Selon une longue étude publiée dimanche sur le
site web du magazine New Yorker, un rapport confidentiel du comité
international de la Croix Route (CICR) suggère que des responsables du
gouvernement Bush pourraient avoir commis des crimes de guerre durant
l’opération outre-mer de la CIA « prisons secrètes ».
Le rapport de la Croix Rouge conclut que les
méthodes employées lors d’interrogatoires par la CIA du terroriste allégué
des attentats de 11 septembre, Khalid Cheikh Mohammed et d’autres
prisonniers Al Quaïda, étaient « équivalentes à la torture » et qu’il
était vraisemblable que les responsables du gouvernement Bush avaient commis
« des infractions graves » aux conventions de Genève.
L’article de Jane Mayer intitulé « The
Black Sites » (sites noirs) est
le résultat d’une série d’interviews d’anciens officiers de
la CIA impliqués dans le fonctionnement des prisons secrètes outre-mer de
l’agence, agents ayant directement participé à des séances de torture et
qui ont, semble-t-il, tiré la conclusion que les méthodes employées étaient
soit immorales soit contre-productives soit les deux à la fois.
Le magazine New Yorker est devenu
l’un des principaux canaux de la dissidence au sein de l’appareil militaire
et du renseignement dirigé à l’encontre de la politique menée par la
Maison Blanche de Bush. Le collègue de Mayer, Seymour Hersh, avait rédigé le
premier rapport approfondi sur les sévices infligés aux prisonniers à la prison
militaire américaine d’Abou Ghraib, près de Bagdad, ainsi qu’une
série d’articles sur les préparatifs américains d’une attaque
militaire contre l’Iran.
Khalid Cheikh Mohammed fut capturé par les
autorités pakistanaises au début de 2003, juste avant l’invasion
américaine en Irak, et maintenu en détention par la CIA dans des endroits
secrets durant près de quatre ans avant d’être transféré à Guantánamo Bay.
En mars dernier, le Pentagone avait rendu publiques ses
« confessions » d’avoir exécuté ou planifié non moins de 31
atrocités terroristes différentes, déclaration longtemps acclamée par les
cercles officiels comme preuve que la torture, ou dans le jargon de Washington,
« enhanced interrogation techniques » (techniques
d’interrogation élargies), était une pratique efficace et légitime dans
la « guerre contre le terrorisme ».
Dans le même temps, le World Socialist We
Site relevait le caractère douteux des déclarations de Mohammed reconnaissant
sa propre culpabilité et dans lesquelles il revendiquait la responsabilité pour
un nombre invraisemblable de complots spectaculaires, y compris des soi-disant projets
pour détruire la Sears tower (la plus haute tour de Chicago), l’Empire State
Building et Big Ben à Londres ainsi que l’assassinat de l’ancien
président américain Jimmy Carter et du Pape Jean-Paul II. (Voir : « “Washington exploits Guantánamo
‘confession’ to justify its crimes”).
Aucun observateur au fait de la politique
n’a douté un instant que Mohammed avait été sérieusement torturé et
beaucoup l’ont dit, dont le journaliste Nat Hentoff (“Was Khalid Sheikh Mohammed tortured?”)
et le professeur Anthnoy d’Amato de la Faculté de droit de
l’Université Northwestern, Etats-Unis (“True Confessions: The Amazing Tale of
Khalid Shaikh Mohammed”), qui avait comparé la
« confession », longue de 26 pages, aux déclarations des prisonniers s’accusant
eux-mêmes lors des procès des purges staliniennes des années 1930.
L’article de Mayer confirme en fait que la CIA a en réalité utilisé des
techniques de torture développées d’abord par le KGB soviétique et copiée
ensuite durant la guerre froide par les agences de renseignement américaines.
Le Comité international de la Croix Rouge (CICR)
fut autorisé à rendre visite à Mohammed l’année dernière, après son
transfert à Guantánamo Bay. La politique du CICR consiste à ne discuter de ses
observations qu’avec le gouvernement qui maintient les prisonniers en
détention et non avec les médias de façon à s’assurer un accès permanent
aux prisonniers. Mais, selon Mayer, le rapport du CICR sur les quinze
prisonniers détenus dans les prisons secrètes de la CIA a circulé aux plus
hauts échelons de la Maison Blanche, du secrétariat d’Etat et du Conseil national
de sécurité, de même qu’auprès de certains membres du comité sénatorial
et de la commission de la Chambre des représentants qui se consacre aux agences
de renseignement.
Mayer a cité des « sources du congrès et
d’autres sources de Washington ayant connaissance de ce rapport, »
en écrivant que « l’une des sources avait dit que la Croix Rouge
avait décrites les méthodes de détention et d’interrogation comme
équivalentes à la torture et avait déclaré que les fonctionnaires responsables des
mauvais traitements avaient pu avoir commis de sérieuses infractions. Selon le
rapport, la source a averti que ces fonctionnaires auraient pu avoir commis
‘des infractions graves’ aux conventions de Genève et auraient pu
avoir violé la loi américaine contre la torture (US Torture Act) ». Mayer
ajoute, « Les conclusions de la Croix Rouge qui est connue pour sa
crédibilité et sa prudence pourraient avoir des ramifications judiciaires potentiellement
dévastatrices. »
En d’autres termes, les dirigeants
gouvernementaux américains qui ont autorisé et appliqué la torture à
l’encontre de prisonniers de la CIA pourraient être mis en accusation
pour crimes de guerre soit devant un tribunal américain soit devant une cour
internationale, tout comme cela pourrait être le cas pour ceux qui, ayant eu
connaissance par la suite de ce qui se passait dans les prisons secrètes,
l’ont dissimulé.
Selon l’article de Mayer,
l’utilisation de la torture par la CIA n’était pas une opération de
« voyous » mais une entreprise bureaucratique de grande envergure impliquant
une recherche et un développement systématiques pour trouver les
« meilleures » méthodes pour briser le moral des prisonniers. Les
fonctionnaires de la CIA ont étudié les techniques employées pour le programme Phoenix,
opération militaire montée par la CIA durant la guerre du Vietnam, comme modèle
pour la « guerre contre le terrorisme ». Le programme Phoenix avait
impliqué l’assassinat systématique estimé à quelque 20 000 dirigeants,
partisans et sympathisants du Front de Libération nationale ainsi que la
torture à grande échelle de prisonniers.
En ce qui concerne les interrogatoires, la CIA
a également demandé conseil auprès de la police secrète d’Egypte, de
Jordanie et d’Arabie saoudite, et qui tous pratiquent des méthodes barbares
de torture à l’encontre de prisonniers politiques. L’un des anciens
interrogateurs militaires a décrit les techniques visant au contrôle total de
l’environnement du prisonnier suivant « le modèle KGB », mis au
point durant les purges contre les dissidents politiques de l’ancienne
Union soviétique et ultérieurement imitée par la CIA.
Parmi les techniques employées sur Khalid
Cheik Mohammed, on compte la privation sensorielle prolongée, l’enchaînement
permanent en étant nu, l’utilisation d’une laisse de chien et des
interrogateurs féminins, le fait d’être cogné contre un mur de sa
cellule, d’être suspendu par les bras du plafond de la salle
d’interrogation, et la pratique qui est à présent de triste notoriété du « waterboading »,
torture par l’eau, simulacre de noyage datant du Moyen Age (elle fut
connue sous le terme de « torture chinoise par l’eau. »)
Un expert en interrogatoire a dit à Mayer en se
référant aux victimes des séances de torture : « Les gens étaient totalement
déshumanisés. Les gens s’effondraient. C’était l’application
intentionnelle et systématique d’une grande souffrance que l’on
faisait passer pour un processus juridique. C’est tout simplement
effrayant. »
Selon Mayer, qui a interviewé l’un de
ceux qui ont interrogé Mohammed, la torture était tellement sévère et
systématique qu’elle avait eu un effet psychologique profond sur certains
des tortionnaires eux-mêmes. Cet interrogateur a décrit un collègue
tortionnaire qui souffre à présent de « terribles cauchemars… Cela
le poursuit vraiment. Vous infligez quelque chose de vraiment mal et horrible à
quelqu’un.»
Les fonctionnaires de la CIA ont maintes fois exprimé
l’inquiétude que les ordres qu’ils recevaient de la Maison Blanche,
notamment du vice-président Dick Cheney, pourraient les exposer à des
poursuites criminelles, surtout depuis qu’on leur avait ordonné de garder
en vie des prisonniers comme Mohammed, de ce fait faisant d’eux des témoins
des sévices qu’ils ont eux-mêmes infligés. Comme l’un des
responsables l’a dit à Mayer dans un des passages qui fait froid dans le
dos, « Il aurait mieux valu les exécuter. »
Un ancien responsable de la CIA a dit à
Mayer que de nombreux agents avaient contracté une assurance responsabilité civile
pour anticiper les frais juridiques qu’ils risquent d’encourir au
cas où ils seraient inculpés pour sévices à prisonniers. « une peur très
grande existe d’un châtiment organisé par les hommes politiques »
a-t-il dit et « plusieurs gars s’attendent à être jetés en
pâture, » pour servir de boucs-émissaires aux décideurs les plus haut
placés, y compris Bush, Cheney, l’ancien directeur de la CIA, George
Tenet et le ministre de la Justice, Alberto Gonzales qui, en tant que
conseiller de la Maison Blanche, a supervisé le processus apposant un cachet
juridique à l’approbation de la torture.
Plusieurs dirigeants démocrates au Congrès
sont parfaitement au courant du rapport du CICR qui a été transmis aux dirigeants
du Sénat et de la commission spéciale de la Chambre des représentants sur les
services du renseignement, présidée par le sénateur Jay Rockefeller de Virginie
occidentale et le parlementaire démocrate Sylvestre Reyes du Texas. La
présidente de la Chambre des représentants, Nancy Pelosi, ainsi que Harry Reid,
le chef de la majorité au Sénat, étaient probablement aussi « dans le
coup ».
Ce fait souligne la duplicité de la
direction démocrate au Congrès qui, il y a à peine deux jours, a fait passer
une loi élargissant les pouvoirs d’espionnage national d’un
gouvernement dont il savait que le Comité international de la Croix Rouge avait
reconnu comme l’auteur en série de crimes de guerre.
Malgré le caractère sensationnel des
révélations de Mayer, il n’y eut que relativement peu de commentaires à
ce sujet dans les médias américains. Le Washington Post, dans un article
relatant l’article du New Yorker, a confirmé l’existence du
rapport de la Croix Rouge et le fait qu’il a circulé aux plus hauts
échelons de la capitale américaine.
Il a cité « des sources ayant
connaissance du document » qui confirment que les détenus interviewés par
le CICR avaient fait des déclarations similaires de leur torture alors
qu’ils étaient isolés les uns des autres et n’étaient pas en mesure
de coordonner leurs récits. Ceci renforce la crédibilité de leurs témoignages, tout
comme le fait l’exportation de ces méthodes des prisons secrètes de la
CIA et du camp de concentration de Guantánamo Bay vers la prison militaire
américaine d’Abou Ghraib, en Irak d’où avaient été diffusées en
2004 les photos numériques qui avaient occasionné de par le monde un sentiment
d’écoeurement contre les méthodes américaines de torture.