Dans une autre manifestation du glissement
inexorable vers la droite de la bureaucratie syndicale des Travailleurs
canadiens de l’automobile (TCA), leur président, Buzz Hargrove, a invité
le premier ministre libéral de l’Ontario, Dalton McGuinty, à prendre
place sur la tribune du Conseil national des TCA qui a eu lieu à Port Elgin en
Ontario le 13 avril.
« Je crois que ce gouvernement [libéral
provincial] a fait un travail immense pour le peuple » a déclaré Hargrove.
La présence de McGuinty a marqué la première fois de l’histoire des TCA
qu’un premier ministre ontarien a été invité à s’adresser à la
direction des TCA. Hargrove a continué en disant aux huit cents délégués syndicaux
réunis pour une retraite au lac Huron qu’il était « absolument
enchanté » de présenter McGuinty qu’il a décrit comme le
« champion » de l’industrie automobile.
Le premier ministre libéral a répondu avec des
compliments de son cru. « Les TCA, a-t-il affirmé, ont toujours été une
force du bien de par le Canada et nous allons dans la même direction. »
Le soutien d’Hargrove pour McGuinty
est la réponse de la bureaucratie des TCA à une crise sans précédent de
l’industrie automobile qui menace les emplois, les salaires et les retraites
de dizaines de milliers de travailleurs et de retraités. Ce soutien est le
corollaire politique de l’imposition par le syndicat de nouvelles
concessions chez les Trois Grands de l’auto (General Motors, Ford et
Chrysler) et sa campagne en faveur de mesures protectionnistes pour la défense
des « emplois canadiens » au détriment des travailleurs des autres
pays.
L’accueil réservé à McGuinty est le
dernier de plusieurs gestes de la direction des TCA, le plus grand syndicat
industriel au pays, vers un resserrement des liens avec les libéraux ontariens
et leur parti frère, les libéraux fédéraux, le parti de la bourgeoisie
canadienne ayant traditionnellement formé le gouvernement national.
Lors des élections ontariennes de 1999,
Hargrove et les TCA ont appelé à un « vote stratégique » en faveur
des libéraux ontariens dans certaines circonscriptions parce qu’il fallait
défaire le gouvernement conservateur provincial de Mike Harris. Cet appel fut
endossé dans les faits par le dirigeant du parti social-démocrate, le Nouveau
Parti démocratique (NPD). Continuant sur cette lancée, Hargrove a déclaré dans
la campagne électorale de 2003, qui s’est terminée par la prise du
pouvoir par les libéraux de McGuinty: « Les gens savent comment provoquer
un changement de gouvernement et vous n’y arrivez pas en votant pour un
candidat qui n’a pas la moindre chance de gagner. Nous analysons
l’information circonscription par circonscription pour voir où il est
possible de déloger un conservateur. »
Avec le soutien entier d’Hargrove, le
NPD a soutenu pendant six mois en 2005 le gouvernement libéral fédéral de Paul
Martin, qui avait précédemment imposé les plus grandes compressions des
dépenses sociales et les plus importantes réductions d’impôts de
l’histoire canadienne. Mais Hargrove s’est attiré les foudres de la
direction du NPD lorsqu’il a publiquement appuyé Paul Martin et Belinda
Stronach, la fille du patron et principal actionnaire de Magna International,
et que son syndicat a appelé à la réélection d’un gouvernement libéral
minoritaire lors des élections fédérales de janvier 2006.
Hargrove a répondu à son expulsion
subséquente du NPD pour avoir endossé un parti politique rival en faisant
pression sur les TCA et ses sections locales pour qu’elles se
désaffilient du NPD. Cela a mené à la fin d’une relation qui avait duré
plusieurs dizaines d’années entre les TCA et les sociaux-démocrates
canadiens. Ces derniers, il faut ajouter, n’étaient pas trop fâchés de la
fin de leur relation avec les TCA puisque, répondant aux pressions de la grande
entreprise et des médias ils n’avaient rien de plus urgent à faire que de
réfuter les allégations qu’ils dépendaient des syndicats d’un point
de vue financier et organisationnel.
En ligne avec l’orientation des TCA
envers les libéraux, lors d’une rencontre le mois dernier, le Conseil des
TCA a endossé le « vote stratégique », c’est-à-dire soutenir
l’élection de gouvernements libéraux, pour empêcher la victoire des
conservateurs. « Nous avons besoin du vote stratégique pour nous assurer
qu’il n’y ait pas de gouvernement conservateur majoritaire »,
a affirmé Hargrove.
Mais les TCA, ou du moins leur président, n’écartent
pas la possibilité d’appuyer quelques conservateurs. Après l’apparition
sans précédent de McGuinty devant la direction des TCA, Hargrove a déclaré à la
presse qu’il s’attendait à ce que des membres syndicaux travaillent
pour chacun des trois partis nationaux, y compris les conservateurs, mais
seulement « un petit nombre pour les conservateurs ».
Le bilan de droite des libéraux ontariens
Pendant que Hargrove et les bureaucrates des TCA chantent
les louanges des libéraux de McGuinty, les travailleurs de la province la plus
peuplée du Canada ont subi sous les libéraux une baisse de leur niveau de vie, l’amputation
des services sociaux et la destruction des emplois.
En arrivant au pouvoir en 2003, McGuinty annonça, à la
façon bien connue des nouveaux gouvernements, qu’étant donné que le
déficit était plus important que ne l’avait admis le gouvernement
conservateur, les promesses électorales libérales étaient maintenant
inapplicables.
Refusant de reculer sur l’assaut législatif
généralisé contre les travailleurs entrepris par les gouvernements
conservateurs précédents de Mike Harris et Ernie Eves, McGuinty a même
intensifié l’attaque en imposant une « prime » de santé de
900 $ par personne, qui a un impact beaucoup plus important pour les
travailleurs et les personnes pauvres.
Poursuivant l’assaut sur le système public de santé de
la province, McGuinty a retiré les restrictions sur les installations privées
de soins de santé et mis un terme au financement provincial pour les examens de
la vue, la physiothérapie et les services de chiropractie. Son gouvernement a
aussi renoncé à d’autres promesses électorales, éliminant le plafond sur
les tarifs d’hydro-électricité et refusant d’annuler les coupures
brutales dans les Suppléments de la prestation pour enfants destinés aux
pauvres qui ont amputé de 2700 $ par année le revenu des mères
monoparentales prestataires de l’aide sociale.
Un groupe de défense sociale a récemment publié un rapport
critiquant sévèrement les libéraux de McGuinty pour avoir ignoré les problèmes
des personnes pauvres en Ontario. Selon l’Interfaith Social Assistance
Reform Coalition (ISARC), la situation des plus démunis dans la province est
pire que lorsque les libéraux sont arrivés au pouvoir. Et bien que le
gouvernement ait grandement publicisé certains changements qu’il avait
apportés, comme une maigre hausse du salaire minimum à 8 $ l’heure
et une augmentation de 5 pour cent des prestations sociales, le rapport
souligne que ces mesures suffisent à peine à compenser pour le fait que ces
prestations aient été maintenues au même niveau durant une décennie ou plus. Le
rapport mentionne aussi que l’on a débuté la construction de seulement
6724 des 20.000 logements sociaux qui avaient été promis.
Bien sûr, rien de ceci n’est nouveau pour Hargrove et
la direction des TCA. Pourquoi Hargrove est-il alors si épris du gouvernement
libéral de McGuinty ? Parce que ce dernier a fidèlement défendu les
intérêts des Trois Grands, redirigeant des millions de dollars en subventions
du gouvernement vers les coffres de Ford, General Motors et Daimler Chrysler,
s’opposant aux intentions du gouvernement fédéral conservateur
d’établir une entente de libre-échange avec la Corée du Sud, et faisant
pression pour que les nouvelles réglementations limitant les émissions de gaz à
effet de serre soient adaptées à l’industrie de l’automobile.
Les TCA et l’assaut sur les emplois et les salaires
Et la réaction de la bureaucratie des TCA au plan de
redressement massif imposé actuellement à l’industrie nord-américaine de
l’automobile est non moins accablante.
En mars, Hargrove et la direction des TCA exhortèrent les
travailleurs de l’usine d’assemblage de Daimler-Chrysler à
Brampton, au nord-ouest de Toronto, à accepter une série de concessions
qu’ils avaient clairement rejetées lors d’un vote à la grandeur de l’usine
en février. Faisant peu de cas de leur propre constitution empêchant
qu’un second vote ne soit tenu sur une question dûment réglée, Hargrove
et son assistant Bob Chernecki ont clairement fait savoir à leurs membres
qu’ils devaient accepter des concessions de 5.000 $ par année, par
l’élimination des primes de quarts de travail, l’intensification
des pratiques de travail et la sous-traitance d’emplois syndiqués
d’entretien, ou alors en subir les conséquences. S’ils refusaient les
concessions, Chrysler transférerait la production hors de Brampton sans que la
bureaucratie syndicale ne s’y oppose. « La question ici est de
négocier intelligemment », a expliqué Chernecki.
Après une réunion houleuse durant laquelle les membres, criant
dans la salle, dénoncèrent la direction, les travailleurs de l’auto, encaissant
avec amertume le fait qu’ils avaient été abandonnés, ont ratifié les
concessions. « Beaucoup d’entre nous ont voté “non”
pour faire comprendre que nous n’avons plus confiance en notre
syndicat », a dit Dan Ciurlia, un vétéran de l’usine avec 27 ans d’ancienneté.
« Nous comprenons la grande menace de la mondialisation. Nous comprenons
que nos emplois peuvent partir. Les gens ont peur. Mais on nous demande de
prendre des décisions sans que nous soyons vraiment informés et il faut le
faire rapidement. Les travailleurs veulent savoir si la direction syndicale va
vraiment prendre notre défense. »
Un représentant reconnaissant de Daimler Chrysler a résumé le rôle
joué par le syndicat pour imposer les concessions. « Nous n’aurions
pas pu aller de l’avant sans les TCA », a dit le porte-parole
canadien de la compagnie, Dave Elshoff.
Lorsque Chrysler a annoncé l’élimination de deux
mille emplois à Windsor, Brampton et Toronto Ouest, plus tôt cette année,
Hargrove avait qualifié cette attaque contre ses membres comme étant un « véritable
désastre », mais a refusé de s’opposer aux coupes, conseillant aux
membres perdant leur emploi : « prenez ce que vous pouvez ». Et
l’automne dernier lorsque Ford a annoncé une réduction de sa production
de 21 pour cent et la fermeture de neuf usines en Amérique du Nord dans les
deux prochaines années, incluant une usine de moteur à Windsor, Ontario, le président
des TCA l’a qualifié de « résultat mitigé » puisqu’il y
avait en proportion plus de pertes d’emplois chez les travailleurs
américains.
La direction des TCA, avec le soutien de
plusieurs mouvements de radicaux de la classe moyenne, a présenté la scission avec
les Travailleurs unis de l’automobile (United Auto Workers) en
1985-86 comme une rébellion contre la direction de droite du syndicat
international. En réalité, c’était une manœuvre bureaucratique
visant à faire dérailler un mouvement d’opposition de la base contre
l’élimination des emplois et les fermetures d’usines et à faciliter
une collaboration plus étroite entre la bureaucratie syndicale et les patrons
de l’industrie automobile des deux côtés de la frontière.
Pendant des années, la bureaucratie des TCA a
cherché à vendre aux constructeurs l’importance du soi-disant
« avantage canadien », c’est-à-dire le fait que les coûts de
main-d’œuvre sont plus faibles dans leurs installations canadiennes
comparées aux installations américaines, à cause de la faible valeur du dollar
canadien face au dollar américain et du système de santé public canadien. Un
analyste financier de Wall Street avait déjà écrit sur celui-ci qu’il
était « un don qui continuait à donner ».
Mais devant les pressions pour qu’ils
fassent quelque chose pour empêcher les pertes importantes d’emploi et
craignant l’érosion des cotisations syndicales, les bureaucrates des TCA
appellent de plus en plus ouvertement les Trois Grands à reconnaître
qu’ils leur offrent une main d’œuvre à bon marché.
Durant la ronde de négociations de 2002, Hargrove
a courtisé les maisons de courtage de Wall Street et Bay Street pour
qu’elles fassent pression sur les constructeurs pour que ces derniers
éliminent leurs emplois surtout aux Etats-Unis. Lors d’un appel
conférence avec J.P. Morgan Chase & Co., Hargrove a
affirmé : « Le véritable défi pour nous tous, si nous voulons
faire de l’argent, est de tenter de demander que les compagnies portent
une plus grande attention aux pays et aux communautés où l’on trouve de
façon évidente la qualité, la productivité, les faibles coûts et la rentabilité. »
La réponse de la bureaucratie des TCA à la crise
financière actuelle des Trois Grands a été d’approfondir sa longue
relation de collaboration avec les dirigeants de l’industrie et le Parti
libéral, parti de la grande entreprise. Au nom de la « stratégie nationale
de l’auto », les TCA font pression sur le gouvernement fédéral et le
gouvernement ontarien pour qu’ils accordent d’autres réductions de
taxes et plus de subventions aux Trois Grands pour les aider à concurrencer
Toyota, Honda et les autres constructeurs basés à l’étranger. Au même
moment, ils cherchent à monter les travailleurs nord-américains les uns contre
les autres dans une lutte fratricide pour les emplois, menant une campagne pour
que les Trois Grands ferment leurs usines aux Etats-Unis et au Mexique de
préférence à celles du Canada, tout en faisant pression sur Ottawa pour
qu’il fasse la guerre commerciale aux constructeurs asiatiques.
Hargrove a déjà indiqué que dans la lutte pour
le contrôle de Daimler Chrysler que se livrent les investisseurs milliardaires,
lesquels voudront imposer d’importantes coupes dans les emplois, les
salaires et les avantages sociaux pour obtenir de nouveaux profits, il
considère donner l’appui des TCA à l’offre de Frank Stronach, le
dirigeant de Magna Canada, que les TCA ont condamné pendant des années pour ses
pratiques antisyndicales vicieuses.
Il faut tirer les conclusions du fait que les
travailleurs ont été amenés dans une impasse par la bureaucratie syndicale des
TCA. La défense des emplois, des conditions de travail et du niveau de vie ne
peut aller de l’avant que par la construction d’un mouvement
politique indépendant de la classe ouvrière basée sur la lutte pour unir les
travailleurs internationalement et pour réorganiser la vie économique selon des
principes démocratiques et égalitaires, c’est-à-dire socialistes.