La réponse internationale à deux cas detueries massives
— la guerre civile qui prévaut dans la région du Darfour au Soudan et
l’occupation américaine de l’Irak — démasque la complète
hypocrisie des principales puissances capitalistes et des Nations unies
lorsqu’elles prétendent défendre les droits de l’Homme et faire
respecter le droit international.
En mars 2003, l’administration Bush, soutenue par le
gouvernement Blair en Grande-Bretagne et par le gouvernement Howard en
Australie, a violé la Convention de Genève et s’est lancée, sans
provocation de la part de l’Irak, dans une guerre d’agression. Tous
les prétextes avancés pour justifier l’invasion ont été de la propagande
grossière et des mensonges délibérés — des armes de destruction massive
qu’aurait possédées l’Irak jusqu’aux allégations que le
régime de Saddam Hussein soutenait le terrorisme international.
Des milliers d’Irakiens sont morts lors de l’opération
« choc et stupeur » de l’envahisseur. Les forces sous direction
américaine ont depuis tenté d’écraser la résistance légitime du peuple
irakien au moyen de bombardements sans discrimination, de détentions de masse,
de la torture dans des prisons, comme à Abou Ghraib, et de massacres dans des
villes comme Fallujah, Najaf et Tal Afar. L’infrastructure économique,
culturelle et sociale de l’Irak a été ravagée et la population appauvrie.
La politique américaine a favorisé les divisions sectaires et
communautaristes et est directement responsable de la guerre civile sanglante
qui ravage certaines régions du pays. L’armée et les forces policières
irakiennes formées par les Etats-Unis sont constituées en grande partie de
musulmans chiites et de Kurdes qui font régner la terreur dans les communautés
arabes sunnites sympathisant avec l’insurrection anti-occupation.
Il n’y a pas de décompte précis du nombre d’Irakiens
morts suite aux actions criminelles de l’administration Bush et de ses
alliés. L’armée américaine a pris la décision délibérée ne pas les
consigner. Une évaluation scientifique de ce nombre a toutefois été rendue publique.
En octobre 2006, le journal médical Lancet a publié les
résultats d’une enquête approfondie, menée par l’Université Johns
Hopkins, portant sur le nombre de morts résultant de l’invasion et de
l’occupation de l’Irak par les Etats-Unis. Au total, on a interrogé
1849 foyers — soit près de 12 000 personnes — sur le nombre de
décès dans leur famille et les causes de la mort, sur une période remontant à
14 mois avant l’invasion et se poursuivant jusqu’au moment de
l’enquête. Les certificats de décès ont été présentés dans la plupart des
cas.
Les données ont été amassées dans tout l’Irak. La
conclusion de l’enquête a révélé que le taux de mortalité brut en Irak a grimpé
de 5,5 pour mille qu’il était avant mars 2003, à 7,5, puis à 10,9 et a
finalement atteint le chiffre stupéfiant de 19,8 entre juin 2005 et juin 2006.
En extrapolant ces résultats à toute la population irakienne,
les chercheurs de l’Université Johns Hopkins ont estimé qu’entre
393 000 et 943 000 décès supplémentaires s’étaient produits sous
l’occupation américaine, la médiane étant estimée à 655 000 morts.
La grande majorité est morte de façon violente, par exemple d’un coup de feu,
d’une explosion de voiture ou autre et de frappes aériennes. Les
blessures par armes à feu ont causé 56 pour cent des morts violentes et il a
été estimé que les forces américaines ou alliées ont été directement impliquées
dans 31 pour cent de ces cas.
L’impact de la guerre a été beaucoup plus grand encore que
ce nombre terrifiant de morts indiqué par les travaux des universitaires. Le
nombre de personnes qui ont été physiquement ou psychologiquement blessées
n’a pas encore été établi. Les agences de l’ONU estiment au bas motque près de deux millions de personnes ont fui le pays et que 1,7 million a
aussi été déplacés au sein du pays même. En d’autres termes, on peut
penser que l’invasion illégale et brutale de l’Irak a été la cause
de la mort, de blessures ou du déplacement de plus de 20 pour cent de la
population du pays.
Cependant, dans les instances des Nations unies, qui ont à
plusieurs reprises prolongé le « mandat » de l’occupation
américaine pour qu’elle poursuive la répression du peuple irakien,
l’étude Johns Hopkins a été passée sous silence. L’élite dirigeante
européenne, qui avait affiché son opposition à la guerre en Irak en 2003, est elle
aussi demeurée muette. Les médias américains, y compris les soi-disant journaux
libéraux tels que le New York Times et le Washington Post, ont
enterré le rapport.
Le fait que le président Bush ait rejeté du revers de la main
ce rapport en le qualifiant de « non crédible » n’a pas été
publiquement contesté. Son proche allié, le premier ministre australien John
Howard, a fait la démonstration de son ignorance à la télévision
australienne : « Je ne crois pas cette étude John Hopkins. Elle
n’est pas plausible. Elle ne se base sur rien d’autre que sur une
enquête de porte-à-porte. » Personne ne s’est élevé contre Howard
dans les médias.
En fait, la méthodologie employée par les chercheurs de Johns
Hopkins sert de base à la déclaration acceptée universellement par l’ONU,
l’Union européenne, et les gouvernements de Bush, Blair et Howard, selon
laquelle entre 200 000 et 400 000 personnes auraient été tuées dans
le conflit qui fait rage dans la région du Darfour au Soudan.
C’est grâce aux sondages que l’on a estimé le
nombre de morts causées par la punition collective de civils au Darfour par des
troupes soudanaises et une milice progouvernementale connue sous le nom de Janjaweed.
L’objectif du massacre était de réprimer un soulèvement de la population
de l’ethnie africaine de la région contre le régime arabe du président
Omar Hassan al-Bashir, soulèvement ayant débuté en mars 2003. Au cours de
quatre ans de combats, environ 2000 villages d’ethnie africaine auraient
été détruits par les Janjaweed ou les forces gouvernementales.
Comme en Irak, il n’existe pas de décompte précis des
morts. Cependant, vers la fin 2004, l’organisation basée aux Etats-Unis
et qui n’existe plus aujourd’hui, Coalition for International
Justice (CIG) (coalition pour la justice internationale) avait utilisé la
méthode scientifiquement acceptée pour parvenir à une estimation approximative:
elle avait interrogé 1136 réfugiés près de la frontière du Tchad et du Soudan
afin d’établir combien de membres de leur famille étaient décédés de mort
violente ou étaient portés disparus. En extrapolant, elle avait obtenu le taux
de mortalité pour l’ensemble de la population du Darfour. La CIG avait
publié un rapport en avril 2005 estimant à quelques 140 000 le nombre de
personnes qui avaient été tuées durant la guerre civile.
Début 2005, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) avait
aussi interrogé 17 000 réfugiés afin de savoir combien de personnes de leur
famille étaient mortes de malnutrition ou de maladie. En utilisant la même
méthode, l’OMS avait évalué à 70 000 le nombre de décès en 2004, avec
10 000 décès additionnels anticipés pour chaque mois subséquent.
En combinant ces deux études, les politiciens et les
journalistes à travers le monde rapportent régulièrement qu’entre
200 000 et 400 000 personnes ont été tuées au Darfour. Au moins deux
millions de personnes de plus, terrorisées par la milice et touchées par la
destruction des maisons et des cultures, ont été forcées de quitter leur foyer.
Dans ce cas, contrairement à celui de l’Irak, le nombre
des morts a provoqué de par le monde l’indignation morale et des appels à
la justice. Le 9 septembre 2004, le président Bush, reprenant à son compte le
sentiment exprimé dans une résolution du Congrès, avait qualifié les atrocités
au Darfour de « génocide ». Il avait déclaré : « Nous en
sommes arrivés à la conclusion qu’un génocide s’est produit au
Darfour. Nous pressons la communauté internationale à travailler avec nous pour
empêcher et réprimer les actes de génocide. Nous en appelons aux Nations unies
afin qu’elles entreprennent une enquête complète sur le génocide et les
autres crimes commis au Darfour. »
Le parlement européen s’était joint à
l’administration Bush et avait déclaré en septembre 2004 que les
agissements du gouvernement soudanais « équivalaient à un génocide. »
John Kerry et les sénateurs Joseph Lieberman, Barak Obama et
Hillary Clinton sont parmi les démocrates en vue aux Etats-Unis qui déclarent
qu’un génocide est en train de se produire au Darfour et qui appellent à
une plus grande intervention du gouvernement américain contre le gouvernement Bashir.
À l‘ONU, en plus d’une conférence sur l’aide
à apporter au Darfour, d’une intervention militaire menée par la force de
maintien de la paix de l’Union africaine et d’appels pour des
sanctions plus sévères contre le Soudan, il y a aussi eu une commission
d’enquête sur les crimes de guerre.
Le 31 mars 2005, le Conseil de sécurité de l’ONU
instruisait le Tribunal pénal international (TPI) de la Haye en vertu de la
résolution 1593 d’enquêter sur des crimes de guerre allégués au Darfour.
Le procureur en chef de la cour, Luis Moreno-Ocampo annonçait en décembre que
les premières accusations allaient être portées ce mois-ci. La déclaration du
TPI mentionnait : « Les preuves se dégageant de cette première
affaire désignent des personnes spécifiques qui semblent porter la plus grande
responsabilité pour des crimes contre l'humanité et des crimes de guerre, y
compris des crimes de persécution, de torture, de meurtre et de viol. »
Suggérant que des officiels soudanais de haut niveau pourraient
être impliqués, le TPI déclarait : « le plus important peut-être
c’est que les preuves mettent à nu le cadre opérationnel sous-jacent
grâce auquel ces nombreux crimes ont pu être commis ». Lors d’une
rencontre d’urgence sur la situation au Darfour, convoquée par la
commission des droits de l’Homme de l’ONU le 12 décembre, le
secrétaire général de l’ONU à la retraite, Kofi Annan
déclarait : « Nous devons agir de toute urgence pour empêcher de
nouvelles violations, notamment en traduisant en justice les auteurs des
nombreux crimes qui ont déjà été commis. »
Le contraste entre les deux situations, le Darfour et
l’Irak est des plus saisissants. La raison sous-jacente peut se résumer en
un mot qui à lui seul explique en grande partie la situation politique
contemporaine : le pétrole.
L’impérialisme américain a envahi l’Irak en premier
lieu pour prendre le contrôle de ses ressources énergétiques. Les démocrates
ont entièrement soutenu cette ligne d’action. Ne voulant pas défier les
Etats-Unis, les autres grandes puissances, incluant l’Angleterre, la
France, l’Allemagne, le Japon, la Russie et la Chine, se sont joints à
eux ou bien ont gardé le silence sur les crimes de guerre commis contre le
peuple irakien. L’ONU est intervenue et donné sa bénédiction à cette
guerre d’agression illégale.
Le Soudan est aussi un pays riche en pétrole et stratégique
géopolitiquement. Cependant, la puissance émergente qui a gagné le plus
d’influence dans ce pays, est la Chine. Les tentatives de Pékin de
développer son influence politique et économique en Afrique sont vues comme une
menace tant par les Etats-Unis que par l’Europe. L’indignation
morale devant la situation au Darfour est un moyen commode de miner
l’influence de la Chine et de donner un prétexte aux Etats-Unis et à ses
alliés au cas où une intervention militaire plus importante s’avérait nécessaire.
L’ONU est tout simplement l’antichambrede
ces intrigues impérialistes. Les représentants officiels de cette organisation
ne sont rien moins que les porte-parole des principales puissances
impérialistes, leur permettant d’exprimer leur inquiétude hypocrite
sur la situation désespérée des gens au Darfour, tout en gardant délibérément
le silence sur les crimes de guerre américains en Irak. C’est bien le
dernier des soucis des représentants de l’ONU et des principales
puissances impérialistes que la souffrance des millions de travailleurs
ordinaires au Darfour, en Irak et ailleurs dans le monde.
Note : L’édition actuelle de février 2007 du
magazine de Johns Hopkin contient une défense détaillée de son étude et de sa
méthodologie. Voir “The Number”, by
Dale Keiger, http://www.jhu.edu/~jhumag/0207web/number.html