Le 14 janvier, le sacre du ministre de l’Intérieur Nicolas
Sarkozy comme candidat du parti gaulliste au pouvoir, l’UMP (Union pour un
mouvement populaire) à l’élection présidentielle de cette année était un
spectacle à faire frémir.
En politique, il est nécessaire d’éviter tout parallèle
superficiel. Sarkozy n’est pas un fasciste et l’UMP gaulliste n’est pas un
mouvement fasciste, du moins pas pour le moment. Néanmoins, le style de Sarkozy
rappelle en bien des points les souvenirs dérangeants de la période la plus
horrifique de l’histoire européenne.
Il y a eu la parade massive de quelque 80 000 membres radieux
de ce parti qui se donne le nom de « mouvement ». Il y a eu le score
de 98 pour cent en faveur de sa candidature aux élections des délégués de
l’UMP. Et il y a eu l’invocation incessante à l’honneur, la nation et la
patrie.
Au milieu de l’apparat excessif qui conviendrait mieux au
couronnement d’un monarque, Sarkozy a utilisé son discours d’intronisation au
congrès de l’UMP pour condamner la lutte des classes et appeler à surmonter les
différences entre la gauche et la droite. « Ma France, a-t-il déclaré, c’est
celle de tous les Français qui ne savent pas très bien au fond s’ils sont de
droite, de gauche ou du centre parce qu’ils sont avant tout de bonne volonté. »
Il a cherché à réconcilier l’irréconciliable : « Ma
France c’est le pays qui a fait la synthèse entre l’Ancien Régime et la
Révolution, entre l’Etat capétien et l’Etat républicain. » Il a évoqué le
personnage de Jean Jaurès, opposant socialiste à la guerre, qui avait été
assassiné au début de la Première Guerre mondiale, et Georges Clémenceau, le
premier ministre qui, en 1918, avait déclaré son intention de continuer la
guerre jusqu’au bout. En l’espace d’une phrase Sarkozy évoqué le
révolutionnaire Danton, le colonisateur Jules Ferry et le dirigeant français de
l’après-guerre Charles de Gaulle.
Il en a appelé à la tradition religieuse par ces paroles, « Nous
sommes les héritiers de deux mille ans de chrétienté et d’un patrimoine de
valeurs spirituelles », et a assimilé son propre « rêve »
personnel de devenir président et de se rendre « utile à la France »
avec « une victoire pour la France ». On ne peut pas dire que la
modestie soit le point fort de Sarkozy.
Ambition bonapartiste
Sarkozy ne reconnaît ni partis ni classes sociales, il ne
reconnaît que les bons Français et les mauvais Français. Sa rhétorique
exubérante, son appel à tous les Français quelles que soient leurs différences
politiques, sociales ou autres est souvent qualifiée simplement de tactique de
campagne présidentielle, de tentative d’élargir la base électorale de son parti
au-delà de la circonscription gaulliste traditionnelle. Mais ce n’est pas juste
cela.
Sarkozy essaie de développer un nouveau mécanisme pour maintenir
l’autorité de la bourgeoisie. Son objectif est d’établir un gouvernement de
type bonapartiste avec de puissants éléments autoritaires, qui se base d’un
côté sur l’appareil d’Etat et de l’autre sur une masse amorphe de couches
moyennes désenchantées et de sections désorientées de la classe ouvrière. Cet
objectif sous-tend sa démagogie sociale qui rappelle celle d’un Mussolini, d’un
Goebbels et autres représentants semblables de régime autoritaire.
Il s’est fait un nom à son poste de ministre de l’Intérieur comme
champion intraitable du « tout sécuritaire », provocateur de droite,
ami et allié de la police. D’après la presse, il a personnellement serré la
main à rien moins que 26 000 policiers.
En tant que candidat à l’élection présidentielle, il se
présente comme le représentant d’une République basée sur « des valeurs
d’équité, d’ordre, de mérite, de travail, de responsabilité ».
Sarkozy a consacré une large partie de son discours à donner
les grandes lignes de sa vision de la République. Dans cette République, égalité
ne signifie pas égalité sociale, mais plutôt égalité des chances. Il s’agit
d’une République qui n’a peur « ni de l’orientation, ni de la sélection ni
de l’élitisme républicain » qui « est la condition de la promotion
sociale ».
Chaque droit implique un devoir: « Les devoirs sont la
contrepartie des droits. » Personne ne sera en situation de recevoir s’il
ne contribue pas : « Je propose qu’aucun minimum social ne soit
accordé sans la contrepartie d’une activité d’intérêt général. »
La discipline et l’ordre tiennent une place importante parmi
les priorités de Sarkozy. Il veut une école « de l’autorité et du respect
où l’élève se lève quand le professeur entre, où les filles ne portent pas le
voile, où les garçons ne gardent pas leur casquette en classe ».
L’invocation par Sarkozy de panacées autrefois associées aux
idéologues fascistes apparaît le plus clairement dans sa glorification du
concept de travail.
Le but de la République, a-t-il déclaré, est « la
reconnaissance du travail comme source de la propriété et la propriété comme
représentation du travail ». Il attribue « la crise morale de notre
modèle républicain » à la « dévalorisation du travail ». Il
a aussi ajouté « Le travail a été dévalorisé. La France qui travaille est
démoralisée. »
Le candidat gaulliste va jusqu’à accuser la gauche officielle
de trahir l’ouvrier : « Longtemps la droite a ignoré le travailleur
et la gauche qui jadis s’identifiait à lui a fini par trahir. Je veux être le
Président d’une France qui remettra le travailleur au cœur de la société. »
Cet ami déclaré du grand capital français est même prêt à
prôner des hausses de salaire : « Le travail n’est pas assez
récompensé, valorisé, respecté. Et c’est pour cela que le pouvoir d’achat est
trop faible, car les salaires sont trop bas et les charges trop lourdes. »
Ce genre de glorification hypocrite du travail comme base
morale de la société et de la propriété capitaliste est une composante de
l’idéologie corporatiste du fascisme et est intrinsèquement en contradiction
avec les droits démocratiques et sociaux des travailleurs, notamment le droit
de grève et d’organisation. Le travail, d’après le corporatiste, est subordonné
à l’intérêt public, à la société dans son ensemble et à la propriété privée.
Les grèves de travailleurs offensent une telle éthique du travail et
représentent des intérêts égoïstes et de particuliers.
De la même façon, Sarkozy associe ses louanges sur le travail à
des restrictions juridiques sur les grèves dans les services publics. De telles
grèves ont ébranlé le pays à intervalles réguliers cette dernière décennie et
demie. Dans son discours, Sarkozy a critiqué les grévistes qui selon lui
prennent les usagers des services publics en « otages ». Il est
déterminé à faire passer une loi cet été exigeant des services publics le
maintien d’un service minimum et à imposer le vote à bulletin secret lors de
tout mouvement de grève.
Dans ce contexte réactionnaire, il a appelé à un service civique
obligatoire de six mois pour tous les jeunes, une sorte de programme de travaux
forcés.
Sarkozy a entamé son hommage à la valeur du travail par ces mots :
« Le travail c’est la liberté », expression, peut-être accidentelle,
qui rappelle le slogan écrit en grand sur le portail du camp de concentration
nazi d’Auschwitz : « Arbeit macht frei » (le travail c’est la
liberté).
Un tournant politique
L’ascension de Sarkozy à la candidature présidentielle pour
l’UMP s’est faite sur fond d’opposition de la vieille garde gaulliste. Le
président Jacques Chirac tout particulièrement et ses plus proches partisans s’opposaient
à lui.
Sarkozy est fils d’un noble hongrois qui avait immigré en
France après la Deuxième Guerre mondiale et avait servi pendant cinq ans dans
la Légion étrangère. Sa mère était d’origine gréco-juive. Après que son père
ait déserté le foyer, sa mère avait dû élever seule ses trois enfants tout en
poursuivant une carrière.
Sarkozy a tiré de
l’héritage de son enfance une ambition infatigable et le désir de se hisser
vers les sommets, quels que soient les obstacles. Contrairement aux autres
membres de l’élite politique française, Sarkozy n’est pas passé par le cadre de
l’ENA (Ecole nationale d’administration.)
Sa nomination à la candidature présidentielle marque un
tournant politique qui ne peut se comprendre que par rapport à la situation
internationale à laquelle la France est confrontée et les vives tensions qui
existent à l’intérieur du pays.
Depuis de nombreuses années en France les élites politiques et
des affaires cherchent à se mesurer aux défis posés par la mondialisation et à
renforcer la position du pays sur le marché mondial en détruisant les acquis
sociaux de l’après-guerre et en privatisant à grande échelle. A plusieurs
reprises, elle a dû faire face à l’opposition acharnée de larges couches de
travailleurs et de jeunes.
Depuis 1995, le pays a été secoué de façon répétée par des
mouvements sociaux de masse qui ont souvent duré des semaines et n’ont pu être
maîtrisés qu’avec le concours des syndicats, des partis officiels de la gauche
et des groupes petits-bourgeois d’extrême-gauche. Ces organisations se sont
discréditées un peu plus chaque fois au cours de ces luttes tandis que de
nouvelles couches sociales et des générations plus jeunes n’ayant aucun lien
avec ces partis et syndicats traditionnels rejoignaient ces mouvements de
protestation.
En 2002, le Parti socialiste français a subi une débâcle quand
son candidat présidentiel, Lionel Jospin a été battu par Jean-Marie Le Pen,
d’extrême-droite au premier tour des élections, laissant ce dernier au second
tour. Depuis lors, le Parti socialiste, avec ses parasites du Parti communiste,
et des groupes d’extrême-gauche tels la Ligue communiste révolutionnaire et
Lutte ouvrière, a clairement viré à droite. Avec le choix de Ségolène Royal, le
Parti socialiste a adopté un candidat présidentiel dont le programme rejette toute
forme de réforme sociale de gauche et prône la négation de l’Etat providence,
le libéralisme, la chasse aux immigrants et la démagogie du « tout sécuritaire »
qui sont au cœur du programme Sarkozy.
Etant donné l’échec des gouvernements antérieurs, qu’ils
soient dirigés par les gaullistes ou le Parti socialiste, à vraiment mettre en
place des mesures contre la classe ouvrière- privatisations, flexibilité du
travail, démantèlement de l’Etat providence, dérégulation des entreprises,
baisses d’impôts pour les entreprises et les riches – exigées par l’élite
française des patrons, les cercles dirigeants français explorent de nouvelles
méthodes plus directes d’imposer leurs diktats.
Ils recherchent un moyen de se sortir de l’impasse sociale qui
les a obligés à modérer leurs attaques envers la classe ouvrière – comme cela a
été le cas l’an dernier avec le retrait par le gouvernement du CPE, Contrat première
embauche. C’est ce qui explique le soutien grandissant pour Sarkozy de l’élite
dirigeante.
Ces dernières semaines, des personnalités bien en vue de l’UMP
tels l’ancien premier ministre Alain Juppé et la ministre de la Défense Michèle
Alliot-Marie, une favorite de Chirac, se sont alignées derrière Sarkozy. Il
jouit aussi de plus en plus du soutien des milieux français des affaires. Parmi
ses sponsors et soutiens financiers, on compte des personnalités tels le
producteur d’armes et éditeur Arnaud Lagardère, le magnat du bâtiment et de la
télévision Martin Bouygues et le dirigeant du groupe luxueux LVMH, Bernard
Arnault.
Les formes de gouvernement bonapartistes sont une tradition de
longue date en France, de Napoléon 1er et Napoléon 3 au mentor de Sarkozy, le
général de Gaulle, qui avait mis en place en 1959 un régime présentant de
puissantes tendances autoritaires.
Il y a cependant des différences fondamentales entre la
situation de la France dans les années 50 et aujourd’hui. De Gaulle avait pris
le pouvoir en pleine guerre d’Algérie quand la France était menacée de tomber
dans la guerre civile. Le redressement économique des années qui ont suivi et
qui ont vu une industrialisation rapide et une mutation de larges couches de la
population des campagnes vers les villes, ont finalement miné ce régime. Un an
après la grève générale de 1968, de Gaulle était contraint à la démission.
Un gouvernement de type bonapartiste conduit par Sarkozy n’accorderait
pas de concessions sociales et n’augmenterait pas non plus le niveau de vie. Sa
tâche consisterait à supprimer la résistance des travailleurs et de la jeunesse
par la force brute. Les caractéristiques de type fasciste et autoritaire de son
régime apparaîtraient toujours plus nettement.
Jusqu’ici, malgré les efforts de Sarkozy et de ses partisans
pour créer une base sociale pour un tel régime, le résultat tient plus de
l’apparence que de la réalité. L’UMP a dépensé pas moins de 3,5 millions
d’euros pour organiser ce spectacle pompeux le 14 janvier et créer l’impression
d’un mouvement de masse.
Tandis que l’UMP a triplé le nombre de ses adhérents
récemment, le fait est qu’une immense majorité de la population, y compris de
larges couches des classes moyennes, restent hostiles à la classe politique officielle.
Cela s’est vu à maintes reprises dans le soutien populaire massif pour les
mouvements sociaux antigouvernement des étudiants, des jeunes et des
travailleurs.
Ce serait cependant une erreur de sous-estimer le danger
incarné par la montée de Sarkozy sur le devant de la scène. Sa force réelle
provient du rôle joué par la soi-disant « gauche » — syndicats, et
partis de gauche, ainsi que les partis d’extrême-gauche — qui a maintes fois
conduit ces mouvements sociaux dans une impasse. La clé pour vaincre le danger
représenté par Sarkozy est la construction d’un parti révolutionnaire
indépendant capable d’unifier la classe ouvrière sur la base d’un programme
socialiste internationaliste.