En congédiant Linda Keen, la présidente de la Commission canadienne de sûreté
nucléaire (CCSN, l’organisme responsable de la sécurité
nucléaire au Canada), le 16 janvier dernier, le gouvernement minoritaire
conservateur de Stephen Harper a aggravé la politique téméraire ayant engendré
un fiasco pour la santé et la sécurité de la population nord-américaine et
mondiale.
Keen a été congédié parce qu’elle a refusé
de se soumettre aux pressions politiques du ministre des Ressources naturelles,
Gary Lunn, qui exigeait la réouverture de la centrale nucléaire de Chalk River,
une petite ville du nord-est de l’Ontario. Cette très vieille centrale âgée de
plus de cinquante ans avait été stoppée par la CCSN le 18 novembre dernier. Une inspection de
routine avait établi qu’une modification nécessaire pour des questions de
sécurité ordonnée dix-sept mois auparavant n’avait toujours pas été exécutée.
Pour qu’Energie atomique du Canada (EACL)
puisse continuer l’exploitation de la centrale de Chalk River, la CCSN avait exigé de cet organisme gouvernemental,
responsable de l’opération des centrales nucléaires au Canada, qu’il ajoute un
système autonome d’alimentation électrique d’urgence pour le système de
refroidissement du réacteur dans le cas où l’alimentation régulière
d’électricité viendrait à manquer.
Toutefois, la fermeture de la centrale de Chalk
River a menacé une importante partie de l’approvisionnement mondial en isotopes
radioactifs utilisés pour les examens médicaux. Malgré son âge, la centrale de Chalk
River fournit plus de 50 pour cent du marché mondial des isotopes médicaux.
Les isotopes de Chalk River sont utilisés
dans plus de 75 000 examens médicaux par jour internationalement. Parce
qu’ils se désintègrent rapidement, il n’est pas possible de stocker les
isotopes médicaux pour une longue période. Le molybdène-99, le plus utilisé des
isotopes nucléaires médicaux, ne peut être stocké que pour une dizaine de jours
tout au plus.
Deux semaines plus tard, le premier
ministre fédéral conservateur Stephen Harper prenait le rôle de l’apprenti
sorcier et garantissait personnellement que la remise en activité de la
centrale nucléaire ne représentait aucun danger. De plus, il a laissé entendre
de façon démagogique que la fermeture de la centrale était un geste délibéré pour
nuire à l’image de son gouvernement parce que Keen avait été nommée par le
précédent gouvernement libéral.
Le gouvernement conservateur, avec l’appui
de tous les partis élus à la Chambre des communes à Ottawa, a forcé la réouverture du réacteur nucléaire
au moyen d’une loi spéciale votée à toute vapeur après des auditions de
responsables nucléaires lors d’une assemblée plénière de la Chambre des communes, une procédure parlementaire
qui n’avait pas été utilisée depuis la Deuxième Guerre mondiale.
Keen a déclaré que l’opération de la
centrale sans les systèmes de sécurité exigés était 1000 fois plus dangereuse
que ce qui était normalement accepté tandis que la société publique en charge
de la centrale, l’AECL, a affirmé au contraire qu’il n’y avait aucun danger.
Pour être sécuritaire, les centrales
nucléaires se doivent d’être opérées avec la rigueur la plus élevée qui soit.
L’ampleur des dangers et des risques pour la vie humaine et l’environnement que
pose l’énergie nucléaire ne laissent aucune place à l’improvisation et à la
négligence dans l’opération régulière des centrales nucléaires et ce n’est qu’à
ce prix que la sécurité du public peut être garantie.
La carence en isotopes en quelques semaines
seulement a fait la démonstration que les gouvernements canadien et américain
n’avaient rien prévu dans le cas où la centrale de Chalk River ne serait plus
en état de fonctionner à cause d’un accident naturel ou d’un bris majeur.
Avec le renvoi de Keen, le gouvernement
conservateur signale que rien, pas même la réglementation et les systèmes
d’inspection dans un secteur d’activité aussi dangereux que l’énergie
nucléaire, ne peuvent se mettre au travers des impératifs du profit. Si la
responsable de la protection publique dans le domaine nucléaire peut être
renvoyée parce qu’elle s’est opposé aux pressions du gouvernement et des médias
en défense des intérêts de l’industrie nucléaire canadienne, quel fonctionnaire
peut se considérer comme pouvant faire respecter un règlement face au désaccord
des représentants de la grande entreprise ?
En rejetant tout le blâme pour la fermeture
de la centrale sur Keen, le gouvernement conservateur s’engage encore plus profondément
sur la voie qui a mené au fiasco de Chalk River. Les conservateurs tentent ainsi
de faire oublier que les principaux responsables du marasme de Chalk River sont
le gouvernement fédéral lui-même, Energie atomique du Canada (EACL),
l’organisme gouvernemental chargé de gérer les centrales nucléaires canadiennes
et MDS Nordion, une compagnie née de la privatisation d’une partie des
opérations d’EACL et qui distribue les isotopes.
En risquant la réouverture de la centrale
nucléaire, le gouvernement conservateur a voulu protéger la part de marché des
isotopes nucléaires contrôlée par les entreprises canadiennes et de façon plus
large les intérêts de l’industrie nucléaire canadienne.
Le danger pour l’approvisionnement en
isotopes médicaux qu’a provoqué la fermeture de la centrale de Chalk River
était annoncé depuis presque vingt ans. Il avait été prévu que de nouveaux
réacteurs pour remplacer la vieille centrale de Chalk River devaient être
opérationnels dès la fin des années 1990. Le développement des deux réacteurs
dont l’EACL a la responsabilité se fait au ralenti depuis au moins dix ans, en
raison principalement du sous-financement du gouvernement canadien et de MDS Nordion,
après que la technologie choisie n’ait pas semblé fonctionner tel que prévu.
Bien que toutes les centrales nucléaires à
l’uranium produisent des isotopes nucléaires comme sous-produits de la fission,
seule une poignée de centrales de par le monde sont configurées de façon à en
permettre l’extraction. L’importance grandissante de la production des isotopes
pour la médecine moderne n’a pas poussé le gouvernement canadien ou MDS Nordion
à prévoir d’autres sources d’approvisionnement en isotopes.
Au contraire, le Canadian
Medical Association Journal (CMAJ), le plus important journal médical au Canada, a écrit dans son
édition de février 2008 que MDS Nordion refusait de collaborer avec les trois
autres producteurs d’isotopes dans le monde. « Ils se voient comme le gros
chien. Ils ne partageront pas d’informations avec les petits qui viennent leur
mordre les talons », a dit Alan J. Kuperman, un professeur des affaires
publiques de l’Université du Texas au CMAJ. MDS Nordion et AECL ont adopté une
attitude qui « peut-on argumenter, a été socialement irresponsable ».
Le fiasco de Chalk River ne pourrait être
qu’un avant-goût de ce que l’avenir a en réserve quant à la production mondiale
des isotopes, trois des quatre réacteurs pouvant produire des isotopes
nucléaires dans le monde ayant plus de quarante ans.
Dans un tel contexte, le fait de ne pas se
conformer à temps aux exigences de la CCSN pour le fonctionnement sécuritaire
de la centrale nucléaire de Chalk River, qui produit
environ 50 pour cent des isotopes médicaux mondiaux, dépasse
la simple négligence.
Et malgré l’importance cruciale de la
production d’isotopes médicaux de Chalk River, le gouvernement libéral au
pouvoir de 1993 à 2006 dirigé par Jean Chrétien et Paul Martin et le
gouvernement conservateur maintenant au pouvoir ont refusé d’avancer le
financement nécessaire au rehaussement de la vieille centrale ou pour assurer
que de nouveaux réacteurs viennent remplacer la centrale nucléaire de Chalk
River.
En 2007, le vérificateur général du Canada
avait rendu public des documents de l’AECL qui estimaient que 600 millions $ seraient
nécessaires au cours des cinq prochaines pour une mise à niveau urgente du
réacteur. Depuis 2002, le gouvernement n’a octroyé que 34 millions $ dans ce
but.
Le gouvernement fédéral, ses agences et la
grande entreprise, préoccupés de défendre les profits sont incapables de gérer l’énergie
nucléaire ou l’approvisionnement en fournitures médicales sur une base
rationnelle.
Dans les mots du docteur Karen Gulenchyn, le
chef de département de la médecine nucléaire de l’hôpital de Hamilton au Globe
and Mail : « Je suis très préoccupée qu’il ne semble pas y avoir
de planification en ce qui regarde l’approvisionnement d’isotopes médicaux,
a-t-elle dit. Nous avons laissé la planification, ou plutôt l’absence de
planification, pour l’approvisionnement des isotopes au libre marché. »
Il est estimé que le marché mondial des
isotopes nucléaires médicaux génère des revenus de 3,7 milliards de dollars
dont une bonne partie revient à MDS Nordion.
Après avoir connu un ralentissement dans
son développement dans les derniers vingt ans, l’énergie nucléaire est de plus
en plus considérée comme une alternative intéressante aux centrales
énergétiques au charbon et au pétrole. Les Etats-Unis considèrent vingt-sept
projets de construction et à travers le monde, plus d’une centaine de centrales
sont en voie de planification. Au Canada lui-même, l’Ontario considère
construire plusieurs centrales nucléaires et l’adoption du réacteur nucléaire
CANDU est un enjeu de plusieurs dizaines de milliards de dollars. Tout cela,
c’est sans compter le parc des centrales nucléaires existantes de par le monde
qui devront être remplacées pour obsolescence. En plus de l’industrie nucléaire
comme telle, le Canada est l’un des principaux producteurs d’uranium dans le
monde.
Bien que les réacteurs nucléaires au Canada
sont présentement propriété publique, le gouvernement conservateur de Stephen
Harper considère privatiser l’AECL. Déjà en 1991, le secteur de distribution
des isotopes médicaux avait été cédé à des intérêts privés, la compagnie MDS Nordion.