Environ 10 000
ouvriers de l’usine Dacia à Pitesti en Roumanie sont en grève depuis deux
semaines. Les employés de la filiale du constructeur automobile français
Renault revendiquent une augmentation de salaire de 42 pour cent, une
majoration de la prime de Noël et une participation aux bénéfices de
l’entreprise.
Cette grève a
paralysé la production de l’usine, située à 120 km de Bucarest, depuis
fin mars, entraînant pour Dacia un retard de la production et des pertes. Ces
pertes sont estimées à plusieurs millions d’euros par jour.
La direction
roumaine essaie actuellement d’obtenir une injonction pour interdire la
grève au motif que moins de la moitié du personnel a voté en sa faveur. Selon
la loi roumaine, une majorité absolue est requise pour déclencher une grève. En
réalité, seule une minorité de l’ensemble de l’effectif des
13 000 salariés ne s’est pas jointe au mouvement de grève. La
décision du tribunal a été reportée par deux fois, il se prononcera à nouveau
mercredi prochain.
La direction a tout essayé pour inciter les travailleurs à
reprendre le travail. Après l’échec de plusieurs séances de négociation,
la direction a refusé de poursuivre toute négociation tant que les grévistes ne
retournent pas au travail. De plus, Dacia a annoncé qu’elle confisquerait
les salaires des grévistes. Un porte-parole de l’entreprise a cyniquement
déclaré que les employés devraient décider « pour eux-mêmes et pour leurs
familles » s’ils voulaient poursuivre la grève.
Pour la plupart des travailleurs, la perte d’une semaine
de salaire et du repas chaud gratuit qui, pour nombre d’entre eux, est le
seul repas convenable par jour, signifie qu’ils sont réduits à vivre au
bord du minimum vital. Néanmoins, en dépit des pressions intenses exercées par
la direction, les grévistes ont jusque-là refusé de céder.
La dernière offre en date de Dacia s’élevait à environ
12 pour cent, rien moins qu’une provocation pour les travailleurs. Le salaire
moyen à l’usine est d’environ 280 euros par mois et 3000 salariés
gagnent le salaire minimum légal de 160 euros. Ces dernières années du
personnel supplémentaire a été recruté en raison d’un accroissement du
niveau de production. La plupart des nouvelles recrues reçoivent un salaire
mensuel de tout juste 230 euros.
Même avec une hausse de salaire de 50 pour cent, un
travailleur roumain ne devrait gagner chez Dacia qu’un sixième de ce que
gagne un travailleur chez Renault en Fance. Par ailleurs, le coût de la vie est
presque le même en Roumanie que dans les pays d’Europe de l’Ouest.
Un tiers du salaire minimum légal ne permet de payer que la facture du
chauffage et le prix des aliments et des services a explosé depuis
l’adhésion à l’Union européenne l’année dernière. Le taux
d’inflation actuel se situe à 7,3 pour cent.
Les conditions à Pitesti sont typiques de celles existant dans
des entreprises européennes installées en Europe de l’Est et qui ont pu
engranger des bénéfices exorbitants aux dépens des travailleurs. Dacia produisait
sur le site de Pitesti un type de « Volkswagen » roumaine sous
licence française depuis 1969. Renault avait racheté l’usine en 1999. De
nombreux autres grandes entreprises industrielles ont subi le même sort en
Roumanie et en Europe de l’Est. Ils furent vendus à des prix défiant
toute concurrence à des entreprises occidentales qui ont imposé des
licenciements de masse pour ensuite mettre en place des usines hautement
rentables grâce à la main-d’œuvre bon marché.
En 2007, Dacia a encaissé 150 millions d’euros de
bénéfices. Le chiffre d’affaires a augmenté de 68 pour cent alors que
Renault, la maison mère, a vu ses ventes chuter de 1,8 pour cent et de 3,4 pour
cent pour Renault Samsung. Et Dacia continue de s’agrandir. En 2006, l’entreprise
a produit 121 000 voitures, 215 000 en 2007 et cette année ce chiffre
doit dépasser les 300 000.
Alors qu’en France Renault a en grande partie modernisé ses
usines pour recourir à des méthodes de production nécessitant moins de
main-d’œuvre, l’entreprise roumaine emploie à nouveau les
méthodes traditionnelle, renonçant à l’automatisation et aux robots et
utilisant au lieu de cela de la main-d’œuvre. Le président de Dacia,
Christian Estève, avait dernièrement encore chanté les louanges de la main-d’œuvre
bon marché des Etats balkaniques : « La Roumanie est à présent le
pays le plus compétitif en matière de coûts de fabrication, même si nous
utilisons des chaînes de montage au lieu de robots industriels. »
En plus d’une demande traditionnellement forte pour les
voitures Dacia en Europe de l’Est, l’entreprise a également accru
ses ventes en Europe de l’Ouest. Rien qu’en Allemagne les ventes
ont doublé en janvier 2008 par rapport à l’année précédente. Le succès
des voitures bas de gamme en Allemagne et dans d’autres pays
d’Europe occidentale est dû en particulier à la baisse de revenu de
vastes sections de la population.
Le brillant bilan de Dacia a sans aucun doute joué un rôle
dans la décision du producteur de téléphones mobiles Nokia de transférer sa
production de l’usine de Bochum en Allemagne à la Roumanie. Entre-temps,
d’autres groupes automobiles projettent de suivre l’exemple de
Renault. Selon le Financial Times, fin janvier, le groupe automobile
Daimler envisage d’établir une usine soit en Pologne soit en Roumanie et
qui produira une « nouvelle génération de voitures de gabarit compact ».
Depuis le début de la grève, la crainte est de plus en plus répandue
dans les médias que la revendication pour une hausse de salaire puisse faire
tache d’huile dans d’autres usines d’Europe de l’Est.
Les économistes ont exprimé le souci qu’ils éprouvent à savoir que la
grève pourrait dissuader les investisseurs.
Fin mars, le journal Süddeutsche Zeitung remarquait
dans un article titré « Les Européens de l’Est se rebellent »
en commentant que « cette grève illimitée par des milliers de travailleurs
correspondait à un réveil dans le pays postcommuniste à bas salaires de
Roumanie… où jusque-là les gens ont travaillé sans broncher pour des
entreprises multinationales comme couturières pour 100 euros ou comme travailleurs
automobiles pour 400 euros ».
Le magazine financier roumain Ziarul Financiar a soulevé
la question : « Comment la grève chez Dacia affectera-t-elle l’attrait
de la Roumanie pour les investisseurs automobiles ? » Ford a
récemment racheté une usine à Craiova, située 200 km plus à l’Ouest, et
qui, durant les années 1990, avait été la propriété de la compagnie coréenne
Daewoo. Après des difficultés survenues chez General Motors, la maison mère,
Daewoo s’était retiré et l’Etat avait racheté les parts de la
compagnie. Maintenant, l’Etat a réussi à revendre l’usine à Ford,
le seul offrant. Et l’on dit que des protestations circulent déjà à
Craiova à l’encontre des projets de la direction de ne payer les ouvriers
de production que 200 euros.
Les représentants de l’association roumaine des
investisseurs étrangers ARIS ont également exprimé leur crainte dans le
magazine Ziarul Financiar à savoir que la grève chez Dacia pourrait
dissuader d’éventuels investisseurs étrangers. Le volume des
investissements étrangers projetés cette année en Roumanie totalise 7 milliards
d’euros.
De telles craintes ne sont nullement injustifiées. Depuis un
certain temps déjà Renault produit des véhicules sur d’autres sites
« attrayants » tels la Russie, le Maroc, le Brésil et l’Inde.
En février, le président de Renault, Carlos Ghosn, a signé un contrat de
coopération avec AvtoVAZ, un producteur automobile russe.
La direction de Renault a d’ores et déjà averti
qu’elle pourrait facilement transférer la production de Roumanie
ailleurs. Dans une interview accordée au Figaro, le directeur général de
Dacia, François Fourmont, a déclaré que les revendications salariales des
syndicats « pourraient mettre en péril l’avenir de l’usine ».
Les entreprises internationales prennent acte avec
préoccupation du nombre croissant de conflits sociaux en Europe de l’Est.
Cette année déjà, les ouvriers de l’énergie et des transports, les
enseignants et autres personnels de l’éduction ont débrayé en Roumanie. Ils
sont tous touchés par des salaires extrêmement bas et des prix en hausse. Dans
le même temps, les derniers vestiges du système social sont en train
d’être démantelés systématiquement.
L’on peut observer le même processus dans d’autres
Etats membres de l’Union européenne. Au cours de ces derniers mois, des protestations
et des grèves ont été organisées par les médecins et les infirmières en
Pologne, les instituteurs en Bulgarie et les cheminots en Hongrie contre des
conditions sociales déplorables pour la population.
Au cours de ces luttes, les limites de la perspective
syndicale, qui est incapable de représenter les intérêts des travailleurs, est apparue
très clairement. Les syndicats ont invariablement étouffé les grèves en échange
de gains minimaux pour les travailleurs concernés. A Pitesti aussi, les
syndicats dépendent totalement de la volonté de négociation de la direction de Dacia.
Jusqu’à présent, le gouvernement roumain est resté dans
l’ombre sans s’immiscer ouvertement dans le conflit à Pitesti. Mais,
si la grève devait durer, la situation changera radicalement. La grève
organisée par les mineurs roumains à la fin des années 1990 devrait servir
d’avertissement. A l’époque, l’Etat avait recouru à des
mesures de contrainte extrêmement dures pour briser les manifestations des
mineurs contre les fermetures des mines et les bas salaires.