Le jeudi 10 mai, Tony Blair a annoncé le
moment où il démissionnera en tant que chef du Parti travailliste et par
conséquent, du poste de premier ministre. Il restera officiellement à la tête
de son parti jusqu’à la fin juin pour permettre aux travaillistes de
choisir celui qui lui succédera, presque certainement le chancelier Gordon
Brown.
L’annonce de Blair est probablement
la démission la plus attendue de mémoire d’homme. Depuis au moins
l’élection générale de 2005, beaucoup a été dit sur la démission imminente
de Blair.
Pour un homme qui a tant insisté sur son
« héritage » et le fait qu’il avait « la main de
l’histoire » sur son épaule, selon ce que répètent constamment
Downing Street et les médias, il ne pouvait y avoir de bon moment pour annoncer
sa retraite.
Plus détesté encore en Grande-Bretagne que
son mentor, Margaret Thatcher, officiellement la première ministre la plus
détestée de l’histoire récente, les sondages donnent une idée de ce que
sera son héritage. Quelque 50 pour cent de la population croit que c’est pour
le bain de sang de la guerre préventive et de l’occupation de
l’Irak que Blair trouvera une place dans les livres d’histoire. Le
deuxième groupe le plus nombreux croit que c’est plutôt son alliance avec
George W. Bush qui sera citée.
Blair quitte son poste en étant un criminel
de guerre non accusé et le seul premier ministre en devoir ayant été cité à
comparaître dans une enquête de la police (dans le scandale de
l’« argent contre noblesse »). Ce n’est pas une
coïncidence si Lord Levy avait auparavant annoncé qu’il démissionnera du
poste d’envoyé spécial du premier ministre au Moyen-Orient. En tant que
leveur de fonds en chef de Blair, Levy a été arrêté et interrogé par la police
enquêtant sur la vente présumée de titres de noblesse en échange de prêts au
Parti travailliste.
Le premier ministre aurait planifié sa
retraite depuis un certain temps et en aurait discuté avec des personnalités
comme Rupert Murdoch et celui qui était alors le PDG de British Petroleum, Lord
Browne. Il a été suggéré que pour ne pas être perçu comme un profiteur
impatient, son premier projet sera d’établir une fondation mondiale pour
favoriser « une plus grande compréhension » entre les trois
« fois abrahamiques », la chrétienté, le judaïsme et l’islam.
Cela est une fraude obscène en soi,
considérant son rôle au Moyen-Orient. Mais il n’y a aucun doute que Blair
pourra encore une fois utiliser ses talents de solliciteur de fonds auprès de
riches bienfaiteurs. On s’attend à ce que l’activité qui lui
rapportera véritablement beaucoup soit les tournées de conférences aux
Etats-Unis. Il est estimé au bas mot que Blair peut s’attendre à gagner
dans la première année suivant sa démission une somme allant de 5 millions à 10
millions de £, alors qu’une entente pour
l’écriture d’un livre lui rapporterait entre 5 et 8 millions de £.
Personne ne doute que Blair sera accueilli à
bras ouverts dans les cercles de droite, particulièrement aux Etats-Unis. Et
cela, en grande partie, pour son historique de militarisme débridé en alliance
avec Washington. Il est aussi estimé dans ces cercles parce que, tout comme aux
Etats-Unis, sa rhétorique de la « guerre au terrorisme » a été utilisée
pour justifier les mesures les plus autoritaires et antidémocratiques.
Tout aussi important, sa réputation a été
fondée sur l’immense transfert des richesses qu’il a contribué à
mettre en place au Royaume-Uni, des poches des travailleurs vers les sociétés
financières mondiales et les super-riches.
La liste des individus les plus riches,
publiée dans le Times du mois passé, a établi que les mille individus
les plus riches de Grande-Bretagne ont plus que triplé la valeur de leurs
avoirs sous Blair. Leur fortune combinée a augmenté de 20 pour cent l’an
passé seulement, pour atteindre un total de 360 milliards de £.
Londres a été décrite comme un « aimant à
milliardaires », qui sont attirés par la réputation du Royaume-Uni en tant
que « paradis fiscal » dans lequel les riches, plusieurs
d’entre eux ayant fait fortune en dépouillant les actifs ou par les
privatisations et la spéculation financière, ne paient pratiquement aucun impôt
sur leurs revenus.
Par opposition, le nombre de personnes vivant
dans la pauvreté en Grande-Bretagne a augmenté l’an dernier, passant de
12,1 millions à 12,7 millions, soit une augmentation de 600.000 personnes,
alors que le nombre d’enfants pauvres a augmenté de 200.000 de 2005 à
2006, pour atteindre 3,8 millions.
C’est le rôle qu’il a joué dans
l’enrichissement d’une petite minorité de la population qui lui a
valu la reconnaissance dans les médias de la Grande-Bretagne, y compris la
presse dite libérale. The Observer a écrit dans son éditorial du 29
avril que « La Grande-Bretagne n’a jamais été mieux que lors des dix
années où Tony Blair était à sa tête. De la richesse fut créée et de la
richesse fut redistribuée. C’est ce que les gouvernements travaillistes
ont toujours souhaité. Et tout cela sans diminution de la compétitivité à
l’échelle mondiale. »
Dans la mesure où les commentateurs se sont
sentis obligés de reconnaître le rôle de Blair en Irak, c’est pour le
décrire comme une erreur tragique et isolée qui porte ombrage à un ensemble de
réalisations très enviables. Ces commentaires cachent le fait que la guerre en
Irak fait partie d’une résurgence du militarisme impérialiste qui
comprend l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne contre le Kosovo, le
Sierra Leone et l’Afghanistan et qui continue avec les provocations
actuelles contre l’Iran.
Le fait que les
médias réduisent la question de l’Irak à un simple détail est déjà très
significatif. Mais le fait qu’ils le fassent à la suite d’une
défaite accablante du Parti travailliste lors des élections du 3 mai —
dans lesquelles la question de la guerre a joué un rôle-clé — démontre le
gouffre qui existe entre l’élite dirigeante et ses apologistes
politiques, et les masses de travailleurs.
Lors de ces
élections, les travaillistes ont, pour la première fois en 50 ans, perdu le
contrôle de l’Écosse et ont obtenu leurs pires résultats au Pays de
Galles depuis 1918. En Angleterre, où la position des travaillistes était déjà
la pire de leur histoire, ils ont été rayés de 90 autorités locales et ont
presque perdu 500 conseillers. En tout, leur part du vote se situe à seulement
27 pour cent, dans des conditions où le taux de participation n’a jamais
atteint beaucoup plus que 50 pour cent.
De nombreuses
discussions sur les élections ont pris place, révélant jusqu’à quel point
la coalition qui porta Blair au pouvoir en 1997 – l’appui
traditionnel du Parti travailliste dans les grandes villes et une couche
d’anciens électeurs conservateurs dans quelques circonscriptions –
s’est effondrée.
Dans l’Observer
du 6 mai, Andrew Rawnsley nota que : « pour les électeurs non
tribalistes, son détachement face à son parti a toujours été un élément central
de son attrait électoral. C’est sa capacité à rejoindre des parties du
pays qui ne s’étaient pas senties attirées par de précédents leaders
travaillistes qui lui a permis de demeurer au 10 Downing Street aussi
longtemps... Tony Blair a prouvé qu’un premier ministre non travailliste
à la tête d’un gouvernement travailliste pouvait être très puissant
électoralement. »
Rawnsley ajouta
que, comme Margaret Thatcher, Blair « gagna en formant une coalition qui
alla chercher un appui au-delà de l’électorat traditionnel de son parti.
Comme elle, ses triomphes électoraux à Westminster ont été accompagnés
d’un affaiblissement du parti. Et comme elle, sa coalition a été
éventuellement fracturée. »
La référence de
Rawnsley à « l’affaiblissement » du Parti travailliste est
significative, bien qu’il ne la mentionne que rapidement et qu’elle
soit complètement passée sous silence par d’autres commentateurs. La
raison en est que, comme la plupart des médias pro-travaillistes, l’Observer,
dans un effort commun, tente de sauver le New Labour de l’oubli en
portant Brown à la direction. La leçon à retenir, poursuit Rawnsley, est que
« le chancelier doit se rappeler que le New Labour avait initialement pris
le pouvoir en s’adressant aux riches et ambitieux électeurs de la classe
moyenne ».
Le bavardage
passionné à propos de la « coalition » du New Labour est tout
simplement faux. En dernière analyse, toute majorité parlementaire dépend de
telles alliances, y compris la victoire écrasante du Parti travailliste en 1945
qui fut acquise sur la base d’un important programme de réformes
sociales. Toutefois, dans le cas du New Labour, sa victoire électorale était
basée sur le mythe monumental qu’il était possible de conjuguer les
demandes des travailleurs à un programme de la grande entreprise.
Rien ne peut
masquer le fait que cette perspective s’est avérée en fait n’être
qu’un écran de fumée derrière lequel les riches sont devenus encore plus
riches alors que la grande majorité a été plongée dans une existence précaire,
criblée de dettes.
La véritable coalition
pro-Blair – celle que l’on n’ose pas nommer – était
celle entre la grande entreprise et les super-riches d’une part, et le
Parti travailliste et la bureaucratie syndicale d’autre part.
C’est grâce
à son association historique avec la classe ouvrière que le Parti travailliste
a été en mesure de finaliser l’abandon du modèle d’Etat-providence
par Thatcher – « l’économie mixte » d’industries
nationalisées et de financement des services publics – et du même coup,
de toutes les notions gradualistes qui avaient été essentielles pour maintenir
la paix sociale durant la période d’après-guerre.
Les syndicats ont
non seulement joué un rôle essentiel en façonnant le programme de droite du
nouveau parti travailliste, mais aussi en empêchant toute résistance à ce
dernier, alors que le gouvernement coupait dans les dépenses publiques,
maintenait les salaires au plus bas et privatisait la santé et
l’éducation.
Rien ne pouvait
mieux illustrer le caractère malveillant de la bureaucratie syndicale que son
refus d’appuyer les manifestations de masse contre la guerre en Irak,
sous prétexte que cela aurait mis en péril le gouvernement travailliste. En
effet, le fait que le Blair puisse espérer quitter gracieusement Downing Street
au moment choisi, plutôt que d’y être forcé, comme il le mérite, est en
tout premier lieu la responsabilité du Congrès des syndicats unis.
Au même moment, la
manière avec laquelle Blair quitte témoigne éloquemment de l’absence de
toute opposition de principe à Blair au sein de parti travailliste même. Il
n’a jamais été sérieusement défié de la gauche. Au lieu de cela, de
l’aile gauche officielle il ne reste qu’un vestige, alors que les
postes qui forment la coterie proche de Blair ont été remplis par les anciens
de la « gauche », plusieurs ayant un passé stalinien.
La grande
entreprise et les syndicats tentent maintenant de construire une base pour la
poursuite de cette alliance sous Brown. Dans un effort visant à sauver le parti
travailliste, même les sévères hostilités entre les factions de Blair et de
Brown au sein du parti ont été temporairement mises de côté, avec une
succession à la direction de la chancellerie organisée plus comme un
couronnement qu’une course à la direction.
Le problème
fondamental auquel ils font face cependant, c’est que le « succès »
de Blair a été construit sur le cadavre du Parti travailliste. Avec la grande
entreprise dans tous les postes officiels du parti, résultat du processus de
transformation des travaillistes en un ramassis néo conservateur, toutes
possibilités de voir les tensions sociales canalisées dans une voie inoffensive
a aussi été éliminées.
Brown, le second
architecte du Nouveau Parti travailliste, ne peut pas revenir en arrière, pas
plus qu’il ne peut sortir de sa propre peau. Pour l’essentiel, les
prétentions de Brown à présenter un programme différent de celui de Blair,
visent à obtenir l’appui du parlement – ce qui est nécessaire à
cause de la majorité vacillante des travaillistes et la croyance largement
répandue que la démocratie parlementaire a été éviscérée par une clique
sordide, corrompue et intouchable. Sur la question de la guerre et du
militarisme, il n’a rien à dire d’autre que d’indiquer
qu’il va permettre au parlement de prendre un vote si une nouvelle guerre
est déclarée dans le futur.
Il ne peut y avoir
de retour en arrière vers l’ancienne structure politique, lorsque des
millions de travailleurs considéraient les travaillistes comme « leur
parti ». C’est un parti de l’oligarchie financière, férocement
hostile à toute mesure qui empiéterait sur les intérêts du capital et des
riches – un fait rendu très clair par la dérision avec laquelle est
invoquée, au sein du parti, la perspective d’une candidature de
« gauche » par Michael Meacher ou John McDonnell. Les travaillistes
sont si opposés à même un appui des plus insipides aux réformes sociales,
qu’il est à se demander si un candidat choisi de la « gauche »
réussirait à obtenir l’appui de 45 des membres du parlement requis pour
une telle mise en candidature.
La désaffectation
de la classe ouvrière est un phénomène européen et international. Sur tout le
continent, les anciens partis sociaux-démocrates ont adopté la politique de la
droite. Leur nom est le dernier vestige qui reste de leur origine d’organisation
de masse de la classe ouvrière : il est conservé pour semer la confusion
politique et aider à imposer une politique profondément impopulaire à un
électorat hostile.
Cela présage
d’énormes conflits politiques et de classe. Mais, comme l’ont
démontré les récentes élections ici, en France et en Allemagne, pour que les
sociaux-démocrates de droite ne soient pas simplement remplacés par des
conservateurs de droite, et pour que les inégalités sociales et la menace de
nouvelles guerres soient écartées, les travailleurs et les jeunes doivent
établir leur indépendance politique de la bourgeoisie et de son annexe de
« gauche » en construisant un parti véritablement international et
socialiste.