Un raz-de-marée électoral inattendu en faveur
du Parti communiste du Népal – maoïste (CPN-M) aux élections à
l'Assemblée constituante du 10 avril met en évidence la profondeur de la crise
sociale du pays et l'ampleur de l'hostilité populaire, non seulement envers la
monarchie, mais envers tout le spectre des partis de l'establishment.
Les résultats complets du processus électoral complexe
ne seront probablement pas connus avant des semaines, mais les maoïstes ont
obtenu une franche majorité des 240 sièges attribués au scrutin par
circonscriptions. Sur les 218 sièges déjà attribués, le CPN-M en a 116 contre
34 pour son rival le plus proche, le Congrès népalais, et 31 pour le Parti
communiste du Népal – marxiste-léniniste unifié (NCP-UML). Le parti
ethnique du Forum des droits du peuple Madhesi a obtenu 24 sièges.
335 autres sièges seront attribués par un scrutin
proportionnel, avec des quotas pour garantir la représentation des femmes, des basses
castes et des minorités ethniques. Le vote pour les maoïstes se monte dans
l'ensemble à près de 33 pour cent, ce qui garantit au CPN-M d'être de loin le
plus grand parti dans l'Assemblée constituante composée de 601 sièges, mais lui
donne peu de chances de détenir la majorité absolue. Les 26 sièges restants
seront pourvus par le gouvernement d'intérim, que le CPN-M dominera.
La décision d'établir une Assemblée constituante,
qui rédigera une nouvelle constitution et qui nommera un gouvernement
d'intérim, est la conséquence d'une crise politique prolongée. En avril 2006,
des manifestations politiques répétées contre la monarchie absolutiste ont
finalement poussé le Roi Gyanendra à abdiquer et à remettre le pouvoir à une
alliance composée de sept partis et menée par le Congrès népalais et le
NCP-UML. En novembre 2006, les maoïstes ont conclu un marché avec le
gouvernement pour mettre fin à leur insurrection armée qui durait depuis 12
ans, entrer au gouvernement et participer aux élections à l'Assemblée
constituante.
Les résultats du scrutin de la semaine
dernière ont surpris les observateurs, les commentateurs politiques et les
diplomates. Parmi les plus surpris par l'ampleur de la victoire on compte les maoïstes
eux-mêmes.Les élections avaient été reportées par deux fois après que le CPN-M
ait menacé de se retirer si des exigences capitales n'étaient pas respectées.
Craignant de ne pas emporter les sièges attribués au scrutin majoritaire, les maoïstes
avaient exigé qu'il y ait un plus grand nombre de sièges attribués au scrutin proportionnel,
mais, à la fin, ils avaient été contraints d'accepter un compromis. En fin de
compte, le CPN-M a emporté haut la main les sièges au scrutin majoritaire, non
seulement dans leurs bastions ruraux, mais aussi à Katmandou et dans d'autres
parties du pays.
L'hostilité envers la monarchie a clairement
été un facteur déterminant du résultat. La profondeur de l'opposition avait été
mise en évidence en avril 2006 lorsque des dizaines de milliers de manifestants
avaient défié les forces de sécurité jour après jour pour exiger que le roi
abdique. Même si Gyanendra était l'objet d'une haine toute particulière en
raison de ses méthodes de gouvernement autocratiques et de son mode de vie
privilégié, il ne fait aucun doute que beaucoup de gens étaient arrivés à la
conclusion que tout le système de monarchie absolue devait disparaître. Aucun
des partis monarchistes n'a obtenu pour l'instant de siège au scrutin
majoritaire.
Les maoïstes ont été le parti le plus
insistant dans leur exigence d'abolition de la monarchie, obligeant l'assemblée
sortante à adopter une motion pour établir une république avant les élections.
Un vote de l'Assemblée constituante à venir suffira à confirmer la motion, qui
sera décidée sans amendement. Le chef du CPN-M, Pushpa Kamal Dahal, plus
largement appelé Prachanda, a donné un ultimatum à Gyanendra, qui doit abdiquer
avant un mois et devenir un citoyen privé, ou sinon subir les conséquences.
Aux yeux des électeurs, les partis politiques
établis, en particulier le Congrès népalais et le parti gauchiste NCP-UML, sont
ternis par la corruption, des années de soumission politique au roi et leur
incapacité à résoudre la grave crise sociale du pays. Des manifestations
massives dans les années 1990 avaient forcé le précédent roi Birendra à
accorder des pouvoirs constitutionnels limités à un parlement, mais, en dernier
ressort, le pouvoir restait entre les mains de la monarchie, soutenue par
l'armée.
Le Congrès népalais comme le NCP-UML ont été
décimés aux élections de la semaine dernière. Le précédent Premier ministre en
intérim et dirigeant du Congrès népalais, N.G. Koirala a conservé son siège,
mais cela n’a pas été le cas de dirigeants importants du parti, parmi
lesquels la sœur de Koirala et précédent ministre de l'Intérieur, Krishna
Prasad Situala. Le dirigeant du NCP-UML, Madhav Kumar Népal, a perdu son siège
et démissionné de son poste. Le parti a annoncé son intention de se retirer de
la coalition des sept partis.
Plus fondamentalement, l'opposition à
l'ensemble de l'establishment politique népalais traduit une crise
sociale bien établie ainsi que l'absence de droits démocratiques fondamentaux.
31 pour cent de la population, qui compte près de 30 millions d'habitants,
vivent en dessous du seuil de pauvreté officiel. Le revenu moyen par habitant
n'est que de 280 dollars américains – le douzième plus bas du monde.
L'illettrisme est très répandu. La majorité de la population vit en zone rurale
et manque des services de base, dont l'eau potable, les égouts, l'éducation et
les services médicaux.
La flambée des cours mondiaux des denrées
alimentaires a exacerbé les souffrances des plus pauvres. Le prix de l'huile de
cuisson a augmenté de 50 pour cent en seulement trois mois. Le prix du riz, de
la viande et des légumes secs ont augmenté de façon significative. D'après
une estimation, les quatre millions de « très pauvres » du Népal
dépensent ordinairement 75 pour cent de leurs revenus en nourriture.
L'investissement dans le secteur agricole du pays est en baisse. Un rapport de
la Banque du développement asiatique publié le 2 avril prévoit une croissance
annuelle de seulement 3,8 pour cent, ce qui est largement en dessous d'autres
pays de la région, et un taux d'inflation de 7 pour cent.
Un programme
capitaliste
De nombreux électeurs ont soutenu les maoïstes
dans l'espoir qu'ils apporteront une nouvelle ère de gouvernement démocratique,
de paix et de prospérité. Cependant, ces illusions auront tôt fait de voler en
éclats. Les maoïstes ont promis tout et à tout le monde, mais au centre de leur
programme figure un engagement à conserver le capitalisme. Pour toute personne
familière avec la théorie stalinienne des deux étapes, la déclaration des
dirigeants maoïstes n'est pas surprenante. Le CPN-M fonde sa « révolution paysanne
bourgeoise » sur les couches rurales les plus pauvres, pas sur la classe
ouvrière. L'objectif affirmé de la « première étape » est de faire
disparaître les restes du féodalisme – dont la monarchie et le système
des castes – et non d'abolir le capitalisme. Le socialisme est relégué à
un avenir lointain.
Ayant gagné les élections, Prachanda et
Baburam Bhattarai, autre vieille célébrité maoïste, se sont empressés de confirmer
aux dirigeants d'entreprises, aux investisseurs étrangers et aux grandes
puissances, que leurs intérêts seront protégés. « Dans ce 21e siècle, nous
avons besoin de la coopération de tout le monde pour le développement, a
déclaré Prachanda dimanche. Nous voulons avoir de bonnes relations avec nos
voisins, l'Inde et la Chine, et les autres membres de la communauté
internationale. » Il s'est engagé à travailler avec « tous les partis »
pour écrire une nouvelle constitution.
Dans un entretien accordé au Nepal Times,
Bhattarai a expliqué que : « Quand nous disons que nous voulons
mettre fin au féodalisme, nous ne voulons pas dire que nous voulons mettre fin
à la propriété privée. Notre développement économique est ce que nous appelons
[une] révolution démocratique bourgeoise, en d'autres termes, la
collectivisation, la socialisation et les nationalisations ne sont pas dans nos
projets actuels… Nous voudrions rassurer tout le monde qu'une fois les maoïstes
arrivés [au pouvoir] le climat sera encore plus favorable aux investissements.
Il ne devrait y avoir aucun malentendu inutile là-dessus. »
Prachanda et Bhattarai ont rencontré la
Fédération des chambres du commerce et de l'industrie du Népal pendant deux
heures mercredi pour y faire passer le même message. Prachanda a déclaré aux
dirigeants d'entreprises : « En dix ans, faisons un miracle pour la
révolution économique et étonnons le monde entier. Nous allons autoriser les
investissements privés et aussi encourager les investissements étrangers. Ne
perdez pas confiance, nous n'allons pas nous emparer des industries, mais nous
avons besoin de votre coopération pour obtenir la prospérité économique. »
Selon le site Internet DNAIndia : « La
négociation a commencé difficilement, les hommes d'affaires se plaignaient des
atrocités commises par les maoïstes, mais elle s'est terminée par un discours
étonnamment "capitaliste" de Prachanda qui a reçu les
applaudissements répétés de l'assistance... Après que plusieurs hommes
d'affaires aient soulevé des griefs et des inquiétudes, Prachanda a déclaré
"Nous sommes des maoïstes du 21e siècle." Promettant de s'attaquer à
la corruption, il a déclaré : "Il faut une main forte pour construire
une nation forte." »
Prachanda et Bhattarai ont présenté la
Malaisie et la Corée du Sud comme des exemples de la manière dont ils veulent
encourager les investissements étrangers. Interrogé sur la Chine, Bhattarai a
glorifié l'élimination du « système féodal » par Mao qui a « établi
des bases solides pour la croissance économique... Une fois que nous aurons
restructuré l'Etat et fait participer le secteur privé, il sera possible de
réaliser une croissance économique rapide. »
Ces remarques rendent parfaitement clair le
fait que le CPN-M n'a rien à voir avec le socialisme, et qu'il ne représente
pas les intérêts des ouvriers ou des populations rurales. Son programme exprime
plutôt les frustrations de certaines couches des milieux d'affaires népalais
devant l'incapacité de la monarchie à mettre en place une politique libérale et
à ouvrir le pays aux investissements étrangers.
Loin de résoudre la crise sociale qui frappe
la majorité de la population, de telles mesures économiques ne feront
qu'élargir la fracture sociale entre riches et pauvres. Comme dans le cas de la
Chine, inévitablement, la « main forte» de Prachanda ne sera pas dirigée
contre quelques responsables corrompus, mais contre les ouvriers et les
populations rurales qui demandent des droits démocratiques et des conditions de
vie décentes.
Menaces
de déstabilisation
La question de savoir combien de temps durera
un gouvernement à majorité maoïste, voire même celle de savoir s'il sera formé,
reste en suspens. Ayant mené une guerre sans merci pour venir à bout de la
rébellion paysanne pendant 12 ans, le roi et l'armée sont profondément hostiles
aux maoïstes. Étant donné l'opposition très répandue à la monarchie, toute
tentative de mettre un terme à l'Assemblée constituante et d'imposer un pouvoir
militaire semble peu probable dans l’immédiat. Mais de telles méthodes
ont été utilisées à plusieurs reprises par le passé et cette éventualité ne
peut en être exclue.
L'armée est farouchement opposée aux exigences
des maoïstes d'intégrer leurs ex‑guérilleros dans l'armée régulière.
Actuellement, environ 30 000 anciens combattants du CPN-M sont logés dans
des cantonnements sous le contrôle de l'ONU, dans des conditions difficiles
– cela représente un problème potentiellement explosif pour la direction
maoïste. Tout en acceptant formellement le mandat du peuple, le porte-parole de
l'armée, Ramindra Chhetri a affirmé : « Ils [les combattants] ne peuvent
pas être intégrés dans l'armée sur le champ. Ils doivent être désarmés,
démobilisés, réhabilités et réintégrés [dans la société] ».
L'administration Bush avait classé le CPN-M
comme une organisation « terroriste » et soutenu la guerre de l'armée
népalaise contre les maoïstes, en lui fournissant des armes et de
l'entraînement. Washington n'a retiré son soutien au roi qu'au dernier moment
en avril 2006 et a maintenu le CPN-M sur sa liste de terroristes même après que
le parti ait rejoint le gouvernement d'intérim à la fin 2006. Tout en
accueillant favorablement l'élection, les États-Unis n'ont toujours fait aucune
déclaration sur la formation d'un gouvernement dirigé par les maoïstes.
Les machinations de l'administration Bush
contre le parti islamiste du Hamas, après que ce dernier ait gagné les
élections de 2006 pour l'Autorité palestinienne, constituent un avertissement clair :
la Maison-Blanche est tout à fait capable de monter une campagne de déstabilisation
contre les maoïstes népalais. Les médias américains indiquent déjà qu'ils
considèrent l'élection comme illégitime. Un article dans le Wall Street
journal de lundi se focalisait sur les violences des maoïstes lors de
l'élection, alors que les observateurs internationaux décrivaient le scrutin
comme « libre et régulier » dans l'ensemble, et invoquait l'argument
assez bizarre selon lequel les gens avaient voté pour le CPN-M pour empêcher la
guérilla de reprendre la guerre.
Le Népal est stratégiquement situé entre
l'Inde et la Chine et proche de l'Asie Centrale aux importantes réserves
énergétiques. Le soutien de l'administration Bush à la guerre contre les
maoïstes visait à accroître la présence américaine dans le petit pays himalayen
dans le cadre d'une stratégie plus large d'encerclement de son rival, la Chine.
Tout renforcement de l'influence de Pékin au Népal incitera Washington à
affaiblir les maoïstes. En même temps, le CPN-M cherche un rapprochement.
Prachanda a saisi l'occasion, le week-end dernier, de la présence dans le pays de
l'ancien président américain Jimmy Carter venu observer le scrutin, pour avoir
un long entretien avec lui.
La politique de la Chine envers le Népal a été
complètement pragmatique. Loin de soutenir l'insurrection maoïste, Pékin a
dénoncé les rebelles et fourni des armes à l'armée népalaise. Comme les autres
pays, la Chine devra ajuster son approche suite aux résultats surprenants de
l'élection. Time magazine remarquait justement que : « la Chine est
en train de consolider ses intérêts dans leur région stratégique de l'Himalaya
à la frontière du Tibet qui s’agite. Les entreprises chinoises cherchent
ardemment à passer des contrats juteux pour utiliser les rivières glaciaires du
Népal pour produire de l'hydroélectricité, tandis que les représentants
officiels caressent les maoïstes dans le sens du poil à Katmandou. »
L'autre grande puissance régionale est l'Inde,
qui a longtemps considéré le Népal comme faisant partie de sa sphère
d'influence. L'une des grandes lignes de la propagande maoïste au Népal a
toujours été dirigée contre l'Inde « expansionniste ». Le CPN-M a
promis par le passé d'annuler le traité indo-népalais de 1950 qui accorde la
liberté du commerce et de circulation des personnes entre les deux pays. Certaines
sections de l'élite dirigeante népalaise considèrent depuis longtemps ce traité
comme un levier permettant à New Delhi d'exercer son influence politique et
économique. Sans accès à la mer, le Népal n'a que peu de choix pour le commerce
et les transports.
Le gouvernement indien a joué un rôle majeur
dans l'établissement de l'accord entre l'alliance des sept partis et les maoïstes,
mais il ne s'attendait absolument pas à ce que le résultat soit un gouvernement
dominé par le CPN-M. New Delhi voulait la fin de l'insurrection au Népal en
partie pour contrer les mouvements de guérilla maoïste dans de larges portions
de l'Inde. L'Inde sera très sensible à toute augmentation de l'influence de ses
rivaux, le Pakistan et la Chine, à Katmandou, ainsi qu'à tout ce qui pourrait
encourager les troubles dans les campagnes indiennes.
Prachanda a été prompt à essayer d'apaiser les
craintes indiennes. Mercredi, le dirigeant maoïste a réaffirmé que le Népal a
une « relation spéciale » avec l'Inde pour des raisons géographiques,
culturelles et historiques. Il a révélé qu'il avait déjà eu « de longues
et sérieuses discussions avec les représentants de New Delhi » mardi. Lors
d'une conversation téléphonique, le ministre des Affaires étrangères indien,
Pranab Mukherjee a invité Prachanda à visiter New Delhi.
Derrière l'échange de civilités diplomatiques,
les tensions perdurent. Prachanda a prévenu résolument que : « si
l'approvisionnement en biens de consommation et autres fournitures essentielles
est affecté à cette période cruciale, cela aura un effet durable sur les
relations entre l'Inde et le Népal. » Ce commentaire fait référence à 1988,
quand l'Inde avait imposé un blocus commercial sur le Népal après que son
gouvernement ait tenté d'acheter des armes à la Chine – une décision qui
avait eu un effet dévastateur sur l'économie népalaise et qui avait entraîné
une inflation galopante.
Les résultats de l'élection de la semaine
dernière vont certainement transformer Katmandou en un repère d'intrigues
diplomatiques qui ne fera qu'ajouter à l'instabilité politique et sociale du
pays.