La cérémonie d’inauguration de
l’Assemblée de partage du pouvoir à Stormont, où l’on a vu Martin
McGuinness du Sinn Féin s’asseoir aux côtés d’Ian Paisley du Parti
unioniste démocratique (PUD), a été décrite comme une fin de conte de fée pour
le processus de paix en Irlande du Nord. En fait, cet accord ressemble plus à une
entente d’affaire entre deux parties hostiles qui a pour objectif
d’ouvrir les portes de l’Irlande du Nord aux investisseurs globaux.
Il y quelques chose de grotesque à
voir Paisley rire et plaisanter avec les médias, disant : « Je
me demande pourquoi on me hait, parce que je suis une bonne personne. » Et
McGuiness de se tenir debout à ses côtés alors que, devant Stormont, la police
brise une manifestation contre la guerre en Irak. Il est encore plus révoltant
de voir le premier ministre britannique Tony Blair chercher à se présenter
comme un architecte de la paix, comme si le conflit sanglant de plus de trente
ans n’avait rien à voir avec la Grande-Bretagne.
Les affirmations que le conflit
confessionnel en Irlande du Nord a été mis de côté sont néanmoins exactes sur
un point. Les divisions entre unionistes et républicains qui ont été nourries
par l’impérialisme britannique pendant des siècles ont joué un rôle
essentiel pour cacher les antagonismes de classes fondamentaux au sein de la
société irlandaise du Nord. L’alliance entre le PUD et le Sinn Féin
servira à les exposer comme des partisans du Capital, fondamentalement hostiles
aux intérêts sociaux de la classe ouvrière, tant catholique que protestante.
Près de dix années ont passé depuis
la signature de l’accord de paix du Vendredi saint en 1998, qui a fondé
l’Assemblée de Stormont. Cela fut rendu possible après que le Sinn Féin
ait accepté de renoncer à sa campagne terroriste et de reconnaître la
légitimité de l’Etat nord-irlandais.
Au même moment, le PUD prenait la
position qu’il fallait s’opposer à l’accord, contrairement au
Parti unioniste de l’Ulster (PUU), le parti plus grand de David Trimble.
Cette position reflétait une certaine inquiétude que les efforts de
l’impérialisme américain et britannique et du gouvernement de
l’Irlande du Sud pour mettre fin aux énormes coûts en sécurité reliés aux
« troubles » et pour créer un environnement plus propice aux
investissements menaceraient le contrôle exercés par les unionistes sur leur base
protestante.
Les années qui suivirent furent
caractérisées par un effort concerté de la part de la Grande-Bretagne et des
Etats-Unis pour que le Sinn Féin et l’Armée républicaine irlandaise (IRA)
respectent les termes de l’entente. Ces efforts se sont concentrés sur la
question du désarmement et de l’acceptation du service de police de
l’Irlande du Nord réformé. Le PUD a pu profiter des préoccupations de la
majorité protestante pour dépasser le PUU en popularité. Le PUD est ainsi
devenu le principal obstacle à l’implémentation des nouveaux arrangements
constitutionnels.
Dans les mois qui ont précédé la
cérémonie, une grande pression a été exercée par Washington et Londres pour que
Paisley rentre dans le rang. Ainsi, l’organisation partisane de la ligne dure
et la plus opposée à l’accord détient la majorité et le poste de premier
ministre à l’Assemblée aux côtés du Sinn Féin en tant que plus grand
parti républicain.
La manipulation des tensions
confessionnelles est toujours présente. En fait, elle est intégrée aux
structures mêmes de la constitution irlandaise, qui définit les parties comme
les représentants des deux « communautés » opposées.
Le Sinn Féin et le PUD sont unis sur
l’idée qu’il faut transformer l’Irlande du Nord en une
plateforme d’investissement où les impôts sont bas, offrant un accès un
marché européen et à une force de travail parlant anglais, semblable à ce qui
se fait en Irlande du Sud. Ils se sont rapprochés sont l’œil de
Blair, le secrétaire de l’Irlande du Nord, Peter Hain, le premier
ministre irlandais, Bertie Ahern et une délégation de notables américains ayant
à sa tête le sénateur Edward Kennedy, dont les intérêts dans le processus sont
comparables à ceux d’un important actionnaire dans un conseil
d’administration.
Mise à part la rhétorique
sur la « paix » et le processus de « guérison », on ne
discuta que des changements nécessaires à l’économie de l’Irlande
du Nord, et en particulier du démantèlement du secteur public.
McGuinness a même axé son
discours sur la promesse « d’encourager l’investissement et
améliorer les infrastructures de la province ».
Qu’est-ce que cela
signifie ? Dans un commentaire publié dans le Guardian, Hain a
affirmé : « Lorsque je suis devenu secrétaire d’Etat deux ans
auparavant, je fus étonné et consterné de constater que l’Irlande du Nord
était, et est toujours, très dépendante du secteur public.
« Et bien que le taux de chômage
n’ait jamais été aussi bas, les prix des maisons à la hausse indiquant
une prospérité accrue, il faut rééquilibrer l’économie si l’on
souhaite maintenir cette situation à long terme. Cela signifie investir
davantage chez nous, plus de croissance pour les entreprises d’ici et
encourager encore plus les entrepreneurs. »
Il insista que « de
brillants efforts devront être réalisés pour permettre à l’Irlande du
Nord de faire face aux défis mondiaux en provenance de l’Europe de
l’Est, de l’Inde et de la Chine. »
Faire face aux « défis
mondiaux » veut dire couper dans les taxes imposées aux sociétés ainsi que
dans les dépenses publiques, afin de rattraper Dublin.
Paisley a lui-même appuyé
la mise en place d’un taux d’imposition unique pour les entreprises
à travers l’Irlande, qui se situe à seulement 12,5 pour cent au Sud.
Payer pour cette mesure exigerait d’importantes réductions dans les prestations
et les services sociaux dans un contexte où les revenus du Nord proviennent à
60 pour cent de Westminster. L’écart entre les dépenses publiques et les
taxes perçues au Nord se situe environ à 6 milliards £, ou 3000 £ par
personne.
Londres a déjà clairement
affirmé que ce niveau de subventions devait cesser bien que, afin de faciliter
la transition vers une forme de gouvernement autonome, il ait accepté
temporairement de subventionner le Nord. De plus, même si l’Irlande du
Nord n’est plus considérée comme une région européenne nécessitant une
aide économique spéciale, elle reçoit toujours du financement de l’ordre
de 1 milliard € sur sept ans de l’Union européenne, ainsi que
plus d’un demi-milliard d’euros pour faciliter le processus de
paix.
Le Sinn Féin et le PUD se
sont alliés afin d’exploiter ce qu’ils perçoivent comme étant une occasion
limitée dans le temps, durant laquelle ce financement peut être utilisé pour
contrer en partie les impacts sociaux d’une restructuration économique.
Cependant, la grande entreprise souligne déjà que cet argent devra servir à
favoriser l’investissement et non à financer des programmes sociaux.
Le Financial Times a
affirmé : « L’Irlande du Nord dépend trop du secteur public...
Le gouvernement est l’employeur direct d’environ un tiers de la
main-d’oeuvre et près de deux tiers de la production économique provient
de ce dernier. La proportion des gens en âge de travailler qui ne sont pas
économiquement actifs est de 27,7 pour cent, soit le plus haut pourcentage des
12 régions du Royaume-Uni et bien au-delà de la moyenne de celui-ci qui se
situe à 21,4 pour cent. »
Selon le journal,
« S’unir pour exiger plus de financement du gouvernement central à
Whitehall doit paraître plus facile que de bâtir une telle coalition pour
adopter des politiques de développement de l’entreprise et d’appui
aux entrepreneurs ». Il a averti que « Les ministres du tout nouvel
exécutif n’ont pas de temps à perdre. C’est un moment propice pour
obtenir l’appui de l’Union européenne sur des mesures spéciales
visant à aider l’Irlande du Nord. Plus le temps passe, plus cette
générosité diminuera et le contribuable anglais critiquera l’ampleur des
subventions publiques offertes à la population de la province.
L’autonomie doit devenir la motivation pour une autosuffisance, avant que
la perspective d’une collaboration entre M. Paisley et M. McGuinness ne
devienne banale plutôt qu’extraordinaire. »
De graves conséquences
sociales découlent de telles mesures. Un rapport sur la « Pauvreté et
répartition des revenus en Irlande du Nord », publié par le Conseil
économique et social de recherche, affirme que « Nulle part ailleurs au
Royaume-Uni la pauvreté infantile est-elle plus enracinée, plus importante ou,
en de nombreux endroits, plus concentrée. »
En plus de la pauvreté
infantile, qui se situe actuellement autour de 37 pour cent en Irlande du
Nord, le rapport continue en mentionnant que « dans les parties les
plus pauvres de Belfast et Derry…, dans certains quartiers, 90 pour cent
de la population survie avec des prestations ». Le rapport remet en
question l’efficacité des différents programmes de travail obligatoire
pour l’obtention des prestations alors que les salaires sont 20 pour cent
plus bas que le salaire moyen en Angleterre.
Le rapport attire
l’attention sur une étude précédente publiée par le groupe de réflexion
Dialogue démocratique de Belfast, qui conclu que 30 pour cent des foyers
d’Irlande du Nord sont pauvres, 2 pour cent sont récemment sortis de la
pauvreté et 12 pour cent sont vulnérables à la pauvreté. Cela fait au total
plus d’un demi-million de personnes, y compris près de 150 000
enfants. C’est un taux de pauvreté plus élevé qu’en Angleterre dans
son ensemble et plus que dans la république d’Irlande.
Le rapport note également
des aspects du processus de paix donnant un aperçu des véritables intérêts
sociaux représentés par le Sinn Féin et l’UDF.
Il déclare : « Comparé
au tigre celtique au sud, la croissance économique a été plus modeste, mais a
été plus rapide que toute autre région de l’Angleterre à la fin des
années 90. Il y a eu une grande extension de la classe moyenne des deux côtés
de la ligne de division, mais particulièrement au sein de la communauté
catholique, nourrie par une éducation plus élevée, qui a produit un plus grand
nombre de professionnels et de managers. Alors qu’avant, les foyers
protestants avaient un revenu plus élevé que les catholiques, la différence
aujourd’hui est beaucoup moins importante.
« Plusieurs emplois
ont été créés comme résultat de l’entente de paix. La réforme du système
de justice criminel et de la police a entraîné une augmentation des dépenses
plutôt qu’une réduction pour la paix, en établissant un système de
poursuite indépendant, des partenariats entre les districts pour la
surveillance policière, des partenariats pour la sécurité entre communautés,
des analystes civiles pour les crimes, des officiers de même rangs et un soutien
aux employés. »
Le rapport souligne : « la
vie de ces professionnels est plus en évidence que la pauvreté masquée »
dans l’étude du Dialogue démocratique.
La tentative délibérée de cultiver
une base sociale petite bourgeoise pour le nouvel arrangement constitutionnel
trouve son expression la plus achevée dans la transformation du Sein Féin, de
concert avec le PUD, en gardien de l’Etat de l’Irlande du Nord.
Néanmoins, la couche
sociale qu’ils représentent est étroite et, compte tenu des coupes
demandées, insoutenable à moyen terme.
Comme l’expliqua le World
Socialist Web Site au moment de la ratification de l’Entente de
l’Irlande du Nord en mai 1998 :
« Les profonds
problèmes démocratiques et sociaux auxquels sont confrontés les travailleurs
irlandais ne peuvent pas être et ne seront pas surmontés par une mise à niveau
des mécanismes existants du pouvoir
capitaliste. Le balayage de l’héritage des traditions arriérées et des
antagonismes religieux requiert une restructuration radicale de la vie
économique et sociale. La classe ouvrière est la seule force sociale capable de
mobiliser tous les opprimés pour mener à bien un tel changement
révolutionnaire. La question cruciale est le développement d’un mouvement
politique indépendant de la classe ouvrière, ce qui requiert une rupture consciente
avec les politiques du nationalisme et du réformisme.
« Un nouveau parti de la classe
ouvrière doit être construit, basé sur un programme qui réponde aux besoins
universels de la classe ouvrière pour des emplois et un niveau de vie décent,
qui défende les droits démocratiques et lutte pour l’égalité sociale. Sur
la base d’un tel programme socialiste, toutes les sections de la classe
ouvrière – protestantes et catholiques, irlandaises et britanniques
– pourront et devront être unies dans la lutte contre l’oppresseur
commun, le capitalisme. »