L’annonce par le
gouvernement américain de la prochaine mise en place d’un système de défense
antimissiles en Pologne et d’une base de radars en République tchèque a
non seulement engendré un climat d’hostilité entre la Russie et les
Etats-Unis, mais elle a aussi provoqué d’importantes tensions au sein de
l’Union européenne quant à l’attitude à prendre face à une
politique étrangère américaine toujours plus agressive.
Selon les projets du
gouvernement américain, une base militaire qui abriterait jusqu’à dix
missiles balistiques sera établie en Pologne comme partie du système NMD
(National Missile Defence) de défense antimissiles avec satellite. Un système radar
qui sera construit en République tchèque lui sera adjoint. La justification
officielle de ce projet est la prétendue menace que font peser sur les
Etats-Unis les missiles à longue portée du Moyen-Orient, c’est-à-dire de
l’Iran, et de la Corée du Nord.
Etant donné que ces
deux pays sont loin de posséder les moyens technologiques nécessaires au
déploiement de tels systèmes de missiles, il fut vite évident que la véritable
cible de ce projet était les deux concurrents immédiats de l’impérialisme
américain : la Russie et la Chine.
La Pologne et la
République tchèque sont de proches alliées des Etats-Unis et participent à la
« coalition des volontaires » qui a soutenu les Etats-Unis dans son invasion
et son occupation de l’Irak. La Pologne maintient actuellement neuf cents
soldats en Irak et la République tchèque une centaine. Ces deux pays sont aussi
en train d’augmenter le nombre de leurs soldats en Afghanistan ce qui
libérera des troupes américaines basées dans cette région. La Pologne y a
récemment déployé mille soldats et la République tchèque se prépare à fournir
des hélicoptères et des armes aux forces d’occupation.
Comme c’est le cas
pour la participation aux guerres en Irak et en Afghanistan, une majorité
écrasante de la population des deux pays rejette le déploiement de ce système
de défense antimissiles. Un récent sondage par l’agence STEM a révélé que
70 pour cent des Tchèques sont fortement opposés à l’installation de
cette base militaire américaine. Le sondage a aussi montré que cette question
est suivie avec intérêt par la population. D’autres sondages ont indiqué
qu’entre 60 et 80 pour cent des Polonais sont eux aussi opposés à ce que
des missiles américains soient déployés sur leur territoire.
Les élites politiques
dirigeantes de ces deux anciens pays de l’Est ont totalement ignoré cette
forte opposition populaire à la politique agressive du gouvernement Bush. A la
suite d’une rencontre entre les chefs de gouvernement des deux pays,
Mirek Topolanek, le président du Parti démocrate civique (ODS, conservateur)
et Jaroslaw Kaczynski, le président du PiS polonais, un parti conservateur
droitier, ceux-ci ont souligné leur accord sur la question des bases
américaines. Kaczyndki a déclaré : « Nous sommes tous deux profondément
convaincus qu’il faut prendre des décisions de principes sur les
questions de la sécurité de l’Europe, y compris sur l’hébergement
de bases du système américain de défense antimissiles. » Le premier
ministre tchèque, Alexandr Vondra (indépendant) a annoncé que Prague répondrait
ce mois officiellement à la requête des Etats-Unis.
Il faut noter que les
Verts tchèques ont défendu les projets américains avec véhémence. Le dirigeant
du Parti vert, Martin Bursik, et le ministre indépendant des Affaires
étrangères, Karel Schwarzenberg, nommé
à ce poste avec l’appui des Verts, ont tous deux signalé leur soutien
inconditionnel aux propositions américaines. Une motion appelant à un
référendum sur cette question a été rejetée par le congrès du Parti vert à la
mi-février sans même un vote.
Afin d’obtenir la
majorité nécessaire au Parlement pour l’installation de la nouvelle base radar,
le gouvernement tchèque (une coalition composée de l’ODS conservateur,
des démocrates-chrétiens et des Verts) a besoin du soutien d’au moins
deux députés du Parti social-démocrate tchèque (CSSD). Officiellement, les
sociaux-démocrates sont dans l’opposition, mais la direction du CSSD a
approuvé un soutien du gouvernement de droite par leur parti. En réponse,
Topolanek a promis que le chef du CSSD, Jiri Paroubek, aurait une certaine
influence sur l’élaboration de la politique gouvernementale.
Les déclarations publiques
d’opposition aux bases militaires par le CSSD sont de l’hypocrisie
pure. C’est le gouvernement dirigé par le CSSD qui a entamé les
discussions avec les représentants américains sur cette question l’an
dernier. Ils avaient alors signifié leur soutien à cette mesure.
En Pologne, la très faible
opposition aux bases américaines au sein de l’élite dirigeante de ce pays
vient de la crainte qu’une obéissance aveugle à Washington n’entraîne
la perte de ce qui reste de soutien populaire à la clique politique au pouvoir
à Varsovie. C’est de ce point de vue que l’ancien ministre polonais
de la Défense, Radoslaw Sikorski, a dit au journal Gazeta Wyborcza :
« Le système de défense antimissiles proposé pour la Pologne est un
système américain de défense des Etats-Unis. Je ne suis pas un partisan du
régime de Téhéran, mais la Pologne a des relations diplomatiques avec
l’Iran et nous n’attendons aucune attaque de missiles iraniens sur
Varsovie. »
Sikorski avait été forcé
de démissionner au début du mois de février, après avoir critiqué la politique
adoptée par les frères Kaczynski. Sikorski n’est pas opposé aux plans
américains en principe, mais préconise une négociation plus serrée avec les
Etats-Unis ainsi que l’intégration de la Pologne dans
l’OTAN. Le nouveau ministre polonais de la Défense Alexander
Szczyglo, très proche des frères Kaczynski, a annoncé qu’il se rendrait
prochainement à Washington pour donner la réponse de son gouvernement aux
propositions américaines.
Les frères Kaczynski et
leur parti, le PiS, sont prêts à risquer une crise ministérielle pour servir
les intérêts du gouvernement américain. Andrzej Lepper, vice-premier ministre
et dirigeant de Samoobrona, parti de la droite pure et dure et membre de la
coalition, a demandé un référendum sur la question des bases américaines, en
opposition à la position officielle du gouvernement.
Les plans américains,
comme il fallait s’y attendre, ont été sévèrement critiqués par Moscou.
Comme à la Conférence sur la sécurité de Munich en février, le président russe
Vladimir Poutine a clairement condamné la politique étrangère américaine. Après
qu’il soit devenu clair que le gouvernement polonais et le gouvernement
tchèque acceptaient les plans américains, Moscou a répondu par une menace
ouverte. Le général russe Nikolai Solovtsov a expliqué qu’il serait
maintenant nécessaire de considérer les sites proposés pour le déploiement du
système de défense antimissiles comme une cible potentielle pour les missiles
russes.
Les tensions sont encore montées
d’un cran après qu’il fut annoncé qu’il y avait aussi des
plans pour établir d’autres bases de missile dans le Caucase, peut-être
en Géorgie où a eu lieu récemment, sous l’égide des Etats-Unis, une
« révolution orange ». Le déploiement de missiles en Géorgie représenterait
un autre jalon important dans l’encerclement de la Russie.
Divisions au sein de l’Union européenne
Le conflit qui s’intensifie entre
les Etats-Unis et la Russie pose d’énormes problèmes aux puissances de
l’Union européenne. En 2003, Donald Rumsfeld, à l’époque secrétaire
à la Défense, avait tenté de partager l’Europe en une
« nouvelle » et une « vieille » Europe, la nouvelle Europe
étant celle prête à s’allier aux Etats-Unis. Une division semblable
apparait à nouveau en réaction au système de défense antimissile.
Alors que toutes les discussions sur le
positionnement du système antimissiles entre les Etats-Unis, la République
tchèque et la Pologne se sont déroulées jusque-là en dehors de l’OTAN la
plupart des hommes politiques européens ont réagi en déclarant que le système
de défense devait tomber sous la responsabilité de l’OTAN — une
proposition qui a, jusqu’à maintenant, été rejetée par les Etats-Unis.
La majorité des hommes politiques
européens s’opposent aux projets américains. Le ministre des Affaires
étrangères du Luxembourg, Jean Asselborn (LSAP), espère voir l’Union
européenne persuader la Pologne et la République tchèque de ne pas autoriser
l’installation des bases. « Nous n’aurons pas de stabilité en
Europe », avertit Asselborn, « si nous poussons les Russes dans leurs
derniers retranchements ».
Le ministre allemand des Affaires
étrangères, Frank-Walter Steinmeier (Parti social-démocrate, SPD), a prudemment
critiqué les plans américains : « Considérant que les bases
envisagées se rapprochent de plus en plus de la Russie, il aurait fallu
d’abord en discuter avec la Russie. » Le président du SPD, Kurt
Beck, a été plus direct : « Nous devons nous parler et non pas nous
brandir des missiles sous le nez. » Le président du Parti libéral
démocrate allemand (FDP), Guido Westerwelle, interpella la présidence allemande
du conseil de l’Union européenne et dit : « L’Europe ne
peut se permettre d’être divisée. » Gernot Erler, ministre adjoint
aux Affaires étrangères (SPD), a mis en garde contre la course aux armements
qui pourraient en résulter.
Le vice-premier ministre tchèque Vondra
a balayé ces inquiétudes : « L’Allemagne est clairement jalouse
du fait que les Etats-Unis, lorsqu’ils veulent s’adresser à
l’Europe, contactent Prague et Varsovie plutôt que Berlin. » Vondra
a déjà séjourné quelque temps aux Etats-Unis et il entretient d’étroites
relations avec les néo-conservateurs à Washington.
D’autres Etats européens ont
exprimé leur soutien à ce projet, particulièrement les Etats d’Europe de
l’Est qui ont participé à l’invasion et l’occupation de
l’Irak. Récemment, le gouvernement slovaque à Bratislava, dirigé par le
premier ministre Robert Fico (SMER), a lui aussi accepté le déploiement
d’un système radar et de défense antimissiles américain sur le territoire
slovaque. Les représentants américains se réservent cette option dans le cas où
des problèmes surgiraient dans les négociations avec la Pologne et la
République tchèque. La Grande-Bretagne, qui participe présentement à des
discussions avec les Etats-Unis sur sa participation au système de défense,
s’est aussi montrée favorable au projet.
Comme dans le cas des plans américains
d’une guerre contre l’Iran, les gouvernements allemand et français
hésitent à s’opposer ouvertement aux Etats-Unis. La chancelière allemande
Angela Merkel n’a pas soulevé la question du système antimissile au
récent sommet de l’Union européenne à Bruxelles bien que d’autres
membres de l’UE, y compris la France, en aient fait la demande lors
d’une rencontre des ministres des Affaires étrangères de l’UE, en
début de semaine à Bruxelles.
Le cours politique suivi par les
Etats-Unis est bien capable de perturber encore davantage les relations
internationales. Le système de défense antimissile américain attaque les
règlements existants sur le désarmement nucléaire à moyenne portée et
entraînera inévitablement une nouvelle course aux armements.
Les tentatives européennes d’intégrer
les projets américains au mécanisme de l’OTAN visent à empêcher des
divisions supplémentaires en Europe. De plus, les puissances européennes sont
très inquiètes du fait qu’un système de défense américain installé tout
près de Moscou pourrait empoisonner leurs relations avec la Russie, avec de
sérieuses conséquences pour l’approvisionnement en matières premières
russes de nombreux pays européens, y compris en pétrole et en gaz.
C’est précisément ce que fait remarquer
Ulrich Weisser, ancien directeur de la planification au ministère de la Défense
allemand, dans la dernière édition du magazine International Policy.
Selon lui, de bonnes relations avec Moscou constituent un « capital
politique, stratégique et économique, dont on ne peut en aucun surestimer la
valeur pour l’Europe et pour le monde ». Utilisant l’exemple
du système antimissile américain, il regrette que la « politique
développée efficacement envers la Russie durant des décennies » par
l’Allemagne et la France doive maintenant « subir l’influence
funeste des nouveaux Etats membres d’Europe de l’Est ».
En ce qui concerne la politique
désastreuse des Etats-Unis, le chaos en Irak et les préparatifs d’une guerre
contre l’Iran, Weisser appelle « l’axe Paris-Berlin-Moscou »
à reconnaître et à mettre en oeuvre ses intérêts stratégiques communs au
Moyen-Orient et en Extrême-Orient — une conduite qui entraînerait sans
aucun doute une dégradation des relations transatlantiques.