelligence), ont une longue association avec les
organisations islamistes, qui remontent à l’époque de la dictature du général
Zia-ul Haq. L’ISI a joué un rôle central dans le djihad anti-soviétique
parrainé par la CIA en Afghanistan dans les années 1980, duquel sont nées des
organisations comme al-Qaïda et d’autres milices islamistes. Il est très probable
que des éléments du gouvernement et/ou de l’armée ont collaboré avec des
groupes liés à al-Qaïda pour éliminer un ennemi commun.
Après la première tentative d’assassinat
dirigée contre elle en octobre dernier, Bhutto avait envoyé une lettre au
président qui identifiait quatre personnalités de son régime, y compris
Chaudhry Pervez Elahi, un ancien ministre important de la province du Punjab,
comme des ennemis voulant la tuer. On a officiellement interdit à l’équipe de
Scotland Yard sur les lieux d’interroger ces quatre individus. Au moins à la
conférence de presse de jeudi, Moucharraf a défendu sa décision, disant que
« Je ne laisserai personne monter une chasse aux sorcières et commencer à
faire du grabuge. »
Avant son retour au Pakistan en octobre,
l’administration Bush avait fait pression pendant des mois pour que Bhutto et
Moucharraf arrivent à s’entendre sur un partage du pouvoir, ce qui aurait contribué
à renforcer le régime militaire impopulaire. La possibilité que le PPP puisse
gagner l’élection et que Bhutto devienne première ministre suscitait la ferme
opposition du parti dirigeant, la Ligue arabe-Q du Pakistan, qui risquait de perdre ses privilèges et le
pouvoir, ce qui donnerait une raison aux dirigeants de cette organisation de
vouloir la mort de Bhutto.
Moucharraf a accusé Bhutto elle-même parce
qu’elle aurait ignoré les avertissements sur sa sécurité. « Qui faut-il
blâmer pour son geste consistant à sortir du véhicule et à se tenir debout à
cet endroit ? Qui faut-il blâmer ? Les agences qui font respecter l’ordre ? »
a-t-il demandé. La porte-parole du PPP, Sherry Rehman a dit que les
commentaires étaient « absurdes » et une insulte contre Bhutto et les
autres qui sont morts pour avoir exercé leur droit garanti par la constitution
d’assister à un rassemblement public. Rehman a accusé le régime de n’avoir pas
répondu aux requêtes de Bhutto pour une meilleure sécurité. Elle a dit qu’un
seul véhicule de la police se trouvait sur les lieux et « toute la
journée, je n’ai pratiquement pas vu de policiers ».
L’appui
américain
Le fait que Moucharraf ait été mis sur la défensive lors de
la conférence de presse de la semaine dernière souligne la crise politique de
son régime. Ce dernier dépend fortement de l’appui politique et financier de
l’administration Bush, qui exige du Pakistan qu’il intensifie la guerre contre
les milices islamiques dans les régions tribales le long des frontières
afghanes. Le soutien de Moucharraf à la soi-disant « guerre au
terrorisme » de Washington a alimenté un large sentiment antiaméricain et
a aliéné certaines sections de l’armée.
Le président Bush a de nouveau offert son plein appui à
l’homme fort pakistanais, s’adressant à Reuters jeudi : « J’ai
toujours été un partisan du président Moucharraf. Je crois qu’il est solide
dans la guerre contre le terrorisme. Il connaît très bien les risques liés aux
extrémistes et aux terroristes. Après tout, ils ont essayé de le tuer. »
Samedi, lors de son discours radiophonique hebdomadaire, Bush a insisté que les
Etats-Unis et le Pakistan devaient utiliser « chaque outil nécessaire dans
les domaines du renseignement, de la police, de la diplomatie, de la finance et
du pouvoir militaire afin de traduire en justice nos ennemis communs ».
Le New York Times a révélé dimanche que de hauts
représentants de la Maison-Blanche, dont le vice-président Dick Cheney,
s’étaient rencontrés vendredi pour discuter d’opérations secrètes américaines
beaucoup plus agressives à l’intérieur du Pakistan (voir en anglais : “Secret White House meeting plans US military escalation in
Pakistan”). Toute action en ce sens ne servira qu’à déstabiliser
davantage les régions tribales et alimenter encore plus l’opposition
antiaméricaine, aggravant ainsi les difficultés politiques auxquelles fait face
le régime pakistanais.
Reflétant les préoccupations des milieux dirigeants
européens, l’International Crisis Group (ICG) basé à Bruxelles a émis le 2
janvier un communiqué demandant à Washington de cesser d’appuyer Moucharraf. Il
est clair que l’on craint que les flagrantes méthodes antidémocratiques du
président pakistanais, y compris l’imposition de l’état d’urgence et la
création de tribunaux favorables au régime, créent les conditions pour une
explosion sociale et politique au pays.
« Il est temps pour la communauté internationale, et
particulièrement les Etats-Unis, de reconsidérer son soutien à la dictature au
Pakistan et d’admettre que la démocratie, et non pas un général
artificiellement maintenu au pouvoir, défroqué et largement détesté, est le
meilleur moyen d’apporter la stabilité et d’annuler les gains des extrémistes
islamiques », affirme le rapport. Le tout nouvel intérêt de l’ICG pour la
démocratie pakistanaise pourrait indiquer un tournant de l’Union européenne vers
une implication plus concertée dans le pays.
Le document de l’ICG a été accueilli par
des réactions furieuses à Islamabad. Un porte-parole gouvernemental a dénoncé
l’appel à mettre fin au règne de Moucharraf comme étant biaisé et frisant « l’encouragement
à la sédition ». Il a dénoncé l’ICG pour n’avoir aucune crédibilité et
pour ne « représenter personne, particulièrement dans les affaires
intérieures du Pakistan ». Même si le régime pakistanais n’est pas dans
une position pour réprimander l’ICG, le terme « sédition » a été
choisi pour intimider les dirigeants de l’opposition et les médias.
Même s’il a formellement retiré l’état d’urgence imposé en
novembre, Moucharraf a continué de réprimer l’opposition politique. Dimanche,
le journal pakistanais News a cité un fonctionnaire de haut rang qui
disait que le gouvernement avait pris des mesures répressives contre les
activistes du PPP impliqués dans les émeutes qui suivirent l’assassinat de
Bhutto. Il estimait que « les chiffres pourraient aller jusqu’à 10 000 »
et a déclaré qu’il « n’y aurait pas de clémence pour ceux qui causent des
dommages coûtant des milliards de roupies ».
Des plaintes formelles ont été portées contre des milliers de
gens dans différentes villes et des « enquêtes préliminaires » sont
déjà en train de débuter. Le responsable a affirmé que le gouvernement a donné
des directions strictes aux autorités de la province de Sindh — le château fort
de Bhutto — afin de mettre au pas de « hauts fonctionnaires
et sous-fonctionnaires de l’État qui ont montré de la négligence ou qui
ont simplement abandonné leurs fonctions durant la manifestation ».
Un article dans le New York Times de samedi détaillait
les efforts du régime pour museler et intimider les avocats qui avaient mené le
mouvement d’opposition contre les purges de Moucharraf envers la Cour. Aitzaz
Ahsan demeure en résidence surveillée à Lahore et il lui est interdit de parler
à des étrangers, incluant les ambassadeurs américains et britanniques au
Pakistan qui ont récemment tenté de le visiter à son domicile. Son ami et
collaborateur, Muneer Malik, était en mesure de parler à la presse, mais était
physiquement faible après trois semaines en prison où il est presque mort en
raison de la déshydratation, de la malnutrition et de la présence de toxines
inconnues, selon les docteurs de Malik.
Hier, plus de 250 personnes, incluant des avocats et d’autres
activistes, ont protesté près de la maison de Ahsan, demandant le retour des
juges chassés dans les purges du mois dernier. Mais, les grandes manifestations
semblent s’être temporairement dissipées, en grande partie en raison de l’appui
du PPP et des autres partis de l’opposition pour la décision de retarder les
élections et d’éviter toute confrontation politique avec le régime.
Cependant, le fait que Moucharraf ait été mis sur la défensive
face aux critiques, particulièrement concernant l’enquête sur l’assassinat de
Bhutto, démontre que la crise de son régime ébranlé est loin d’être terminée.